Entretien avec Jean-Yves Reuzeau par Cécile Guivarch
Cher Jean-Yves Reuzeau, il me semble que la toute première des choses pour introduire la catalogue de poésie du Castor Astral, c’est peut-être d’évoquer les origines de cette maison d’édition. Comment est né le Castor Astral et avec quelle(s) ambition(s) ?
Le Castor Astral est né fin 1974, créé par deux jeunes étudiant en Carrières du Livre à Bordeaux (Talence), suite à un voyage d’études au Québec (d’où le nom de la maison). Marc Torralba et moi-même partagions la même passion pour la poésie contemporaine. À l’époque, nous lisions de « jeunes » auteurs comme Daniel Biga, Franck Venaille, Yves Buin, Francis Dannemark, Yves Martin, Guy Goffette, Daniel Fano, Jacques Izoard, Jean Malrieu, Joyce Mansour, Matthieu Messagier, Michel Bulteau, William Cliff, Bernard Noël, Claude Pélieu, Jacques Réda, Jacques Roubaud, Denis Roche, Jean Sénac, Alain Jouffroy, Eugène Savitzkaya, André Velter, et nombre de poètes québécois ou anglophones. Après avoir créé une revue en 1973, un mois après notre rencontre, nous avons donc commencé à publier des plaquettes de poésie de jeunes inconnus. Tout cela était très artisanal. Nous imprimions la nuit dans une école spécialisée dont une amie nous avait confié les clés. L’assemblage et le massicotage étaient effectués par un collectif d’étudiants dans les caves d’un IUT. Les livres étaient vendus sur les campus et dans certaines libraires, et beaucoup par correspondance. Je parle d’un temps où il n’y avait pas d’ordinateurs, par conséquent pas d’Internet ni de réseaux sociaux. Finalement tout était peut-être plus convivial et porteur qu’aujourd’hui, si on y pense...
En 1976, Marc est resté vivre en Aquitaine et je suis venu travailler dans l’édition à Paris. Depuis, nous travaillons à distance avec les avantages et les inconvénients que cela implique. À partir de 1979, après avoir distribué nous-mêmes nos livres (et ceux d’éditeurs amis), nous avons trouvé un vrai diffuseur et l’aventure s’est développée de façon plus coutumière. Au fil des ans, notre production s’est élargie dans quatre domaines : la poésie (toujours centrale), la littérature, l’humour et la musique, secteur qui a pris une grande importance. Aujourd’hui, nous sommes diffusés par Interforum. Le catalogue compte 1 300 titres et nous publions entre 30 et 40 titres par an.
Ainsi depuis 1975, le Castor Astral s’est constitué une belle collection de poésie, avec au départ des publications plutôt tournées vers le post-surréalisme et la Beat Generation. Pourquoi cette orientation au début et êtes-vous toujours influencés par des auteurs qui seraient « proches » de ces courants ?
À la fin des années 1970, nous étions effectivement rattachés à la fin de comète surréaliste et aux poètes de la Beat Generation, mais le spectre d’intérêts s’est vite élargi. Nous restons toutefois marqués par ces mouvances. Ce n’est pas un hasard, par exemple, si nous avons récemment publié l’œuvre poétique complète de Richard Brautigan (800 pages), surnommé « The last of the Beats ». Dans cette veine, nous continuons de publier des auteurs comme Daniel Biga (salué comme « le seul poète rescapé de Mai 68 »), F.J. Ossang, mais aussi Claude Pélieu, CharlÉlie Couture, Serge Pey, etc.
Depuis, il me semble bien que le catalogue a accueilli d’autres voix, des déjà reconnues, des inconnues, des voix confirmées, des voix nouvelles. Avez-vous néanmoins une ligne éditoriale, des thèmes que vous privilégiez, des auteurs fétiches ?
