Entretien avec Germain Roesz, par Cécile Guivarch
Les Lieux Dits ?
Les éditions Les Lieux Dits sont nées en 1994. Les raisons en sont multiples et très simples. En premier lieu, étant peintre et poète, mon intérêt pour l’édition (sous de nombreuses formes) est constant, originaire pourrais-je dire. En 1994 j’avais constaté que beaucoup de mes amis poètes (et peintres), et des plus connus, avaient beaucoup de mal à être publiés. J’ai donc d’emblée commencé à publier ceux des poètes qui étaient mes plus proches amis (Jacques Goorma, Bernard Vargaftig, Patrick Beurard Valdoye, Anne-Marie Soulier, Patrick Dubost, etc.) en les associant, presque toujours, à des situations plastiques, à des œuvres originales ou gravées. Cela a donné naissance à Signes de vie (Jacques Goorma pour le poème et moi-même pour les gravures réalisées à l’atelier Bucciali). Les premiers livres furent des livres de bibliophilie, à très petit tirage, sur des papiers rares, souvent en typographie et dans des coffrets pensés pour eux. J’ai dit naissance de Les Lieux Dits pour plusieurs raisons. Il y en a une qui est liée aux groupes d’artistes dont j’ai fait partie (Attitude et Faisant), fin des années 70 et début des années 80. Ces groupes s’occupaient déjà d’éditions (livres, revues, œuvres). J’ai donc poursuivi l’aventure seul (au tout début accompagné par l’artiste Sylvie Villaume) en me permettant des choix plus rapides, moins soumis à des débats parfois contradictoires et difficiles. Très rapidement je me suis rendu compte que le livre bibliophilique ne permettait pas aux textes poétiques une grande diffusion et j’en suis venu à créer des collections (meilleurs marchés) qui augmentaient le nombre de lecteurs. Sont nées ainsi différentes collections Contre-Vers, Jour&Nuit, DessEins, Bas de pages, Duos, Les cahiers du Loup Bleu, Bandes d’Artistes, 2Rives et Parallèles croisées. Au fond et au départ les collections naissaient en fonctions des propositions poétiques fortes qui appelaient un lieu spécifique. L’autre point fondamental, et globalement toujours pratiqué, est la relation poèmes et arts plastiques (mais jamais en terme d’illustration). Pour des raisons de lisibilité, au fil du temps, j’ai réduit le nombre de collections à 6.
Pouvez-vous nous raconter quand et dans quel contexte sont nés les cahiers du loup bleu ? Les cahiers du loup bleu, sont de petits cahiers, quelques pages, et sur chaque quatrième de couverture, un loup. Chaque cahier a son loup, chaque loup son artiste. Je suis intriguée. Pourquoi un loup ? Que représente-t-il pour vous ? Pourquoi à chaque fois un artiste différent ?
Ils sont nés d’une proposition du poète Jacques Goorma (qui est aussi l’exécuteur testamentaire de Saint Pol Roux) qui m’a donné un jour la citation suivante : « Un loup qui ne rejoint pas la forêt renie sa nature de loup. Un homme qui ne rejoint pas le bouleversant poème qui couve sous ses paupières renie sa nature d’homme », Stephen Jourdain. Immédiatement, l’idée des Cahiers du loup bleu est née avec l’évidence de toujours mettre en quatrième de couverture le dessin d’un loup commandé à une ou un artiste différent.e.s. L’aventure double ainsi la part poétique et plastique. Les poèmes viennent de poètes très connus ou inconnus et il en est de même pour les artistes. Cette combinaison permet la découverte et la continuité historique qui me tient à cœur. Le loup est d’autre part accompagné de nombreuses peurs, légendes vraies et fausses. Il incarne des craintes enfouies et force en même temps l’admiration. Les œuvres-dessins de loups renvoient à cet imaginaire et le déplace dans le temps contemporain. A ce jour nous avons édité 24 cahiers qui font entre 44 et 60 pages.
