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Lectures, par Béatrice Machet

samedi 4 février 2023, par Cécile Guivarch

La ronde des nuages, Cécile Oumhani, éditions la tête à l’envers, septembre 2022, 71 pages, 18 euros.

Les poèmes de ce recueil divisé en trois parties, sont le fruit d’une résidence d’écriture effectuée en 2019 à Sappey-en-Chartreuse, non loin de Grenoble. Cécile Oumhani, quelques deux siècles après les visites du peintre Joseph Mallord William Turner dans cette région, découvre ses carnets. Comme elle l’explique dans la postface, touchée par les dessins et aquarelles de Turner autant qu’émue par les paysages qu’elle avait alors sous les yeux elle dit : « Il fallait que je recueille les échos qui jaillissaient et semblaient abolir les années. » Ainsi, écrire lui deviendra une façon de mettre ses pas dans ceux du peintre, ses poèmes essayant de capter ce que l’œil du peintre avait saisi.
Dans cette démarche peut-être se glisse le souvenir de la mère de Cécile, l’artiste peintre écossaise Madeleine Vigné-Philip. Comme à son habitude, Cécile nous propose une poésie sensuelle, tendre, avec une nuance de mélancolie. Cette auteure ayant fait de multiples voyages dans le monde, semble en tenter un nouveau : dans le temps comme pour le figer, l’abolir, afin de ne plus être tiraillée entre divers endroits de la planète, entre diverses époques de l’histoire et diverses cultures. Comme toujours, dans ce recueil Cécile adapte sa langue à une oreille intérieure dont les antennes dirigées à 360 degrés vers l’extérieur lui ramènent des sensations intenses qu’elle offre en partage avec ses mots, mots qu’elle sait devoir se charger des expériences d’autrui lors de la lecture des poèmes. Ainsi, ils effectuent une réelle traversée et poursuivent un chemin ouvert par l’auteure, et c’est joie pour elle que d’y sentir ainsi la vie palpiter et se teinter de sa propre, sa douce passion.
Le titre invite à lever les yeux, invite au voyage de l’imagination, à la prise de hauteur, renvoie à Baudelaire et à ses merveilleux nuages dans un poème intitulé l’étranger… Et déjà se déploie l’univers de Cécile ! Le premier poème se lit comme une adresse à Turner, une identification au peintre. Cécile Oumhani essaie de retrouver l’élan, la vibration, ce qui animait Turner. Comme le dit la célèbre formule : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Logiquement, mathématiquement, l’énergie de vie, du souffle, quelque chose doit être resté sur place en échange des dessins, des aquarelles, ou même du poème, que les artistes emportent avec eux. Cécile traque ce qui dans l’air et dans le paysage garde la présence du peintre afin qu’elle puisse la respirer, et que son élan créateur lui soit transmis.

que laissera-t-il
de lui-même au seuil du monde
pour dépeindre la terre et les arbres

Délié de toute pesanteur le pas
cherche à rejoindre l’impatience de l’œil
les bribes s’évanouissent aussitôt qu’aperçues

On devine une jubilation contagieuse, un enthousiasme, une douce brûlure, une fraîche vivacité chevillée au corps tout entier qui participe pleinement au festin des yeux, qui témoigne de sa faim et de sa soif organique, jusqu’au point de satiété :

… , les paupières
s’étancheront-elles à la source des nuages
apaisées le soir à la lueur des pages
et de ce qui court au feu des doigts.

La maîtrise du poème, entre musicalité, art du passage à la ligne, d’emblée embarque le lecteur ébloui, qui avec l’auteure sera en mesure de

déchiffrer le sourd alphabet
d’une langue ravie au soleil
syllabe après syllabe

là où s’étoilent nos nuits
au cadran d’un autre ciel

Depuis Rimbaud on le sait, les voyelles sont colorées et pour Cécile Oumhani, les couleurs forment un alphabet que les yeux accueillent, recueillent comme autant de sons sur fond de silence :

étrange alphabet des couleurs
glissé entre doigts et semences
dans le silence de toute chose

Tout au long du recueil on perçoit la conscience du multiple dans la singularité du regard qui, par la magie de la saisie et de la transcription, garde trace d’une expérience menée jusqu’à une dimension universelle confinant au sacré...