Définir une ligne éditoriale en poésie est assez difficile. Nous ne sommes pas sectaires, même si nous écartons les poètes trop strictement formalistes et sans discours. L’important est de s’attacher à des voix qui nous paraissent essentielles et dont l’écriture est très originale. Si on me donne 100 poèmes de 100 poètes différents, je saurai immédiatement dire quels en sont les auteurs s’il s’agit par exemple de poètes comme Marie-Claire Bancquart, Zéno Bianu, François de Cornière, Jacques Darras, Patrice Delbourg, Thomas Vinau, Ariane Dreyfus, Seyhmus Dagtekin, Abdellatif Laâbi ou James Sacré. Leurs univers peuvent sembler parfois éloignés, mais ce sont des auteurs possédant une voix singulière, un univers personnel. Je suis fier de les avoir tous publiés. Il en va de même bien sûr pour Werner Lambersy, Gérard Cartier, Éric Sarner, Éric Poindron, Jean Portante, Laure Cambau ou Jean-Luc Steinmez qui comptent tous beaucoup pour moi.
Tomas Tranströmer, prix Nobel en 2011, est publié au Castor Astral depuis les années 1980. Je suppose que cela doit être une belle fierté pour vos éditions. Pouvez-vous nous raconter cet auteur, son écriture, la relation que vous avez eue avec lui ?
Effectivement, avoir publié les œuvres complètes de Tomas Tranströmer dès 1989 reste une étape importante. Se lancer dans une telle aventure pouvait alors sembler pour le moins déraisonnable, mais nous n’avons pas hésité longtemps. Son traducteur français Jacques Outin m’a rapidement convaincu. Le choc fut immense en découvrant cette poésie. Tomas est décédé en 2015, mais ce fut l’une des plus belles rencontres de ma vie d’éditeur. Sa lecture musicale (il était aussi pianiste de grand talent) au Centre culturel suédois à Paris avait été un événement extraordinaire. Même avant d’obtenir le prix Nobel, il était devenu le poète vivant le plus traduit au monde (en plus de soixante langues). Sa poésie souvent visionnaire est d’une incroyable intelligence, mais il a surtout le sens inné de l’universel. D’un détail de la vie quotidienne, il parvient à dessiner une cosmogonie, à faire ressentir le silence immémorial du monde. Sa poésie est à la fois simple, accessible à tous, mais aussi extrêmement complexe. Et c’est un maître de la métaphore. Si on aime vraiment la poésie, il faut absolument l’avoir lu ! C’est un auteur essentiel.
Richard Brautigan... Je crois que c’est avec cet auteur que j’ai lu mon premier Castor Astral. Puis ensuite, j’ai lu Marie-Claire Bancquart... Pouvez-vous nous parler de ces deux auteurs et de l’importance que vous pouvez leur accorder ?
J’ai déjà parlé de Richard Brautigan dont l’influence en France est devenue très importante. Ses lecteurs le considèrent un peu partout dans le monde comme un ami intime. Ses poèmes figurent parmi les plus réjouissants et inventifs de la littérature américaine. L’accueil presse a d’ailleurs été incroyable à la parution du livre, avec des pleines pages un peu partout, dans des supports allant de Télérama aux Inrockuptibles. Marie-Claire Bancquart nous a quittés l’an dernier. J’étais proche d’elle et de son mari Alain, musicien, qui défend sa mémoire de façon bouleversante. Parler d’elle reste douloureux. Nous avons publié récemment ses tout derniers poèmes dans le livre Toute minute est première. À bout de force, elle est parvenue à griffonner ses derniers poèmes sur de petits papiers, déchiffrés par Alain. Des poèmes brefs mais d’une intensité sidérante. Un art poétique où le corps en souffrance depuis l’enfance induit une réflexion profonde sur la présence au monde et le vertige de la disparition inéluctable.
Vous publiez François de Cornière, mais encore Ariane Dreyfus, Seyhmus Dagtekin ou Jean-Pierre Chambon. Des univers différents et singuliers. Mais s’il y avait un point commun entre chacun, pourriez-vous le définir ?
