Les Éditions du Noroît ont été créées pour répondre à un désir de faire des livres dans lesquels s’incarnent un dialogue entre poème et arts visuels, entre poème et musique, portés par une passion pour les mots, la beauté. Pour proposer une certaine idée du livre et de l’édition. Je crois, modestement, m’inscrire dans cette communauté de têtes chercheuses, défiant toute logique marchande.
Notre recherche a toujours été orientée vers le sens, dans ce travail patient qui conduit à l’autonomie de l’objet et à la liberté du sujet. Le tout s’accomplissant dans un artisanat certain.
Je crois qu’il faut résister à l’idée d’une industrialisation de la littérature et de l’art, comme c’est le cas actuellement, où l’on tend à gommer toute pertinence au profit de la seule rentabilité. Rien n’est plus étranger à la littérature et à la poésie que cette idée.
Nous avons voulu que les Éditions du Noroît soient, en tout premier, un endroit où les poètes se sentent chez eux, qu’ils participent d’une aventure unique qui constitue un patrimoine important pour la poésie publiée depuis 40 ans. Je me trouve privilégié d’être au cœur de ce voyage. je remercie toutes les personnes qui m’ont fait confiance.
Le Noroît continue, persiste et signe. Je le souhaite encore pour plusieurs décennies.
Le site des éditions Le Noroît
Extraits de « D’où surgit parfois un bras d’horizon », Denise Desautels
01 | 02 | 12
Un mot. Seul. Pour commencer. Pour l’élan. L’accès à l’élan. Sans cri. Pas pour l’instant, le hérissement, la gueulante.
La nuit enfle. D’où je ne suis jamais sortie. De l’autre siècle. Parfaite ment extensible. Non-voyante nuit fonçant parmi d’autres et leurs ravages, rafles et ciels de suie. Sans protection ni prétention à la grâce. Féroces les nuits universelles qu’on se partage à plusieurs et la mienne, l’alliée intime, constamment réactivée par celles des autres. Chaque matin la vie se dépeuple. Nos aimés nous sont arrachés. Et les autres. Jusqu’à nos non-aimés.*
03
Mon cœur femme chaque matin. Comme si on y avait perquisitionné. Celui d’une désespérée en deuil de voix affrontant sa désespérance. Inapte à la bonté et au réenchantement. L’élan. Comment le générer quand même le croyant vigilant « se sent congédié / Du plus vif de la vie » et qu’il lance sur les ténèbres de la page 40 d’À l’extrême du temps :
« Un grabuge universel / Gouverne les égarés… / La vie
se traîne… » ?*
Présentes tout d’un bloc entre racines et ciel. Nos mains bougent. Comme si elles écoutaient. Retiennent là l’actualité du corps de la chair du monde. Le temps file – jusqu’à l’entière blancheur de nos rétines – vite loin. Même la menace qui nous fouette passe. Même quand on tente de l’agripper lorsqu’elle repasse. Étonnamment sans hâte ni nécessité file. L’absence d’aujourd’hui demain file pieuvre. La menace va.
Le vide. Lourd à porter. À recommencer.*
Ça fait la morte à l’intérieur de moi. Sauf l’inévitable Cri de Munch. La fin ne se fait pas oublier. Même en dessous. Parmi nerfs et veines la fin déraille. Texte treillis aux longues ombres nombreuses. Par où ça passe. Il faudra bien qu’un jour nos mains quittent nos yeux. Tombent. Devant l’immense pourquoi. Silence et souffrance. Machine infernale quand ils sont liés.
Extraits de « À l’ombre de ta voix », Andrea Moorhead
Fascinations
Il est assis sous l’arbre qui brûle
des feuilles en flammes tombent
chaque fois qu’il bouge
pour mieux voir les pièges
adroitement tendus à travers le ciel.*
Prière
Où mettre le soleil après sa chute
comment cueillir ses lumières
lisses et limpides
par une nuit de fond indicible,
où mettre les mains, les yeux,
comment ramasser les traces fugitives
de mon enfant massacré ?*
Image dans le journal
Des roses mouillées restent sur la table
un bouquet de marguerites
un chandail tout blanc,
les robes roses sont fanées,
les colliers en or quelque part dans la cour,
il n’existe vraiment rien de particulier
les gouttes de sang restent sur la surface
des rétines arrachées aux pleureuses
qui tombent dès le soir
sous la conscience froide
des arbres sentinelles.*
je ne suis plus de la Terre,
elle est morte un jour de printemps
vidée de son sang sous les perforatrices,
elle est partie en cendres luisantes
pour se recueillir sur les tombeaux des ancêtres
à des années-lumière de partout.