et perdre ne serait qu’oublier

Rien de définitif donc, la mémoire contient tout ce que le temps a inscrit dans les consciences humaines qui de partager à travers temps et espaces, se relient pour dire et l’unité et la différence. On est happé dans un mouvement d’éternel retour, où ce qui se joue est la permanence de la majesté, de la beauté, de la vie, éblouie, au-delà des existences mortelles :

à l’extrême rebord du monde
l’été n’en finit pas

De part cette ouverture à l’espace, la dimension cosmique de l’univers devient palpable, on est comme l’objet d’un rapt qui est le résultat d’une subjectivité ; on touche à l’éternité … elle est retrouvée, c’est la falaise épousée par le soleil.
La deuxième partie du recueil, annoncée par l’œuvre de Turner intitulée Torrent dans la Chartreuse, coule de façon magistrale pour arriver à une troisième partie qui n’est plus versifiée. Les proses poétiques nous installent en un lieu, nous ne sommes plus sur les chemins mais le plus souvent auprès d’habitations, au contact de l’activité humaine, dans un jardin ou dans une maison. La dernière image est celle d’un figuier, qui finira l’été les épaules légères… s’il fallait un symbole, ce figuier, figure de l’éveil bouddhiste, résume à lui seul l’aventure de cette lecture, l’aventure de toute création artistique, vers un état de conscience où l’esprit embrasse le plus grand que soi, l’infini, là où la dimension mystique de l’expérience permet de sublimer notre condition humaine. Il faut donc remercier Cécile Oumhani de s’en faire pour nous le guide.

HOPI TUHTSQWA – En pays Hopi, Marie Cayol, L’atelier du Grand Tétras, 64 pages, 14 euros. (avec sept encres de Pierre Cayol)

Marie Cayol signe son deuxième recueil à L’atelier du grand Tétras. Le premier, Dinetah-En pays Navajo, paru en 2019, nous emmenait déjà dans le monde amérindien du sud-ouest des États Unis. C’est que Marie Cayol et son mari le peintre Pierre Cayol, fréquentent depuis plusieurs décennies les Indiens d’Amérique. Ils ont tissé avec eux des liens d’amitié au point d’être reçus chez eux, ils ont fait plusieurs longs séjours chez les Apaches, les Navajos, et les Hopis. Pierre a réalisé des livres d’artistes avec des poètes Indiens tels que Ofelia Zepeda, Marylou Awaitka ; Marie a traduit ces dernières citées ainsi que Gerald Vizenor, elle a aussi écrit quatre récits documentaires (éditions du Rocher, éditions Cardère) à la suite de ses voyages et séjours chez les Apaches, les Navajos, les Pueblos et les Hopis. C’est donc imprégnée de ces cultures amérindiennes, et les vivant de l’intérieur, que Marie, avec droiture et sincérité, nous livre en vers son expérience, comme une initiation à ces univers si particuliers, si loin des logiques et philosophies occidentales. Et pour mieux nous faire pénétrer dans le livre, Marie Cayol en poète-musicienne précise : Les Hopis vivent sur cet accord en [mi] qui forme un tout pour une parfaite harmonie. Les trois mi, mi- magiques et mi- sacrés se disent minéral, mythologie et mystique. Le minéral parce que les Hopis vivent sur les hauts plateaux du Colorado, terre de pierres et de vents. La mythologie car l’ensemble de ces récits contiennent, tels une encyclopédie, tout ce qu’un Hopi doit savoir pour vivre en harmonie avec les siens et avec son environnement. Les mythes donnent des réponses à toute situation rencontrée au cours d’une existence, apprennent à appréhender le monde sans jamais devoir se sentir seul, abandonné ou incompris. Mystique car le temps Hopi est ponctué de cérémonies au rythme des saisons, selon un calendrier très précis branché sur le cosmos. Les cérémonies sont les garantes de l’harmonie, et elles appellent la pluie.
Les deux parties de ce livre attachant, dont on sent qu’à son commencement est un éblouissement suivi d’un élan d’authenticité, témoignent de ces trois principes. La première partie, intitulée Vie, commence par nous présenter les lieux : le désert, trois mesas, quelques personnages dans leurs activités quotidiennes : faire sécher le tabac qui servira d’offrande ; récolte du maïs, la nourriture de base des Hopis ; préparer la danse de la pluie ...

