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Les éditions Æncrages & Co

mardi 5 juillet 2016, par Sabine Huynh

ENTRETIEN AVEC CLAIRE PERRIN, chargée d’édition et de communication chez Æncrages & Co, suivi d’extraits d’ouvrages édités par Æncrages.

Comment sont nées les éditions Æncrages & Co en 1978 ?

Roland Chopard (le président fondateur et responsable éditorial d’Æncrages) souhaitait trouver un point d’ancrage (d’où le jeu de mots) dans la poésie des années 80, compléter le travail des grandes maisons qui finalement passaient à côté de grands poètes. Il y a d’abord eu une revue, et ensuite, tout en continuant la revue, des publications. Il a tout de suite voulu faire le lien entre poésie et art contemporain. Il a tout d’abord commencé en installant son atelier dans sa maison lorsqu’il était dans les Vosges. Après un premier incendie en 1998, il se voit offrir par la région Franche-Comté un nouvel horizon : il vient alors s’installer à Baume-les-Dames (Doubs) où il restera.

(sur la photo : Roland Chopard à l’atelier d’Æncrages & Co, 2016)

Qu’est-ce qui fait l’originalité d’Æncrages & Co ? Et quelle poésie défendez-vous ?

L’originalité d’Æncrages se trouve dans ses méthodes de réalisation/fabrication du livre, de l’objet. En effet, nous réalisons les ouvrages en typographie, imprimons sur une presse à cylindres et façonnons les livres à la main, à l’atelier.
Je ne sais pas si on peut parler clairement d’une poésie en particulier que l’on défendrait ; on essaie en tout cas de défendre des poètes contemporains en appuyant nos choix sur une exigence de la forme certes mais aussi, je pense, une certaine aura. Il y a quelque chose dans la poésie qui d’un coup vous parle, vous touche ; on se dit : “ce poète a quelque chose à dire d’une façon singulière”. Alors, peut-être, on peut dire qu’on défend des voix singulières ; on les cherche en tout cas.

Le catalogue de la maison comporte sept collections magnifiques – Récit, Ecri(peind)re, Voix-de-Chants, Oculus, Lyre, Livres d’Artistes.
Outre le format, quelles sont les principales différences entre Ecri(peind)re et Voix-de-Chants ?

En fait, pour ces deux collections, ce n’est vraiment que le format qui change. On s’adapte à la forme du poème, à la forme de l’écriture mais aussi au travail plastique. Tel ou tel plasticien va se sentir plus à l’aise avec tel ou tel format. Cela nous permet d’offrir une diversité visuelle, plus que sur le fond...

Les collections Livres d’Artistes et Oculus montrent que les éditions Æncrages & Co réservent une place d’honneur aux artistes. Livres d’Artistes propose des ouvrages rares, des objets d’art véritablement, à tirage très limité, réservés aux coups de cœur et aux collectionneurs. Quant à Oculus, quel est son principe ? A-t-elle été créée dans le but de faire entendre la voix des artistes ?

Tout à fait. Leur donner la parole. Malheureusement, cette collection s’est arrêtée car elle n’a pas trouvé sa place auprès du public. Il y a donc trois ouvrages, qui forment aujourd’hui un coffret.

Vous proposez également des ouvrages comprenant du son, avec la collection Lyre (le texte de Robert Wyatt, dans la collection Phoenix, est aussi accompagné d’un CD).

En fait, il y a une volonté depuis toujours, en ce qui concerne Æncrages, de créer des ponts entre les différents arts. De même que nous organisons souvent des performances (un poète lit, un musicien l’accompagne, et un plasticien peint un livre in situ), nous avons voulu que cela se retrouve aussi dans notre catalogue. La poésie est un chant, la peinture est une parole, etc.

Finalement, il y a la collection « carrée », Phoenix : pour emmener les lecteurs en voyage ?

