Samizdat a 25 ans, Denise Mützenberg et Claire Krähenbühl passent le relai à Claudine Gaetzi. Entretien à trois avec Terre à ciel
Denise et Claire : Comment est née la maison d’édition, je suppose que cette maison a une histoire ?
Bien sûr ! Des histoires, plutôt ! Il était une fois deux petites jumelles qui ont commencé à s’en raconter dès le ventre maternel. Plus tard elles s’en sont mutuellement bercées avant de les déposer dans des cahiers. Premiers livres. Premiers samizdats. Puis l’une et l’autre ont publié des nouvelles et de la poésie chez Eliane Vernay et aux éditions de l’Aire. Beaucoup plus tard, Denise, qui frôlait la cinquantaine, a voulu partager avec les autres des poèmes écrits en romanche, une langue menacée qu’elle s’était appropriée par amour. Sachant que ce serait difficile de trouver un éditeur pour un tel manuscrit, elle est allée trouver un ami imprimeur, et quand il a fallu indiquer un nom d’éditrice, elle a choisi Samizdat !
Pourquoi ce nom ?
C’est un mot russe qui vient de la racine izdat, édition, et du préfixe sam, soi-même. Il désignait en Union soviétique les textes qu’on se passait sous le manteau par crainte de la censure et du goulag. Comme il signifie littéralement auto-édition, il correspondait bien à sa démarche de publier sans éditeur. Mais elle ignorait à ce moment précis que ce petit Dschember Schamblin au nom d’arbre (« arolle jumeau » en romanche) deviendrait en 25 ans une forêt éditoriale de plus de 130 titres !
25 ans d’édition, vous devez avoir des tonnes de souvenirs. Quels sont les meilleurs ?
Chaque titre, chaque image de couverture, chaque nom d’auteur fait jaillir un geyser de souvenirs. Y en a-t-il de meilleurs ? Difficile de démêler tout ce qui fut noué si étroitement. Il y faudrait un livre… Mais en fait il y en aura un. Que nous appellerons justement Le Livre (des 25 ans de Samizdat !) Un Livre que Claudine Gaetzi - qui nous succédera - est en train de concocter avec intelligence, humour, sans oublier une autorité tranquille. Au sommaire, un Préambule de sa plume racontant ce quart de siècle à partir des gros classeurs qu’elle a découverts dans mes armoires et emportés. Plus un texte de chacun des 80 auteurs que nous avons publiés. (Inédits, pour la plupart). Avec, à la fin, le catalogue de toutes nos publications.
En 25 ans, vous avez édité beaucoup d’auteurs, comment sont-ils venus à vous ou vous vers eux ?
Il n’y a pas eu de dessein, de plan, de programme. Seules les circonstances, les rencontres ont peu à peu construit Samizdat ( ne dit-on pas une « maison » d’édition ?) pierre après pierre, livre après livre. Pour prendre une autre métaphore, notre petite entreprise s’est développée par cercles concentriques. D’abord, Denise qui était à la barre a publié sa jumelle. Puis, rêvant de jouer avec les langues ( ne l’avait-elle pas fait avec le romanche ?), elle a édité le Lusitanien Luiz Manuel en texte bilingue portugais-français. Avant d’enchaîner avec Anne Bregani, une amie, dont Le territoire de l’oiseau fut suivi de huit recueils parus à notre enseigne. Le premier poète venu à nous fut sans doute l’un des plus prestigieux puisqu’il s’agissait de Maurice Chappaz avec un projet tout à fait dans notre ligne : son Office des morts traduit en romanche par le plus important des écrivains grisons, Andri Peer. Dès ce moment-là les auteurs ont frappé à notre porte, et de plus en plus nombreux, puisqu’il a fallu bientôt refuser des manuscrits : des médiocres mais aussi des bons, parce que nos moyens ont toujours été limités.
Denise et Claire : vous avez décidé de passer le flambeau, avez-vous des regrets ou des projets ?