Le désert      un asile où vivent les hommes ici le ciel d’azur bleu comme fleur de bourrache est le commencement du monde et le lieu dévasté résonne raisonne au rythme lent des choses sans aveuglement ici on va à l’essentiel       nu au-dessus du vide de la nuit       de l’ennui             de la peur

Et plus loin :

Entre ciel et falaises
l’air du soir rafraîchit
les sables endormis
et les plantes moussues

Ici l’homme viendra
semer en profondeur
les graines de survie

Cette survie, due à des forces incroyables de résistance, de résilience, de solidarité, est ce que célèbrent les générations d’Indiens d’Amérique qui ont vécu après la colonisation, et qui ont bien failli ne jamais voir le jour tant l’ampleur du génocide menaçait les Indiens de disparition totale. Et cette survie est aussi spirituelle, elle tient à une qualité de l’être au monde, celle qui nous rend capable d’entendre les enseignements du maïs :

Le maïs m’a dit

Écoute la source
qui ruisselle
de la roche endormie
[…] sois bienveillant
avec le peuple de l’eau

Poursuis le travail de tes pères
comme ils te l’ont appris
[…]

Le maïs m’a dit

Je suis la Voie
la Vie
la Vérité
suis-moi

Ainsi, à l’instar des trois mi qui constituent le monde physique, mental et symbolique des hopis, trois V président à l’envol de leur esprit.

La première partie du recueil finit par le sacrifice de l’aigle et introduit la deuxième partie consacrée aux cérémonies :

Aigle
messager des dieux
vénéré des humains
qui voudrait
se priver de tes ailes
qui nous frayent un chemin
vers les constellations ?

Nous commençons la deuxième partie par un mariage avec les préparatifs rituels de la veille, jusqu’au soir de la cérémonie proprement dite :

La mariée enroule sa parure
dans une natte de roseau
qui la suivra dans l’au-delà

Puis on suit la danse des paniers, la danse des femmes, la danse de la flûte, la Home Dance ou Niman

Danser
un cadeau
un honneur

car il s’agit de

résister à l’épreuve du temps
assurer protection sécurité
équilibre et coordination

Célébrer année après année
saison après saison
le mystère de la création
création de la terre
[…]
appartenir à l’humanité
être au monde

Le livre se referme sur le partage :

Sit and eat
trois mots magiques
pour l’accueil
dans les maisons hopis
le jour des cérémonie

  • Asseyez-vous et mangez
    après nous retournerons prier ensemble
    […]

Ici avec ce peuple
qui apporte la paix
l’amour et la fraternité
la liberté humaine
s’en remet aux étoiles

Un style simple, dépouillé, qui suit l’aspiration Hopi à plus haut, à plus grand. Un style qui permet au lecteur de trouver sa place au milieu de ce monde hopi, et c’est tout à l’honneur de Marie d’avoir su rester sobre tout en disant l’essentiel. Pour terminer, dire aussi la force tendre et la simple beauté des sept encres de Pierre Cayol qui accompagnent le texte de son épouse si justement, et qui restituent si bien l’ambiance créée et cultivée dans le monde hopi, afin que notre planète soit un lieu où s’épanouir, afin d’atteindre le statut et de mériter le qualificatif d’humain.

Un couteau dans la tête, Claudine Bohi, éditions de l’Herbe qui tremble, 2022, 53 pages, 14 euros (avec 3 dessins de Magali Latil)

« Je suis devenue poète parce que parler ne suffisait pas. Il fallait me souvenir que la parole est de chair, que les mots sont des morceaux de corps. » C’est ainsi que Claudine Bohi affirme son geste d’écrivain, et encore une fois, dans ce dernier livre paru, elle nous fait partager cette expérience des mots-corps, des mots qui surgis du livre atteignent profond dans le corps jusqu’à le glacer, ainsi qu’il arrive au petit Kay de La reine des neiges d’Andersen. Hiver, brume, brouillard, neige, gel, dessinent le décor psychologique dans lequel évolue la petite fille du livre, petite fille à l’enfance assassinée.
Comme souvent dans les livres de Claudine Bohi, se débobine une forme de récit autour d’un absent, d’une absence, d’un manque ou d’un vide. Comme souvent aussi, les mots de l’auteure cheminent entre douceur et douleur. Comme souvent encore, au cours de la lecture se dessine une question cruciale (libre au lecteur de lui accorder une portée philosophique). Dans les livres précédents il s’agissait de savoir ce qu’est un père au juste, ce que c’est que ce territoire d’avant les mots, ce qu’est une singularité… etc. Ici la question posée, et qui apparaît sur la quatre de couverture, c’est :

Quel est ce crime présent partout
toujours recommencé

et jamais repéré

mais toujours perpétré
ce crime perpétué ?