Extrait de Autre naissance, Forough Farrokhzad, traduit par Bahman Sadighi
Ces jours-là
Ces jours-là sont partis
Ces beaux jours
Ces jours sains débordants
Ces ciels pleins de paillettes
Ces branchages pleins de cerises
Ces maisons appuyées à la clôture verte des lierres
les unes sur les autres
Ces toits des cerfs-volants folâtres
Ces rues étourdies par le parfum des acacias
Ces jours-là sont partis
Ces jours où de la fente de mes paupières
Mes chansons, telle une bulle d’air débordante, bouillonnaient
Mon œil glissait sur n’importe quoi Il le buvait comme du lait frais
Comme si entre mes pupilles
Il y avait un lapin récalcitrant égayé
Chaque matin avec le vieux soleil
Il allait à la recherche des plaines inconnues Les soirs, il s’enfonçait dans les forêts de l’obscuritéCes jours-là sont partis
Ces jours neigeux silencieux
Depuis la vitre de la chambre chaude
À chaque instant je figeais le dehors
Ma propre neige telle un duvet tendre
Neigeait doucement
Sur la vieille échelle en bois
Sur la faible corde à linge
Sur les cheveux de vieux pins
Et je pensais à demain – ah !
Demain : Le volume blanc glissant
Ça commençait avec le froufrou du tchador de la grand-mère
Et avec l’émergence de son ombre troublée au seuil de la porte – qui se lâchait soudainement dans la sensation froide de la lumière –
Et le dessin errant du vol des pigeons
Dans les coupes colorées du verre
Demain…
La chaleur du tandour était somnifère
Moi brute et insolente
Loin du regard de ma mère, j’effaçais
Les lignes abolies de mes vieilles pages d’écriture
Comme la neige se déposait
Je me promenais dans le jardin, déprimée
Au pied des pots secs du jasmin
J’enterrais mes moineaux mortsCes jours-là sont partis
Ces jours d’extase et d’étonnement
Ces jours de sommeil et d’éveil
Ces jours-là, chaque ombre avait un secret
Chaque boîte hermétique cachait un trésor
Chaque coin de l’arrière-chambre dans le silence du midi
Était un univers
Quiconque n’avait pas peur du noir
Était un héros à mes yeuxCes jours-là sont partis
Ces jours de fête
Cette attente de soleil et de fleur
Ces convulsions du parfum
Dans la société silencieuse et timide des narcisses sauvages
Qui visitaient
La ville dans le dernier matin hivernal
Les chansons des colporteurs dans les rues longues des taches vertes Le bazar flottant dans les odeurs errantes
Dans l’odeur forte du café et du poisson
(...)
Extraits de au milieu du monde, Marc Séguin
l’âme dedans ma tête s’est tue
fatiguée des mots d’ordre et des ordres de formes vivantesrien ne m’oblige de rien
faire maintenant ce qui se ferait
contre tout un silence*
on a longtemps prétendu venir de la terre
et vouloir y retourner
terre, poussière, racines et sol
drôle d’histoire parce que moi je viens
du ventre d’une femmeet le monde
plus question de le refaire chus pas naïf
je veux juste le détruire*
je croise des sourires pas drôles
une génération de bouches fermées
une trace de crise au ralenti
une pauvre pièce engourdie de silence
qui se répètedans un enclos pensées de fers
elle se croit belle et sable sa ride et reste muette
une figurante dans l’hiver
la langue gelée n’a plus de mots
elle répète les sons
des autres
elle tient distance de ses limites et reste au centresans cesse je croise des gens qui n’existent pas
qui demandent à faire des mots par-delà les clôtures
et à travers la suture de ma gueule gelée
en faux bonheur je lèche quand même le cadenas
à moins quarante
Extraits de La sagesse de l’ours, Denise Brassard
Je suis soudain renvoyée au silence. Silence de l’empê-
chement, du non-advenu, du négligeable, de l’indésiré : la
paralysie de la langue. Assaillis par le vide, les mots ne se
relient plus. Ce n’est pas seulement l’effet de la campagne et
de la solitude. C’est un compte à rebours de la parole. Une
soustraction. Un cessez-le-dire, une injonction. Rien à dire
sur ces lieux quand pourtant je m’y trouve. Ils se dérobent.
