Les mains fertiles. Anthologie de poèmes en langue des signes française (LSF) établie et présentée par Brigitte Baumié – Editions Bruno Doucey – 2015
« À quoi bon apprendre la Langue des Signes ? Tu ne connais personne qui soit sourd ! Ça ne te servira à rien du tout. C’est une pure perte de temps… ». Je ne connaissais rien à la Langue des signes (LSF), c’est vrai ; et ce que j’en avais entendu dire n’était pas très positif. C’est justement cette ignorance qui m’a poussée à en commencer l’apprentissage, afin de m’ouvrir à l’inconnu, de découvrir la culture d’individus qui vivent parmi nous, dans notre société, mais sur la culture et la langue desquels nous connaissons fort peu de choses. Ce manque de considération à l’égard de la LSF est certainement lié au caractère très récent de sa reconnaissance. Car elle n’a été officiellement reconnue qu’en 2005 et suscite encore aujourd’hui une réaction paradoxale, entre indifférence totale et émerveillement profond.
L’anthologie de poèmes établie par Brigitte Baumié, Les mains fertiles, rend un magnifique hommage à la LSF. Cette célébration commence dès le titre, au sens multiple : la fécondité des mains est tout à la fois artistique et philosophique – et humaine, tout simplement. La main est dans le cas présent une métaphore des rapports humains, le moyen par lequel se donnent à voir nos émotions et nos sentiments, le truchement des liens que nous entretenons avec les autres et avec notre univers. Elle exprime ce qui nous anime intérieurement, et le met en espace et en mouvement. L’anthologie établie par Brigitte Baumié est à lire, assurément, mais elle est aussi à regarder. L’ouvrage Les mains fertiles unit un livre et un DVD. Il convient de prêter une attention toute particulière à la manière dont les gestes sont effectués, ainsi qu’aux expressions du visage de l’interprète. Mieux, au sein de cette anthologie se dessine un art poétique nouveau, qui repose sur la fraternité, non seulement parce qu’elle réunit des poètes du monde entier, mais encore parce qu’elle est le fruit d’une collaboration nourrie entre sourds et entendants.
Les formes poétiques et les combinaisons présentes dans Les mains fertiles sont très variées. Le poète d’origine turque Levent Beskardès magnifie ainsi un simple signe de la LSF en écrivant un poème entier, le poème « V », avec ce seul signe. La représentation scénique revivifie ce signe en en présentant toute la fécondité : le signe peut avoir une multitude de significations en fonction de sa position, de son orientation, de la rapidité à laquelle il est exécuté et de l’expression du visage de l’interprète, qui accompagne le signe. Une sorte de vertige peut de ce fait saisir le spectateur de ce poème. Mais ce n’est pas tout : ce poème signé est d’une grande harmonie visuelle. L’attention du spectateur porte en partie sur la forme même des signes. Le plaisir que le poème en LSF est susceptible de procurer est de nature pleinement esthétique. La démarche de Levent Beskardès est à même de susciter l’intérêt et la curiosité des spectateurs novices et est presque pédagogique : s’agit-il pour le poète de procurer au spectateur un plaisir d’ordre esthétique ? de le pousser à s’essayer lui-même à la LSF ? ou simplement une manière ludique de lui faire découvrir la LSF ? En tout cas, un échange a lieu entre le poète et le spectateur ; et la poésie est éprouvée par l’un et par l’autre.
À travers la langue des signes transparaissent les affects du locuteur. Le poème « Ton sourire est absolu » de Pierre Soletti célèbre justement leur expression par le corps. Il donne lieu à une autre combinaison, remarquable elle aussi. Le poème est co-interprété sur scène, par l’auteur qui récite le poème en se couvrant les yeux de ses mains et par l’interprète Lucie Gaillard qui rend manifeste grâce à ses mains et à l’expression de son visage ce que l’auteur peine à écrire et à dire dans son poème. Cette remarquable co-interprétation témoigne de la nécessité de laisser « parler » le corps quand les mots font défaut. En se couvrant les yeux, l’auteur veut aussi révéler l’aveuglement au monde dont il a fait preuve. Le poème se clôt par les vers suivants :
quand j’ouvrirai les yeux…
… alors je ne verrai plus rien
L’omniprésence de mots évoquant l’évanescence de la vie, voire sa vanité – « murée », « mort », « mourant », « silence », « couché chez les morts » - crée un certain malaise chez le lecteur-spectateur-auditeur, mais ce malaise est fécond, car ce poème est une exhortation à vivre mieux et à lutter contre ce tourment.
