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Le Miel de l’Ours, entretien avec Patrice Duret par Françoise Delorme

dimanche 23 avril 2017, par Cécile Guivarch

Patrice Duret est né à Genève en 1965. Bibliothécaire, écrivain, il a fondé en 2004 les éditions Le Miel de l’Ours, qui publient depuis le début les grands noms de la littérature romande comme des poètes plus jeunes encore peu connus.

Comment a commencé cette aventure éditoriale ?

Dans les années 90, l’idée m’est venue d’une édition qui allierait une section Poésie assez « pointue » et une section plus commerciale. J’avais imaginé une collaboration avec le quotidien La Tribune, pour publier des billets ou chroniques en volume, pensant ainsi avoir un grand succès. Je n’ai vendu que 600 exemplaires alors que je pensais en écouler plusieurs milliers d’exemplaires qui me permettrait d’éditer des auteurs plus difficiles ou plus confidentiels. Mauvais calcul ! La première tentative s’est arrêtée là et j’ai continué tranquillement à écrire, à rêver aussi.
La rencontre avec Jacques Chessex, au début des années 2000 a été déterminante. La place de la poésie dans la vie de la société est redevenue essentielle pour moi. J’ai imaginé alors la mise en place de petits carnets de poésie, sur l’exemple des mini-Zoé. Le choix d’un même format pour tous les livres s’est fait dès ce moment-là et a donné une singularité, une originalité à l’entreprise. Les eaux et les forêts : tel est le titre du premier livre, en 2003, Jacques Chessex en était l’auteur.

Y a-t-il une ligne directrice dans le choix des auteurs ? Que signifie aujourd’hui la fidélité au premier choix de format, d’une unique collection ?

Je ne crois pas avoir de ligne directrice dans le choix des auteurs. Ou plutôt si, j’édite des poètes que j’aime, connus ou moins connus. Cependant, je me suis aperçu en devenant éditeur que je connaissais mal la poésie suisse. J’étais abreuvé de poésie française et j’ai eu l’impression, heureuse, de découvrir, au fur et à mesure, de nouveaux mondes en publiant des poètes suisses. J’éprouve un certain penchant pour le lyrisme vers lequel je suis toujours revenu. Je me suis peu à peu lancé et j’ai édité des poètes très divers, de Boucabar Samb à Jacques Roman en passant par Mousse Boulanger et aussi des poètes français comme Joël Bastard, Charles Juliet, Mira Wladir et Jacques Moulin.
L’aventure de chaque livre doit être une belle rencontre, animé par une confiance réciproque. J’aime le risque de la rencontre, quoique je sois plutôt un être solitaire. Ce n’est pas incompatible. Les êtres humains m’intéressent. Je me laisse porter par une sorte de courant, une sorte de fluidité qui m’enchante. La fête de la parution se passe à chaque fois dans un lieu différent, ouvrant de nouvelles possibilités. La distribution occasionne des voyages, prétextes à encore de nouveaux voyages, de nouvelles rencontres., de nouveaux livres Comme le dit Mousse Boulanger : « Fais ce que tu as à faire, la solution viendra après. » Effectivement, c’est ainsi que les choses se passent et les solutions dessinent de nouveaux chemins. L’un après l’autre, les volumes constituent une sorte de jardin botanique aux multiples espèces, où se promener dans le monde et comprendre le monde se font dans le même mouvement de découverte.
Je n’ai pas de certitude, et, pourtant, je suis à la recherche d’une sorte de beauté, qui reste finalement assez énigmatique, qui vibre entre jeu et profondeur, entre Barba dada, petit volume ludique, Venise à mainlevée, esquisse d’esquisses habitée par une longue méditation de Pierre-Alain Tâche toujours relancée et Produits dérivés d’Isabelle Sbrissa qui entremêle jeu et profondeur. Faire résonner de nombreuses œuvres permet d’entendre autrement, mieux peut-être.
Le cinquantième volume vient de sortir. il s’agit de N[ad]or de Rolf Doppenberg qui conjugue à l’intérieur du toujours semblable petit volume des poèmes, des extraits de journal de voyage, des aphorismes en deux langues (français et arabe), démultipliant ainsi la diversité inférée par la collection dans laquelle il est publié. Il s’ouvre même d’une manière différente, invitant à une autre lecture ( la mise en page est de Marie-Laure Alves). Et j’en suis ravi.