Si vous parlez de nostalgie ? Non, aucune. Nous quittons le navire sans l’abandonner. Le gouvernail sera en de bonnes mains, à la fois fermes et souples. Avoir une telle repreneuse découle d’un petit miracle. Quand l’offre et la demande se rencontrent et coïncident, on ne peut que s’émerveiller et partir tranquilles.
S’il s’agit de regrets concernant la vie des éditions et le travail accompli au cours de ces 25 années, même en cherchant bien il nous est difficile d’en trouver.
Nous sommes sans doute passées à côté de manuscrits devenus des succès éditoriaux. Nous en avons refusés d’autres parce que ce n’était pas le bon moment et nous les aurions peut-être acceptés en d’autres temps : c’est le lot de tous les éditeurs, on le sait. Nous avons toujours préféré une croissance organique à une planification trop rigoureuse..
Avoir donné une chance à de nouvelles voix qui s’affirmeront ailleurs ? Cette sorte de départ est pour nous source de fierté plus que de dépit. Nos auteurs ne nous appartiennent pas.
Quant aux projets, c’est sûr que nous en avons, ensemble ou séparément, souvent liés à l’écriture et à la poésie. Pour nous, projet rime avec rêve. Et pourquoi pas avec surprises et jeu ? Dès l’enfance nous avons joué à mettre en scène des histoires inventées au fur et à mesure sans même nous concerter, sans en connaître ni la suite ni la fin. Ce goût des mots prenant corps nous le tenons d’une mère conteuse et d’un père typographe.
Tant que ce théâtre aventureux nous tentera, l’aventure continuera…
Claudine, comment avez-vous eu envie de « sauver » les éditions Samizdat ?
Sauver ? Je dirais plutôt reprendre. Quand j’ai appris que Denise et Claire souhaitaient arrêter et désespéraient de trouver quelqu’un pour poursuivre leur travail, j’ai immédiatement pensé que je ne voulais pas que Samizdat disparaisse. Le travail d’éditrice m’attire depuis longtemps, et il me semble plus aisé de m’y lancer avec une maison qui a une histoire plutôt que de partir de rien. Je ressens cette reprise comme un héritage inespéré, que je reçois et qui ne prendra sens et de valeur qu’en fonction de ce que j’en ferai. Cette pensée est à la fois angoissante et stimulante.
Souhaitez-vous poursuivre dans la même « lignée » que Denise et Claire ?
Comme Denise a affirmé une fois que Samizdat « se caractérise par une non-ligne », je pense que je vais poursuivre dans cette non-ligne, dont la cohérence se dessine malgré tout. Cependant le dessin de ma non-ligne sera autre, forcément, puisque je suis une autre personne, dans une autre époque… et que je n’ai pas de sœur jumelle…
Quels sont vos projets ?
Je ne sais pas vraiment faire de projets. Ou lorsque j’en fais, j’en parle aussi peu que possible, par superstition. Cependant, la plupart du temps, mes plans se définissent à mesure que je les exécute. J’ai davantage d’incertitudes que de certitudes, et j’aime avancer dans l’inconnu. J’espère surtout que je saurai accueillir ce que je recevrai, que je serai attentive aux auteur-e-s, que je découvrirai de nouvelles voix, que les textes circuleront, que des rencontres et des échanges auront lieu
Propos recueillis par Cécile Guivarch
Anne Bregani, extrait de Le Temps de l’Arc, Grand Prix de littérature Alpes et Jura
… tu ne sais
si tu es fragile
ou forte
vivante
ou morte
tu vas tu vas
tremblant nautonier
sur la barque tirée au sort
pour cette vie à toi donnéele vertige te saisit
quand tu comprends soudain
que l’océan est aussi le port
Jacques Roman, extrait de l’élan, l’abandon
… La Fête des morts…
De ta naïve enfance où la première neige tombait à la Toussaint, tu as gardé cette image de la Fête des morts : une volée de pétales blancs, l’arrivée du silence éprouvé aux entrailles muettes, émues, et tu croyais que les morts faisaient la fête au ciel. Par-là tu apprenais posséder ton cœur. Lorsqu’on t’emmenait au cimetière, tu pensais qu’en invité tu déposais la couleur des chrysanthèmes sur la grande toile blanche du repos.
