Mini-entretien avec Jean-Jacques Nuel, responsable des éditions par Valérie Canat de Chizy
Comment sont nées les éditions du Pont du Change ?
Les éditions Le Pont du Change sont nées fin 2009. Après l’expérience de la revue littéraire Casse (1993-1996), j’avais le projet de créer une petite maison d’édition sous forme asssociative afin de publier des auteurs que j’apprécie. Je voulais publier au départ Roland Tixier et Gabriel Le Gal, deux poètes que j’aime beaucoup. Malheureusement, Le Gal est mort avant que je ne puisse lui demander un texte.
Quel type d’écriture publiez-vous ?
Je publie de la poésie mais ne me limite pas à ce genre. Nouvelles, chroniques d’humour, contes, textes brefs sont également au catalogue, dans la mesure où ils sont « littéraires », révélant une véritable écriture. Et je republie aussi quelques auteurs du passé, comme Alphonse Allais ou Léon Bloy. Le rythme de publication est léger, deux à trois livres par an. Il faut noter que ce sont de petits recueils, format 11 x 18 cm, généralement de moins de 90 pages.
Comment faites-vous vos choix de publication ?
Je publie surtout des auteurs que je connais, dont je suis depuis longtemps le parcours. Des auteurs qui ne sont généralement pas des débutants, qui ont une écriture aboutie. Il m’est arrivé aussi de découvrir un auteur par une revue littéraire.
Quel est votre meilleur souvenir d’édition ?
Tous les livres constituent de bons souvenirs. Et ils sont si différents ! Le dernier, « Saisons réglières » de Roland Tixier, m’a permis d’entrer en contact avec le poète François de Cornière, qui a signé la préface. Chaque livre est l’occasion d’un échange amical avec l’auteur lors de la conception, puis de rencontres au moment de la diffusion.
Quelles sont les publications et les projets à venir ?
Les éditions vont connaître une pause, d’un ou deux ans, pour me permettre d’une part de me consacrer pleinement à mon activité d’auteur, et d’autre part, de prendre un peu de recul et réfléchir à l’avenir de la maison d’édition.
http://lepontduchange.hautetfort.com/
ANTHOLOGIE LE PONT DU CHANGE
Frédérick Houdaer – Fire Notice
VIOGNIER
ma dernière cuite remonte au mois dernier
c’était avec une amie enceinte
bien meilleure buveuse que moi
nous sommes rentrés à vélo
jusqu’à ce que nos montures
nous fassent comprendre de mettre pied à terre
nous les avons laissées
contre un panneau publicitaire
le lendemain matin nous sommes revenus
dégrisés
les vélos n’étaient plus là
le panneau publicitaire non plus
dans le ventre de mon amie
le bébé tenait bon
Roland Counard – Le laitier de Noël
Le vélo est sur la terrasse. Tu l’enfourches.
Grand-père te tient par les épaules, te lâche parfois, et pousse le vélo par le porte-bagages.
Ta mère dit : « Fais attention à ton lumbago. »
Il semble irrité.
On dit de ton grand-père qu’il est encore vert.*
Alors, tu te dis qu’il a grandi sur un arbre, et que, toi-même, tu n’es pas étranger aux arbres. C’est pourquoi tu les aimes tant : tu joues souvent sous un arbre en lui confiant tes secrets.
Parfois, tu voles une bouteille de lait dans la cave, et la verses au pied d’un arbre. Tu te demandes s’ils survivraient sans toi, car personne ne les nourrit. On arrose les fleurs, les légumes, mais pas les arbres !
Il doit y avoir beaucoup de petits garçons comme toi qui s’en occupent, sinon comment feraient-ils pour vivre et fabriquer des grands-papas encore verts ? Et des petits garçons comme toi ?