Peut-être ma pensée leur fait-elle violence ? Ou est-ce plutôt
moi qui résiste à l’abandon, qui ne consens pas au travail
du vide ? On a beau imaginer un paysage désertique, l’acte
de représentation le sature, en fait un lieu plein. Et voici
qu’à son contact, ce ne sont pas tant ses composantes qui
vous saisissent que leur agencement, leur écho retentissant
comme un claquement de doigts dans une pièce vide, la
distance qui les sépare et qui résonne comme une mise en
cause, une mise en demeure, une obligation de vous porter
présent, avec votre propre fardeau de trous à combler. Mais
les trous résistent eux aussi, ils résistent toujours, dans leur
entêtement à vous faire dévier de votre chemin.*
Le passé : une invention de l’esprit. On s’obstine à chercher
du sens où il n’y en avait pas. La trace n’est pas la preuve
d’une présence, mais une empreinte – l’empreinte d’un
corps peut-être vide, peut-être distrait –, une courbure
de l’espace qui a besoin d’un regard pour s’animer, pour
prendre souffle et voix, racine et ciel. Une trace est un signe
vacant. Il attend un sens, une habitation, une reconnaissance.
Mais si le signe peut être pleinement habité, s’il est
suffisamment souple et vaste pour soutenir un corps et
l’éveiller à la présence et à la connaissance, alors ce signe
peut devenir écriture.Extraits de Le poème est une maison désormais inhabitée, Normand de Bellefeuille
1
inhabitée désormais
la maison de long séjour
inhabitée désormais
la maison de bord de mer
l’enfant du placard a quitté
l’alcoolique n’a plus bu
et le poème se retrouve
seul
hors des demeures étranges
de la poésie
une barque
un esquif
une dérive fragile
sur du mauvais papier
d’un cahier Canada
admettons-le
il ne peut plus en être autrement :
le poème a perdu*
6
les ombres
furent mes premiers jouets
à cette époque
les arbres aux feuillages
les plus denses
n’étaient à vrai dire
que des bouches ouvertes
sur les cris et la déraison
ma souffrance était semblable
à celle de certains oiseaux mâles :
deux cordes aux talons
chaque fois que sonne
l’envol
à cette époque
les ombres étaient
mes seuls jouetsExtraits de Où tu n’es plus, je ne suis nulle part, Fernand Ouellette
Compagne
Tu es maintenant morte,
Tellement morte dans l’urne,
Sans parole, sans présence,
Et pourtant je ne cesse de t’entendre,
De t’aimer, de te supplier
Là-haut dans ta plénitude.
Tu reçois tout d’ici, même si ton image,
Compagne, est fixe comme une pierre,
Sans le moindre frémissement des lèvres,
Le moindre clignement des paupières.
En somme, à la fois morte
Et si attentive à ce qui
Te sollicite jusque dans l’extase.*
Le désert
Tant de jours que nous ne nous sommes pas étreints,
Que je ne suis plus en orbite autour de toi.
Tu m’as laissé dans un tel vide,
Que je n’ai plus que l’orient
Me pénétrant jusqu’au fond de l’être,
Pour que se ravive mon désir de vivre.
Je m’éloigne, me perds souvent en moi
Avec des pensées éteintes,
Tellement l’ardence qui me nourrissait
S’est refroidie, et que le désert
S’agrandit des jours vains qui se succèdent.
Certaines images meurtrissent l’esprit,
Ombrent, font trembler la mémoire.
D’autant que je n’ai pas non plus
La main du fils m’entourant le bras
Pour reprendre le parcours.