Silvia Härri, extrait de Mention fragile
Rébellion
Tu t’étonnes que les objets importants refusent de se laisser emballer, rebelles. Si peu pourtant : un carnet, un crayon, une écharpe, un médaillon avec l’ange de la grand-mère, une tulipe de bois jaune, un porte-clés en forme d’éléphant rappellent que le reste (tout le reste ?) une vie (toute ?) peut tenir en trente-six cartons et quatre valises.
Très exactement.
Sibylle Monney, extrait de Paravalanche
Ce matin, entre ma mère et moi, la grand-mère dresse ses écrans, au ciel de la cave suspend ses draps. D’un bras relevé, sur la ficelle elle retient les lourds tissus mouillés. Par-dessus son épaule, vers moi jette ses regards, me tend sa main. Je lui donne la dernière pince à linge. Puis la grand-mère s’éloigne, me laissant seul au milieu des draps humides. Je colle alors mon visage sur cette eau suspendue, et ma mère m’apparaît.
Laurent Cennamo, extrait de FH, automne
Le livre ne devra être rien d’autre que le fragile récipient où l’on brise les mots avec amour, patience, à l’image de ces petits bols en terre cuite dans lesquels le peintre ancien écrase les pigments pour faire naître la couleur – dont son regard, semble-t-il, mystérieusement, déjà, se nourrit…
(Patience, science)
Daniele Morresi, extrait de In un giardino dipinto / En un jardin peint
Arte povera
Un oggetto luminoso,
hanno detto : una poesia, ma
io pensavo il quarzo o la piuma
di cigno.
Un oggetto povero,
hanno detto : una poesia, ma
io pensavo la ciotola
o il falcetto senza filo.
Un oggetto vero,
hanno detto : una poesia, ma
io pensavo il sonno quando è dolce
o il dolore di madre.
Arte povera
Un objet lumineux,
ils ont dit : une poésie, mais
moi je pensais au quartz ou à la plume
de cygne.
Un objet pauvre,
ils ont dit : une poésie, mais
moi je pensais à la gamelle
ou à la faucille sans tranchant.
Un objet vrai,
ils ont dit : une poésie, mais
moi je pensais au sommeil quand il est doux
ou à la douleur de la mère.
Cesare Mongodi, extrait de Ciao papa
…Pour la première fois, moi le seul homme, moi soudain le père. Au bout de la table, au bout de moi-même. A l’étroit dans le rôle tel que je l’avais jusqu’alors investi et flottant dans le vide autour duquel le puzzle familial cherchait insensiblement un nouvel équilibre. Puis, par secousses de tendresse, par afflux soudains de sang, la présence en moi de mon père disparu. Vague immense qui me jetait sur une plage perdue, me roulait comme une éponge nue dans l’écume de ses gestes de ses rires de ses moues. Moi, moins lui, plus lui en moi : mes mains s’agrippaient incrédules à cette pépite, la palpaient, la tournaient de chaque côté pour vérifier si vraiment elle m’appartenait. Cette jeunesse à laquelle je devais renoncer pour la posséder, cette jeunesse de fils, combien elle était chétive et tremblante devant ce sang rutilant de père. Combien de fois devrais-je encore le sentir parcourir mes veines étonnées d’une présence étrangère et pourtant si familière ? Combien de fois, jusqu’à ce que mon sang ne se reconnaisse qu’en ce mélange ?
Elena Jurissevich, extrait de Ce qui reste du ciel
Que tes paroles redeviennent souffle.
Et non cris du garçon au loup.
Haleine de bœuf, souffle de chien.
Comme de la terre cuite je ne veux
te briser entre mes mains. Non vue,
te regarder. T’écouter me parler.
Sans mots qui entre vérité
et mensonges, claquent.
Prisca Agustoni, extrait de Le déni
Il y a dans ton corps
des chambres invisibles
où les bras reviennent nombreux
serrer le vide*
C’est l’unique rencontre
de nos désirs qui errent
comme deux orphelins
rongeant les mots.
mais ce soir il s’exile au-delà des toits
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