Phoenix est en fait née après le second incendie des éditions Æncrages, en 2007. Ainsi, comme son nom l’indique, elle était destinée aux textes disparus dans l’incendie. Elle a permis des rééditions, qui sont finalement des éditions différentes étant donné le travail artisanal. Mais il s’agissait en tout cas de repartir d’un texte déjà publié auparavant.

Comment le festival Poés’Arts, que vous avez organisé et dont la première édition s’est tenue en mars 2016 à Baume-les-Dames, a-t-il été reçu ?

Il a été très bien reçu par le public. Un public qui a été très attentif, malgré les quelques couacs sonores, et le froid dans l’Abbaye... Si nous lançons une seconde édition, nous ferons les choses un peu différemment ; mais c’était une belle première.

Qu’est-ce qu’un tel événement a apporté à la maison ? Quels éléments pensez-vous conserver ou pas pour la deuxième édition de Poés’Arts ?

Poés’Arts est l’occasion de faire rayonner notre catalogue en donnant la parole à ceux qui l’habitent : les poètes et les peintres. Beaucoup de gens sont assez méfiants vis-à-vis de la poésie, qu’ils pensent réservée à une élite. Cela leur permet d’entendre réellement les textes, de prendre le temps de regarder les livres aussi, de rentrer dans des univers. Il me semble que la lecture publique est un bon moyen de transmettre.
Nous garderons ce beau lieu de l’Abbaye pour l’exposition et l’espace librairie ; cependant, nous pensons déplacer les lectures dans un lieu avec une meilleure accoustique.

Êtes-vous confiants pour l’avenir de la poésie et pour celui d’Æncrages & Co ?

C’est une question très difficile ! Je pense que la typographie a encore un avenir, si on peut dire cela. En effet, les gens sont de plus en plus avides d’authenticité, et malgré tout, ils continuent d’admirer le travail réel sur l’objet qu’est le livre.
Pour ce qui est de la poésie, je pense qu’il y aura toujours des voix, et donc toujours un public pour les recevoir. Peut-être prendra-t-elle des formes différentes. On voit bien comme elle a évolué au fil des siècles. La poésie est une forme d’engagement et de résistance quelque part... Et tant qu’il y aura des gens engagés, tant qu’il y aura des résistants, il y aura un avenir pour la poésie, je ne l’imagine pas autrement. Cela ne veut pas dire que ce ne sera pas un combat, on a toujours un peu l’impression de se battre quand on est dans le milieu de la poésie (dans l’édition en tout cas, j’imagine que c’est un peu pareil pour les poètes) ; mais il faut continuer...

(sur la photo : Claire Perrin au Salon du livre d’artiste de la Charité sur Loire, 2016)



Blinder Sommer/Été aveugle, de Rose Ausländer (Æncrages & Co, coll. voix de chants, 2010. Traduit de l’allemand par Dominique Venard. Gravures de DaDaO)

Les étrangers

Des chemins de fer amènent les étrangers
ils descendent regardent autour d’eux
On voit dans leurs yeux perplexes
nager des poissons apeurés
Ils portent des nez pas comme chez nous
des lèvres tristes

Personne ne vient les chercher
Ils attendent l’obscurité
qui ne fait pas de différences
alors ils peuvent retrouver leurs proches
dans la voie lactée
dans les creux de la lune

L’un d’eux joue de l’harmonica -
des mélodies étranges
Une autre tonalité
habite l’instrument :
une suite imperceptible
de solitudes



Grand élucidaire des choses de l’amour, de Régine Detambel (Æncrages & Co, coll. voix de chants, 2014. Linogravures de Bernard Alligand)

Avalée

Il y a ta voix grasse et ta voix maigre
ta voix du dehors et ta voix du dedans
ta voix d’hydre à l’estomac retournable
et ta voix souple qui enfile des vêtements de maille