D’autre part Les Lieux Dits se sont inscrits dans une volonté de diversité, de dépassement de ce que certains appellent des clans poétiques. Je publie ainsi des textes liés à la poésie sonore, aux expériences formelles, des textes qui viennent du classicisme, des textes à 4 mains, des intimations intimistes. Mais toujours une poésie qui pense aussi ce qu’elle est, ce qu’elle doit aux lecteurs et comment elle met le rythme (je dirai volontiers le souffle) au cœur du sens.
Quelle idée ainsi de la poésie et de l’art en général aimez vous défendre ?
J’explique assez souvent que lorsque quelqu’un vous dit que l’art c’est ça, ou que l’art se tient à cet endroit, il faut se méfier. L’art est tissé d’une multiplicité de lieux, qui ouvrent des mondes face au monde. L’art ne peut être contracté (réduit) à quelques formes uniques. C’est cela qui m’intéresse, la diversité. Je suis un peintre qui vient de la grande peinture américaine, de support surface mais aussi de Bonnard, de Soutine, de Titien, des primitifs siennois, de Mathias Grünewald ; je suis un poète qui a été longtemps en proximité des poètes sonores (Kurt Schwitters, Bernard Heidziek, Patrick Dubost, Serge Pey) mais aussi celui des chemins de traverses aux exigences fortes (Patrick Beurard-Valdoye, Lucien Suel, Claude Ber, Jean-Paul Klee) et bien d’autres. Je suis sur les deux rives du Rhin et j’aime autant le poète et le peintre quand je pense à Jean-Hans Arp. Je lis la poésie étrangère, je suis marqué par Celan mais aussi par le corrosif de Louis Scutenaire ou Paul Nougé. Je suis tissé par l’histoire et par l’expérimentation. Je vais souvent où je ne sais pas encore. Ce que je défends c’est ce qui se passe dans les rencontres picturales, poétiques, dans les lectures, et souvent dans les dimensions philosophiques et épistémologiques que cela implique.
Comment choisissez-vous les textes, les auteurs ? Et finalement l’artiste qui viendra illustrer les carnets ?
C’est assez simple et sûrement assez ressemblant à ce que font de nombreux éditeurs. Au départ je faisais commande d’un texte à un poète que je connais bien, que j’aime, dont je comprends les enjeux. Je fais confiance à cela. Parfois le texte que je réceptionne je le discute. Je dis le fond de ma pensée, et le texte alors finit par être celui de Les Lieux Dits. Au fil du temps, ensuite, beaucoup de manuscrits me sont proposés (parfois de vraies découvertes auxquelles je donne suite, parfois des textes envoyés par des auteurs qui n’ont pas pris le temps de considérer les lignes éditoriales qui sont les miennes). Des textes donc que je refuse parce qu’ils ne sont pas, ne possèdent pas ce que je peux et veux défendre.
Pour ce qui est des artistes ils sont choisis par la connaissance que j’ai de l’art. Ils sont, tout comme les poètes, connus ou encore inconnus. Cela m’est égal. Ce qui m’importe c’est la qualité de leur travail, la manière dont ils pensent leur œuvre, et comment la texture, le trait s’insinuent en moi pour davantage de compréhension. Je discuterai le terme illustration. C’est précisément ce que je ne veux pas faire. Et d’ailleurs, dans certaines collections (DessEins ; 2Rives que je codirige avec Claudine Bohi) le travail plastique précède l’écriture. Ce que je cherche c’est un écho entrecroisé du poème et de la plastique. Une distance proche qui s’observe, qui s’accompagne, qui s’honore. La collection 2Rives est en ce sens explicite parce que nous proposons à un auteur 11 œuvres d’un ou d’une artiste. Nous imaginons que tel artiste sollicité conviendra à tel poète. Eh bien, souvent, c’est l’œuvre à côté, que nous avons comme en réserve, qui sera choisie. Les poètes disent alors explicitement que leur choix se fait par et dans ce qu’ils ne connaissent pas. C’est cela qui est exaltant. C’est même une des identités de Les Lieux Dits. D’autre part, étant engagé comme artiste sur la scène allemande, je sollicite aussi beaucoup d’artistes allemands.