Des auteurs qui se connaissent et s’apprécient souvent mais dont les univers sont très marqués. Ce qui les rassemble, c’est une grande attention au monde qui les entoure. Tous utilisent leur quotidien pour développer une écriture unique. François de Cornière est un des auteurs fétiches de notre catalogue. Il a le talent rare de rester accessible à tous en soulevant les problèmes existentiels qui nous tenaillent. Comme Tomas Tranströmer, il part souvent d’un détail infime du quotidien pour en tirer une leçon de vie. Ses notations des instants créent une sorte de faux journal où chacun peut se retrouver. Un art plus difficile qu’il n’y paraît. Ariane Dreyfus propose une écriture plus complexe, moins facile d’accès, mais très sensible et qui fait souvent corps avec l’enfance. Jean-Pierre Chambon est un poète de la lumière qui cherche à dépasser le visible dans une écriture fluide et profonde. Quant à Seyhmus Dagtekin, dont nous avons publié une dizaine de livres (il a reçu les prix Mallarmé, Théophine-Gautier, Yvan-Goll et Benjamin-Fondane), il reste au cœur de nos intérêts. Né dans un village du Kurdistan, il est « né au français » à l’âge de 22 ans. Son écriture ne ressemble à aucune autre. Il sait embrasser le monde visible et invisible, en communion avec la nature et les animaux, avec la poésie en son centre. Ses lectures publiques sont impressionnantes.
Vous avez publié un très jeune auteur, Alexandre Bonnet-Terrile. Certainement était-ce un peu risqué. Mais qu’aimeriez-vous raconter à propos de cette édition ?
Alors là, on approche du petit miracle. Nous recevons entre 1 200 et 1 300 manuscrits par an, ce qui n’est pas facile à gérer. Un jour, dans le flot, un manuscrit arrive, accompagné d’une lettre assez simple, du genre : « Monsieur, j’ai 17 ans et j’écris de la poésie. » Mais cette fois-là, impossible de lâcher le manuscrit. Aucun défaut et une grande originalité. Une maîtrise étonnante, voire incroyable de la forme. Il fut aussitôt convoqué pour juger un peu du phénomène. C’est la première fois qu’un auteur me dit : « Non, demain en début d’après-midi, c’est impossible, j’ai cours de math. » La rencontre a eu lieu et le personnage est aussi impressionnant que son écriture, avec une maturité presque inquiétante pour son âge. Son premier livre, Les Numérotés, a reçu le prix Apollinaire Découverte, et même le prix Primoli en Italie. Le second, Via Boston, préfacé par Olivier Barbarant, vient juste de sortir. Ses lectures publiques sont déjà impressionnantes, d’autant qu’il lit ses textes de mémoire avec une présence quasi théâtrale mais extrêmement moderne. Une de mes plus belles rencontres.
Cécile Coulon, d’abord romancière, obtient le prix Apollinaire avec son livre Les Ronces. Est-ce que l’on ressent cela en publiant une auteure, cette possibilité d’obtenir un prix prestigieux aussi rapidement ? Et pensez-vous que beaucoup de romanciers pourraient écrire de la poésie ?
Voilà vraiment un cas unique. Cécile, à peine âgée de 30 ans, a déjà une œuvre de romancière à son actif. Ses romans, autant salués par la critique qu’appréciés par une large public ont déjà remporté le prix Mauvais genre, le prix du Meilleur roman des lecteurs du Point, le prestigieux Prix des libraires et le Prix littéraire Le Monde. Les Ronces est son premier livre de poésie, mais Cécile est très suivie sur les réseaux sociaux par un public extrêmement fidèle. Les Ronces a reçu le prix Apollinaire et le prix SGDL Révélation de poésie. L’accueil presse a été exceptionnel pour un livre de poésie et l’ouvrage s’est déjà vendu à 12 000 exemplaires. Pas mal pour une premier recueil ! Nous venons de publier le second, Noir Volcan, qui rencontre également le succès en librairie. Sa poésie directe et percutante, lisible par tous, dépasse le strict cadre de la poésie. Grâce à elle, beaucoup de lecteurs qui ne lisaient pas ou plus de poésie ont recommencé à en lire. Pour moi, la poésie est un acte premier. Je ne crois pas tellement que l’on puisse devenir poète après avoir écrit des romans. Il faut d’abord avoir écrit de la poésie, puis passer au roman. C’est le cas de Cécile pour qui la poésie a toujours été centrale.