Un jour à l’envers
Un jour à l’endroit
Éternelle avaleuse, perpétuelle avalée

Mon amour habite là
dans ta bouche de baleine
sur ta langue
pleine de loups, de lions, de pêcheurs et de bateaux
et dans ta gorge qui rit




Ce doigt qui manque à ma vue, d’Armand Dupuy (Æncrages & Co, coll. voix de chants, 2015. Dessins de Philippe Agostini)

il reste
ce vert sur la serve
couche fine

où le dessus touche
dessous
comme font mes yeux

ici n’est pas lieu
fixé
tout croule
qu’on ne voit pas

faillite des membres
usés par les plâtres
juste

de quoi dormir

les pierres au bord
scellées
la lumière les grenouilles
épinglées grasses pas
peureuses

on regarde avec des yeux
lâchés

la Chouffe les livres les
détails sur la table
font d’autres couleurs



Dichotomies (suivi de) Aube crucifère, de Claude Louis-Combet (Æncrages & Co, coll. voix de chants, 2015. Dessins de Jean-Claude Terrier)

Comme une faille
Une ouverture
Pour le cri qui se prépare
L’aube est en grand ravage
De ciel et terre

L’espace entier
Se déchire dans la blancheur naissante
La nuit se dissout
Mais là où l’ombre résiste
Elle traîne une épaisseur sale




Sorrowful Songs, de Déborah Heissler (Æncrages & Co, coll. voix de chants, 2015. Dessins de Peter Maslow)

Elle était devenue arbre —frondaison— où le ciel tout entier vous semblera plus haut et l’heure immobile sous les branches mouillées, comme après un long silence. Passez. Oubliez tout.

Oubliez qu’elle était devenue arbre et qu’elle lui tendait les bras, ombre ou soleil, chèvrefeuille noué au cœur, cathédrale à la chute du jour, fisant.



Des voix dans l’obscur, de Françoise Ascal (Æncrages & Co, coll. Écri(peind)re, 2015. Dessins de Gérard Titus-Carmel)

une noirceur de myrtille occupe les yeux
on en oublie l’horizon

les baies roulent
dans les mains tachent les doigts
ronces épineux genêts dissolevent le temps
la lande prend possession de la peau
on n’a plus d’âge

deux busards dans le ciel gris tracent des spirales
plus haut toujours plus haut avant de chuter comme
des pierres qui se logent au creux des reins
d’innombrables ailes s’agitent

la vie s’ébat comme elle veut
la mort blanchit et s’immisce dans le sang violet des myrtilles



Kvar lo, de Sabine Huynh (Æncrages & Co, coll. Écri(peind)re, 2016. Encres de Caroline François-Rubino)

Tant
de langues ruminent
ton mutisme d’exilée
aucune ne colle
ne vient
de ton corps
où aller ?

il ne suffit pas de parler
pour que la langue soit
une demeure, rien n’est
moins volatil qu’un son
ses ailes greffées te portent
et te déroutent
tant



Corps du délit où se cache le temps, de Luis Mizón (Æncrages & Co, coll. voix de chants, 2014. Dessins de Philippe Hélénon)

tout est écrit par le corps
sans que la main droite sache
ce que fait la main gauche
le linge immaculé raconte
des histoires cryptées

près de la flamme
les taches deviennent visibles
on voit la trace de la machinerie
les effets spéciaux

la scène sombre du balcon
les aveux des amoureux
les hésitations des comédiens
les soupirs des jeunes poètes
les traces de l’amour et de la haine

l’oubli n’a rien effacé



hier soir, de François Heusbourg (Æncrages & Co, coll. Écri(peind)re, 2014. Gravures de Robert Groborne)

Ouvert à l’intérieur. Du vertige. Je le porte en moi désormais, vous savez. Et vous avez fermé les volets. Pour retenir. L’idée, que l’on se fait des choses. Désormais les béances à l’intérieur. C’est si vivant, la douleur. Quand on est à l’intérieur. On pense avec difficulté, on ne peut plus parler. On est pris dans soi-même.




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