Vous noterez que je suis accompagné, dans presque chaque collection, par des poètes, des peintres, des dessinateurs (Claudine Bohi, Jacques Goorma, Haleh Zahedi dessinatrice talentueuse qui gère la collection Bandes d’artistes), et que je suis attentif aux conseils des artistes et poètes qui m’indiquent quelques directions que je n’envisageais pas encore.
Je fais donc ce travail avec humilité, d’autant plus que j’avance en considérant ma propre œuvre plastique, mon travail poétique et théorique (livres sur Alfred Angeletti, réflexions sur la peinture, préfaces pour de nombreux artistes, interrogations sur la relation art et politique, création collective), donc que j’avance lentement mais avec détermination et dans un rythme qui n’est pas toujours le même.
Avez-vous une expérience de cette aventure d’édition que vous aimeriez raconter ?
Lors de la foire du livre de Colmar, qui promeut essentiellement le roman et la bande dessinée, j’ai passé une journée sans lecteur, sans personne intéressée par la poésie, alors qu’en face du stand que j’avais les gens faisaient la queue pour une dédicace des auteurs de bandes dessinées présents. Presque au moment de la fermeture, et assez découragé, vint une toute jeune fille qui se mit à regarder, consulter et lire les ouvrages que je publiais. Elle le fit longtemps, puis me dit qu’elle ne connaissait pas la poésie, mais qu’elle découvrait avec grand intérêt ces textes. Elle hésitait entre 2 ouvrages (en avouant qu’elle était peu argentée). Elle choisit Bernard Vargaftig (et de plaisir je lui offris celui qu’elle ne pouvait acheter). Le lendemain j’ai vendu des livres en me disant que jamais plus je ne serai découragé.
Comment diffusez-vous ces livres ?
Beaucoup, par le bouche à oreille, par les auteurs qui ont conscience de la manière (très artisanale) dont fonctionne la maison d’édition, par quelques libraires, par les lectures que j’organise dans mon atelier, par le marché de la poésie qui m’importe (et qui est le lieu principale de la rencontre avec les auteurs et les lecteurs).
Avez-vous un mot à dire à l’attention des petits éditeurs et de leurs lecteurs ?
Oh, je suis un petit éditeur, et donc que pourrais-je me dire ? Tenter d’éditer des textes qui résonnent comme un chant nouveau, qui sont nécessaires, qu’on aime. Tenter de construire une aventure qui est une expérience de vie, où les poètes et les peintres se croisent pour poursuivre le dialogue, l’enrichir. L’art est ce qui augmente la vie, et ce que l’art peut partager peut justement augmenter les rencontres. La question que je me pose est aussi celle de la professionnalisation de mon édition. Faut-il le faire ou ne vaut-il pas mieux se tenir dans une marge où viennent les chercheurs, les créateurs pour mieux se connaître, pour donner davantage. C’est donc aussi une question de transmission. Ce qui m’a enrichi c’est d’être entouré d’artistes et de poètes qui m’ont transformé, qui m’ont parfois guidé. Jeune c’est Bernard Vargaftig qui désossait les textes que j’écrivais. Parfois il disait « ça tu ne peux pas », puis, « voilà, là c’est juste ». Il indiquait une sorte d’espace où la justesse ou la négligence s’expliquait absolument. Voilà la première leçon. Claudine Bohi dit « la poésie c’est la chair de la philosophie ». C’est bien dans cette rencontre du sens et du ressenti de la profondeur de l’histoire et de l’expérience intime que je me tiens.
Il y aurait tant de choses à développer. L’aventure éditoriale est chez moi intimement liée à l’aventure artistique, aux amitiés qui ont construit tant d’événements (expositions, revues, rencontres franco-allemandes). Ce dépassement de la frontière, dans tous les sens du terme m’importe. Et puis à ceux qui viennent je dirai faites essentiellement des rencontres. Enrichissez-les. Au salon du livre de St Mandé j’ai rencontré Julien Bosc, il était présent comme éditeur, puis j’ai rencontré sa force et sa fragilité et son immense talent poétique. C’est ça aussi être éditeur. Et puis c’est être, tout le temps, dans une sorte de bouillonnement intellectuel, artistique qui empêche que nous soyons figés, qui fait de nous des chercheurs de sens.