L’ensemble de l’anthologie est d’ailleurs assez sombre. Écrit par l’Israélienne Tal Nitzan, le poème « Arraché » présente une scène cauchemardesque : une mère perd son enfant lors d’un attentat. Un appel à la violence est lancé dès le lendemain matin. La lecture de l’ensemble du poème est paisible. L’interprétation gestuelle de Carlos Carreras, à l’inverse, est bouleversante en raison de l’alternance de mouvements lents, pour décrire la scène et des souvenirs d’enfance, et de mouvements d’une extrême rapidité, pour évoquer le bus calciné, la recrudescence de la violence et l’enfant « arraché » à sa mère. L’interprétation scénique est beaucoup plus expressive que la lecture et rend compte d’une douleur inexprimable par les mots. Le titre de la première partie de l’anthologie « la mort tenaille, le mot juste » prend ainsi tout son sens.
Certains poèmes font toutefois luire un espoir, ou la promesse d’une issue. Le poème de clôture de cette partie, « Réfléchissez enfants » du Slovène Tomaz Salamun, se présente ainsi comme une adresse confiante aux « frères blancs ». L’interprète Marie Lamothe, exécute continûment des mouvements de balancier de droite à gauche, ce qui, en LSF, présente une signification très forte : c’est un appel au décentrement de l’individu « blanc » (corps tourné vers l’Ouest, soit l’Occident), en faveur d’un horizon lointain, plus à l’Est, vers l’Orient (corps tourné à droite). Au-delà du « ton » un peu moralisateur et didactique du poème, en partie lié à la reprise anaphorique de l’exhortation « réfléchissez », pointe une interrogation sur le narcissisme individuel et collectif qui conduit à ignorer des parties entières de l’humanité, à se détourner de la richesse du monde. Les regards de Marie Lamothe « provoquent » le spectateur, mais surtout le guident vers le décentrement, vers l’ouverture : s’opposent un regard fixe et de faible portée posé sur les « frères blancs », et un regard profond et lointain, cherchant un ailleurs. Dans l’interprétation de ce poème, un signe est constamment ajouté, un signe qui ne figure pas explicitement dans le poème écrit de Tomaz Salamun : le signe « V », qui symbolise le regard quand il est exécuté au niveau des yeux. L’appel aigu à la réflexion sur la beauté et la souffrance du monde, et l’attention porté à l’autre, c’est tout un.
Le poème « L’Iranien » du Grec Tassos Galatis, situé à la fin de l’anthologie, prolonge la réflexion engagée avec « Réfléchissez enfants ». « L’Iranien » dresse le portrait de deux hommes que tout semble opposer : l’un est athénien, l’autre est un immigré iranien. La qualité de leur entente est néanmoins bel et bien visible à travers l’expression du visage de l’interprète Jérôme Philippe. Son regard est lumineux et joyeux lorsqu’il évoque l’estime que le Grec porte à la culture et à la personne de l’Iranien. Il exécute aussi des gestes amples, des gestes qui embrassent la beauté du monde d’où vient l’Iranien, et que le Grec a vue au cours d’un voyage. Ces gestes tiennent aussi de la caresse. L’exécution des gestes souligne en outre l’émoi, et même le bouleversement que cette découverte a suscité dans l’esprit et le cœur du Grec. Il est sorti grandi de son expérience, ce qui s’observe dans la posture même de l’interprète, laquelle contraste très nettement avec celle de l’auteur Pierre Soletti, qui cache son visage.
La possibilité d’un parcours existentiel apparaît à l’échelle de l’anthologie tout entière : si les premiers poèmes disent la solitude, l’échec, l’enfermement, l’aveuglement au monde, la souffrance, la mort, les derniers poèmes chantent l’aventure et la liberté, et célèbrent l’élaboration de relations pleinement humaines. La dernière partie montre que l’apaisement est possible, que la réconciliation avec les autres et avec soi est un beau projet. Un magnifique message de fraternité se dessine ou, plus précisément, se tisse dans cette anthologie, car les poèmes renvoient les uns aux autres. Si elle reste possible, une lecture fragmentée ou discontinue risque d’être pour le lecteur comme un filet aux mailles trop lâches : il ne retirera pas de la lecture le message d’ensemble de l’anthologie. Bien sûr, le parcours n’est pas strictement linéaire : certains poèmes, tel « Rouge » de Levent Beskardès, suspendent ou brisent provisoirement le caractère illusoire d’un progrès constant. Ces brisures ont elles aussi une signification.
Les poèmes en langue des signes présentés dans Les mains fertiles fondent un art poétique. Ses enjeux sont indissolublement éthiques et esthétiques. Il a trait à la compassion et à la fraternité. Faire l’expérience de cette poésie, c’est éprouver pleinement le rapport à l’autre.
On me disait que ça ne servait à rien, la langue des signes…
Imène HADJALI
(Page établie avec la complicité de Roselyne Sibille)