Trouée, de Maud Thiria, éd. Lanskine, 2022, 14 €
Le titre du recueil, Trouée, semble nous inviter à l’érotisme, c’est de Thanatos qu’il s’agit : le ventre, le cœur de la narratrice sont devenus des trous où tomber, où disparaître. L’adresse au lecteur, en quatrième de couverture, l’indique d’emblée : ce texte relate l’expérience de la maltraitance du corps féminin.
chair
mutilée
autrefois saisie
embrassée mais ici
plus de bouche
ni visageUne expérience intime, est-il précisé, que l’auteure livre sans fausse pudeur mais non sans mal. Il lui fallut passer bien des années pour pouvoir revisiter cette frayeur destructrice sans y sombrer de nouveau. Il fallut ce temps pour mettre des mots sur ce qui l’avait laissée sans voix ; pour retrouver la parole perdue dans les gravats du corps... La trouée, c’est aussi l’échappée par laquelle on s’évade de la torture ancienne ainsi décrite :
et tu n’es plus que
corps qui
tombe
sans bouche pour
crier
ni
appeler ni
seulement dire
malgréSans fausse pudeur disais-je : c’est que cette expérience est intimement partagée par plus d’une femme, elle a une dimension commune. En 2022, 212 000 femmes ont porté plainte pour violences conjugales, sachant que trois sur quatre d’entre elles s’en abstiennent.
et les miettes d’un je sacrifié
martyre d’avoir cru
aimer
sans conditions
sans limitesIci, pas de défense justement paranoïaque contre l’agresseur, ni d’analyse psychologique d’une relation toxique. On ne saura rien du tortionnaire qui fut d’abord aimé, il n’est plus un sujet. Reste cette plongée au plus animal quand sous la menace du prédateur, on fait la morte, yeux vitreux bouche ouverte / corps raidi écrit-elle.
Il a fallu du courage à notre auteure pour viser au plus près, au plus juste, comme en témoigne son écriture. Ici, pas de bavardage ni de fioriture, mais une concision, une économie du verbe, je viens d’en donner quelques exemples.
Le texte se déroule en quatre « coupes », chacune sous-titrée :
1 - en miettes : « émiettée / tu corps coupé / par le cou qu’on te serre »
2 - vers quel mot tendre : « sans bouche pour / crier / ni / appeler
3 - juste trou : « devenir trou pour respirer / juste trou / concentré de souffle / filet d’air aspiré »
4 - sans visage : « juste là / tu tête sans visage / au visage de tous / boule noire suspendue sur du vide ».Au cours des pages, il est souvent question du cou, en association avec l’étranglement que Maud Thiria a subi, un traumatisme multiplié par le fait qu’elle est née étouffée, la gorge enserrée par une circulaire du cordon ombilical. Ainsi, le premier cri n’a-t-il pas été de vie mais de survie. J’aime à croire que son écriture, courte d’être vite essoufflée, mais dense aussi, chaque mot étant à lui seul un cri jeté, rejoue le moment du retour à la vie... et voilà que je trouve, dans un entretien publié par le site Les Imposteurs, une confirmation par l’auteure elle-même : « Il y a bien un cri premier qui précède toute mon écriture, et peut-être même que mon écriture est tout entière sous-tendue par un cri », dit-elle.
De l’usage fréquent du « tu », on peut dire qu’il est bien sûr une adresse au lecteur, ce qui confère à son propos une dimension commune. « Le tu est partage », dit-elle. Mais c’est aussi une manière à s’adresser à l’autre de soi, pour peu que l’on accepte d’être quelque peu étranger à soi-même. Maud Thiria ajoute que le « tu » est aussi ce qui reste non dit, c’est peut-être aussi le tué.
Étonnement : nous voilà évoquant les subtilités du style à propos d’une violence meurtrière confinant au féminicide ! La démarche pourrait paraître obscène, elle ne l’est pas. J’y vois la confirmation d’une victoire de l’auteure.