Qu’en est-il du poète éditeur ? Quelles relations entre les deux, entre écrire et faire découvrir ce qu’écrivent les autres ?

Mon rapport à la poésie, à la littérature en général, s’est profondément transformée. Je viens du récit autobiographique. J’ai fini par être un peu agacé par une certaine forme de narcissisme qui consiste surtout à faire le tour de ses tourments. Aussi, après avoir d’ailleurs un peu suivi ce chemin, influencé par mes lectures, par mes rencontres, j’ai eu un peu l’impression de tourner en rond. Le puissant élan poétique de Sylvain Thévoz m’a par exemple bouleversé, mais toutes mes rencontres m’ont changé. J’ai peu à peu désiré écrire autrement, écrire des formes plus courtes, variées, suivant un mouvement qui m’entraînait vers plus de musique (Pixel Corazon, Editions des sables), tout en gardant un lien profond avec le sens, avec un rapport privilégié aux éléments, à la nature (Joueur de pives, éditions Samizdat). J’ai surtout été attiré par un certain lâcher-prise, une manière d’être sérieux sans se prendre trop au sérieux. Une forme de dandysme, peut-être, comme tu le dis. Cela dans mon écriture poétique comme dans les directions que je prends dans ma maison d’édition.

Je voulais écrire un poème
qui s’appellerait Trafalgar

Mais comment parler d’une bataille
autour d’un enfançon qui rêve encore
dans le corps de sa mère ?
comment parler de bateaux
sur la mer
de canons de mitraille ?
comment parler de mort
tu allais naître ?

Tu es né
et tout de suite tu as dû guerroyer
obscur combat contre les ombres de la
nuit
deux jours entiers :
« Victory ! »

Mais je le sais désormais

comme jamais :
notre vie est sursis
sitôt qu’un homme est né
il peut mourir

Denise Mützenberg / Les bois de velours / Le Miel de l’Ours, 2016

Les grandes terres brunes d’Autriche, la chanson de Betty passe à la radio, Hart Ache. La Provence. Nous avions vingt-cinq ans. L’Autriche est belle aujourd’hui. Peu de neige. Juste ce qu’il faut pour nouveaux verts et de nouveaux bruns. La terre transparaît. Il suffit de quoi pour penser à l’autre. Betty est morte. Je l’ai aimée. Où est-elle passée ? elle va, petite, de tête en tête. Et ses empreintes se font de moins en moins profondes. C’était une femme légère, avec, comme dans les bons films noirs américains, quelque chose de plus lourd au fond du cœur. Un petit plomb de chasse au milieu des plumes de sang.

Joël Bastard / All is one / Le Miel de l’Ours, 2009

Le vautour

Faucons busards éperviers
Vautours avant tout
La culture du vautour
Le vauture comme dit le poème
Caler sa langue dans l’angle de la roche
L’étirer
La voilure du vautour
Vautour va au ciel comme la faux sur tes terres
Le poème grimpe sa pente spirale jusqu’à la boucle haute
La fin du poème nettoyée sur la page

Jacques Moulin / Pantone 40 / Le Miel de l’Ours, 2014, ouvrage collectif

Eurydice (extrait)

enlevée au néant, je
monte dans la trace
d’un chant
un pied dans l’ombre, et l’autre
dans le jour

elle voyage à l’envers
elle s’arrache à la nuit a-
mère

elle sent grandir en elle
le lent savoir des morts
et le chant des vivants

doigt à doigt
cil à cil, je
rentre dans ma peau
je
nais ! et je m’ignore
encore
[...]
Sylviane Dupuis / Cantate à sept voix / Le Miel de l’Ours, 2009

Une marche ensemble
(A Julien, Jonathan et Aurore)

Nous avons marché ensemble
sur les traces trembles
du passé

L’heure est belle
L’étoile au levant
Invite les grands fauves
Sur le perron
Certains signes ne mentent pas

La lumière enjambe les marches
Les aiguilles oscillent
Le vent nous frotte les joues
Au Nord de tout
Les talus seront franchis
Tableaux cerclés d’or
Comme des vues
___ ouvertes.

Patrice Duret / L’Ours est faillible / Le Miel de l’Ours, 2006

Le site de la maison d’édition Le Miel de l’Ours


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