Jean-Jacques Nuel – Courts métrages
La ceinture
Le boulevard de ceinture, selon les plans établis par les ingénieurs en génie civil, avait été tracé en forme de cercle parfait autour de l’agglomération. La longueur totale de l’ouvrage, nommé OUROBOROS (en référence au serpent qui se mord la queue), était de 28 kilomètres et 743 mètres. Trois années après sa mise en service, on constata que la circonférence de cette voie rapide s’était réduite de vingt et un mètres, puis, douze mois plus tard, de vingt-huit mètres. Il apparaissait ainsi clairement que le boulevard de ceinture se resserrait d’un minuscule cran de sept mètres tous les ans, ce qui fut confirmé par les relevés ultérieurs. Lentement, régulièrement, la voie circulaire, conçue à l’origine pour désengorger la ville, se rétrécissait pour l’étrangler. Certes, il faudrait quelques milliers d’années avant que le nœud coulant ne se soit refermé sur lui-même en rejoignant la place Bellecour, située au cœur exact de la cité et au centre du cercle, mais le phénomène, inexorable et inexplicable, ne laissait pas d’être inquiétant.
Roland Tixier – Saisons régulières
premier matin d’un monde
vent de face et déjà
pollens de toute naturele temps serait cet enfant
en équilibre sur deux roues
se relançant en danseusepremière hirondelle
voilà de retour
la danse du tempstrois platanes à ma fenêtre
et c’est l’océan vert
sur le pas de ma portedepuis le matin
la lumière te porte
pense au partage de ce jour
Roland Tixier – Simples choses
assis sur un banc
il ferme les yeux
le vieillard face au soleilgardé de ce jour
le regard éclair
d’une pie sur le trottoirje ne vois plus l’homme au chien
ont-ils quitté le quartier ?
ou peut-être pire ?calme du bébé
dans ce bus de centre-ville
en heure de pointeléger parfum de femme
espoir dans la nuit
des transports en communles amis parlent tard
pourtant il y a bien longtemps
qu’ils se sont compris
Christian Cottet-Emard - Dragon, ange et pou
L’ange curieux
Au mépris des plus élémentaires consignes de sécurité, je laissai l’ange accéder au poste central de surveillance. Je reste certes seul de longues heures d’affilée dans ce sanctuaire électronique sans rien faire d’autre que lorgner les écrans et regarder dehors à travers les vitres fumées à l’épreuve des balles mais cet isolement ne me pèse point. J’ai ouvert à l’ange car de toute façon, il se serait passé de mon accord. Depuis quand un ange aurait-il besoin de l’autorisation d’un gardien pour pénétrer dans un poste central de surveillance si ça lui chante ?
Christian Cottet-Emard – Tu écris toujours ?
Votre écrivain est infernal et vous ne savez plus comment vous y prendre avec lui : avez-vous pensé à vous équiper d’un cochon d’Inde ? En observant attentivement ce petit rongeur, vous verrez que votre écrivain et lui ont beaucoup de points communs.
Le cochon d’Inde est casanier, attaché à ses habitudes et il adore manger. Souvent, l’écrivain est pareil.
Le cochon d’Inde aime être caressé dans le sens du poil, l’écrivain aussi. Le cochon d’Inde apprécie modérément qu’on lui grattouille le ventre, l’écrivain ça dépend.
Dans les situations désespérées face au surmulot (son pire ennemi), le cochon d’Inde, contrairement à ce qu’on croit, peut faire preuve d’un courage héroïque. On a vu des écrivains se comporter de la même façon, y compris en cas de contact avec un surmulot.
Marie-Ange Sebasti – Heures de pointe
L’un des deux lecteurs tournait les pages du roman de Mario Vargas Llosa, La tante Julia et le scribouillard, l’autre celles des Beaux quartiers d’Aragon. Tous les personnages jaillissaient des livres, allaient s’asseoir sur les sièges libres, s’accrochaient aux barres, s’appuyaient aux portes, se toisaient ou s’interpellaient... À la station suivante, un accordéoniste, qui voulait entrer, fut immédiatement repoussé sur le quai. D’autres personnes, qui cherchaient à descendre, furent comme moi prisonnières de ce voyage jusqu’au terminus, destination qui n’était pas la mienne, mais, manifestement, celle des deux amateurs de romans.
J’avais manqué ma correspondance et perdu, dans la cohue, mon unique achat du jour, ainsi que l’ouvrage dont je voulais reprendre la lecture.
La nuit était tombée. En sortant de la station de métro, je vis les deux hommes ranger leur livre et s’éloigner, à pas rapide, dans des directions opposées. Je restai un moment sans bouger, au milieu des personnages qu’ils avaient abandonnés, et qui se demandaient, éberlués, en quel point du monde ils se trouvaient, et où ils allaient bien pouvoir aller dormir.