Le Castor Astral a aussi édité plusieurs anthologies, notamment en édition bilingue, d’où vient cette volonté de présenter des voix du monde ?
J’ai toujours été attiré par les revues et les anthologies. C’est là, très jeune, que j’ai découvert la poésie contemporaine. Très vite, je suis parti en quête des livres des auteurs qui m’avaient frappé. C’est d’ailleurs le meilleur conseil que je puisse donner à de jeunes lecteurs, d’autant que l’information sur la production poétique reste assez misérable en France. Nous publions chaque année une anthologie en partenariat avec le Printemps des Poètes, et c’est chaque fois l’occasion de découvrir de nouveaux talents auprès des auteurs confirmés. La poésie française semble soudain habitée d’un nouveau souffle, avec notamment l’éclosion de talents féminins enthousiasmants. Nous venons de publier ou allons publier des livres de nouveaux auteurs épatants comme Rim Battal, Alexandre Bonnet-Terrile, Tom Buron, Thomas Deslogis, Mélanie Leblanc, Florence Saint-Roch ou Florentine Rey. Les dernières anthologies bilingues sont Poésie syrienne contemporaine et Poésie néerlandaise contemporaine. Sont également disponibles des anthologies concernant le Mexique, l’Allemagne et l’Irlande.
La dernière anthologie en date s’intitule Nous, avec le poème comme seul courage. Pouvez-vous nous en parler et dire pourquoi selon vous le poème est une forme de courage ?
Cette anthologie de 400 pages réunit 84 poètes d’aujourd’hui. Sa particularité est de proposer essentiellement des textes inédits. Le plus jeune auteur a 20 ans à peine, le plus âgé est bientôt centenaire. Le livre offre par conséquent un large panorama de la poésie qui s’écrit aujourd’hui. Avec un éclairage conséquent sur la francophonie. Le thème du courage a été choisi par Le Printemps des Poètes. Éditer de la poésie est sans doute un mélange d’inconscience et de courage, mais le public existe et les libraires en prennent de plus en plus conscience en ces temps troublés. À part quelques rares journalistes assidus défendeur du genre, il faut reconnaître que le principal problème réside dans la « timidité » des médias à l’égard de la poésie. L’école pourrait également s’ouvrir davantage aux auteurs contemporains, en les invitant par exemple à parler de la poésie, du travail de l’écrivain et de son rôle dans la société. Le poème est une forme de courage dans la mesure où il n’est jamais conditionné par un sous-entendu économique et que la société ne met que trop rarement en avant sa pratique et son existence même. On écrit de la poésie par nécessité d’expression, pour la pureté du geste, en espérant toujours communiquer même si les tirages restent souvent assez confidentiels. Il faut aussi du courage pour aller au devant des lecteurs grâce aux lectures publiques. Mais les résultats sont parfois exaltants. Écrire de la poésie réclame donc engagement, passion et persévérance.
Et pour finir, quels sont les projets à venir pour le Castor Astral ?
Bien sûr, les conséquences du virus vont lourdement peser sur des structures indépendantes comme les nôtres (éditeurs comme libraires). Il va donc falloir redoubler d’efforts. Mais il faut toujours positiver et se projeter dans l’avenir. Pour la poésie, les titres récents concernent des livres de Cécile Coulon, Jacques Darras, Alexandre Bonnet-Terrile, Linda Maria Baros, Matthieu Brosseau et Ariane Dreyfus. Pour la fin 2020, deux livres importants sont annoncés dont le nouveau recueil d’Abdellatif Laâbi, Presque riens, un livre aux accents testamentaires, ainsi qu’un ouvrage à deux mains signé Yves Buin et Zéno Bianu. Il s’agit d’un chant-hommage destiné au musicien Carlos Santana et intitulé Santana de toutes les étoiles, avec une magnifique couverture due à Jef Aérosol, l’un des grands pionniers du street art. Avant, espérons-le, de replonger dans la nouvelle aventure d’une anthologie pour le Printemps des Poètes 2021 dont le thème sera « le Désir »…