Comme toujours le vers est bref, incisif. Et dans ce passage on trébuche sur les p et les t pendant qu’ils nous poignardent. D’ailleurs en exergue est cité Kafka : « un livre doit être la hache pour la mer gelée qui est en nous. »
Cette mer gelée dans le livre est faite de la sauvagerie du monde, celle qui laisse sans voix, celle qui isole une petite fille blonde aux yeux bleus qui ne comprend pas pourquoi sa mère répète à l’envie : tous les hommes sont des montres. Ce n’est que bien plus tard et grâce à la parole poétique que Claudine Bohi réussira, dans cette ambiance de peur et de sang, à poser des mots sur l’expérience du froid qui est le lot de l’enfance de cette petite fille blonde qui

            sourit
comme font les petites filles

mais surtout
            sourit
du sourire de personne

Silence et distance, comme les deux mamelles auxquelles la petite fille est nourrie, petite fille dont on sait d’emblée, en ouvrant le livre, que le grand père à qui elle s’adresse, jeune soldat à peine sorti de l’adolescence, a été sommé pendant la première guerre mondiale, d’achever au couteau ses camarades blessés :

Ce couteau-là tu l’as conservé
au milieu de ton crâne
il s’est planté fiché
[…]

Ce couteau en toi est resté

ainsi il y a longtemps
tu es mort toi aussi

tu es mort
à tout ce que tu étais

À partir de cet événement, de cet enfer sur terre, la vie du grand-père bascule entraînant à sa suite la bascule des vies de la mère et de la petite fille :

Ce couteau dans ta tête
secrètement porté

il s’enfonce partout
s’enfonce dans ta vie

s’enfonce dans tes yeux
et dans tes mains de père

et dans tes mains d’amant
dans toutes tes mains d’homme

il s’enfonce profond
il étend la blessure

il la répand partout

La petite fille est vouée aux pleurs, à la peur et au silence. Peur entretenue sans cesse par les comportements et les propos de la mère. Par exemple elle accuse le grand-père d’avoir tué la grand-mère, et cette mère a également peur de cet homme se trouvant être son propre père. Et le père de la petite fille, lui qui s’en va en l’abandonnant et en abandonnant sa mère, est-il un monstre lui aussi, ou bien est-il la victime du couteau du grand-père ?

le souvenir est blanc
le geste est effacé
[…]
Le couteau du grand-père
la sépara d’elle-même

De proche en proche et de page en page l’intensité de l’angoisse monte d’un cran jusqu’à la révélation :

que font-ils dans leurs corps
dans leurs bouches et leurs cris

le grand-père et la mère
si fortement noués
[…]

la petite fille s’endort
d’un sommeil impossible

la petite fille se tait
la petite fille s’efface

en elle plus personne

la petite fille sourit
ne voit pas le couteau

il a pourtant tranché
dans la maman violée

Dès lors

la petite fille s’en va

elle est partie là-bas
dans ces glaces si dures

dans ces glaces lointaines
où il n’y a plus rien

Tous les livres de Claudine Bohi sont poignants, mais celui-ci procède du tour de force. L’auteure s’est montrée habile comme jamais à ne pas se perdre dans du pathos, à ne pas appuyer sur le seul ressort de l’émotion, à faire éclore une forme de réflexion plutôt que de provoquer un mouvement de répulsion. On ressort de la lecture avec le souffle court, le froid nous a pénétré aussi, mais pour aussi terrible que cette histoire soit, Claudine Bohi insuffle, dans sa façon magistrale, retenue et maîtrisée de la restituer, tant de compassion et d’empathie, qu’on n’éprouve aucun élan de condamnation pour qui que ce soit. La brutalité de la réalité humaine est constatée, sa fragilité éprouvée, et la question posée du crime présent partout / toujours recommencé, dès lors qu’on referme le livre, ne va plus cesser de nous tarauder.

Béatrice Machet


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