Du sable à la mer, de Nelly Froissart, éd. Sans escale, 2023, 15 €
Ce poème a d’abord suscité mon étonnement : comment cette douce et belle jeune femme qu’est Nelly Froissart en est-elle venu à écrire ce poème de guerre ? Comment a-t-elle fait pour entrer dans l’intimité des sensations d’un soldat (que j’imagine en Algérie sans que jamais ce ne soit dit) ? Est-ce « pour rejoindre le fil rompu de nos aïeux », comme elle l’écrit ? Et je pense à ces jeunes hommes de ma famille, des appelés comme on dit (pas par le saint esprit) que j’ai vus revenir du Rif, taiseux, abattus, sans doute cassés par les saloperies auxquelles ils assistèrent et que peut-être ils durent commettre eux-mêmes – à la guerre comme à la guerre ! Voilà pour mes fantasmes que suscite ce texte écrit à l’os, je le répète : au plus près des sensations. Fut-il soutenu par une colère ?
si je pouvais
abreuver ton ombre
d’un ficuslaver ton corps
des merdes
qu’on y a flanquées
sous les coupsje pourrais
calmer la grogne qui rôde
là-dedansLe décor est pourtant charmant pour l’innocent qui débarque. Il y a d’abord la mer que l’on traverse, puis le désert, les ergs, le soleil… Cet émoi touristique s’échoue sur une paillasse, enfermé dans un camp entouré de sentinelles armées…
À aucun moment l’autrice n’émet de jugement, elle ne discourt pas, elle agit en égrenant les sentiments du soldat. La force du texte est là, elle nous amène, comme elle le fait elle-même, à devenir le possible meurtrier, meurtri, malgré lui,égaré sous un croissant de lune à l’ombre de l’assaut venantj’ai l’acide au cœur
coup par coup
s’égouttantdans le puits seul d’un astre noir
On le voit dans ces citations, la langue est simple, efficace. La poésie de Nelly Froissart est juste, aucune poéticaillerie ne vient l’encombrer – une poésie réfugiée dans la présence muette du soleil, du ciel « là où s’épand / le long vol des flamants »… Ainsi deux mondes sont-ils en regard l’un de l’autre :
les pétrels
épousent en vol
les courburesAlors que
je sais
de mon uniforme
le dessein triste et durLe dessein, et le destin. Ce texte est un hommage à ce soldat que des colonels appelèrent à la guerre et qui restera inconnu, réduit au « ressac/ d’un corps / ébahi ». Il est une façon de le remettre au monde :
vois-tu
à la fleur du mot
le sillon des êtreseffondrés dans les sables
le passage élancé d’une aigrette
affamée de ciel
au-dessus d’eux
On salue ici la naissance d’un poète, puisque c’est le premier recueil de Nelly Froissart.
LA PORTE DU FRIGO SE FROTTE ENCORE LES YEUX, de Séverine é, orné de dix monotypes, Plis urgents 69, Rougier V. éd., 2023, 16 €
Pour une fois, en poésie la fantaisie mène la danse. Point de grand symbole ni de révélation définitive, mais la porte du frigo, un hippopotame dans le tiroir de la salle de bain (normal, il adore se baigner), deux tranches de jambon sous l’oreiller (sans doute pour les petites faims)… Sous ces dehors drolatiques, je discerne une belle salve ironique adressée à l’endroit de la Haute Poésie, voilà qui me soulage, m’allège d’un poids… Autrement dit :
mais quand la langue avance au-delà
de ton propre de-là
quand tes yeux pleins d’étoiles
continuent d’errer contre le mur en bétontu n’y crois plus.
Voilà, c’est dit, pas de fantasmagorie au-delà du frigo. Reste la vie toute nue, au jour le jour, à traverser de gré ou de force, de rituel en rituel quotidien. Une « errance dans la soif », dit la poète, parfois c’est une page blanche où se retrouver seule… Il y aurait donc un drame mais on n’en saura rien.
Avec Séverine é, la poésie c’est tellement simple, c’est :l’embuscade de ce jour
où l’on a réussi à s’échapper
juste en penchant légèrement la tête
incroyable
et pourtant tellement simpleAvec elle la poésie est à la portée de tous, elle y tient : pas d’élitisme ! « J’aime me servir des émotions, un objet, une histoire, ce qui nous habite tous, avec les mots simples, du quotidien », dit-elle. Avec les mots, mais aussi le corps : « je danse avec les mots, et j’attrape les gens par les oreilles. » En effet, il lui arrive de dire en dansant, sur scène ou dans les bois.
J’ai cru trouver son art poétique dans ces quelques lignes :marcher à côté
penser à traversmarcher pour le travers
penser pour le côté
écrire à reversOn pourrait y voir un dérèglement des sens, cependant sans les illuminations de l’autre qui n’est pas je : on l’a dit, pas de métaphysique, juste « un goût de folie ordinaire / juste un penchant ». On se pose, on ne pense plus, et les mots jaillissent : « une drôle de cadence s’installe »…
L’éditeur s’en est donné à cœur joie en illustrant les pages de ce PLI URGENT d’une dizaine gravures monotypes en couleur. Encore une fois Vincent Rougier a fait de cette publication un petit bijou.
Mathias Lair