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Les poissons percés de Nathalie Guen

samedi 31 octobre 2020, par Cécile Guivarch

Photographies couleur : Fabrice Lepeltier
Photographie N et B : Odile Guichard
Carte maritime imaginaire : Nathalie Guen

 
Les poissons percés font le lien entre des lieux éloignés, des personnes disparues, des petits chevaux, des boules de noël du Japon...

Impossible de vivre à plusieurs endroits en même temps sauf si vous avez un poisson percé avec vous.
Ils parlent de gens, peut être morts ou pas encore nés et qui nagent encore...

 

Souvent on lui disait
Vos parents sont de braves gens
Ils auraient dû gagner la guerre
Ils auraient dû manger dans le plat principal
Elle n’a jamais rien compris à ça
Elle préférait l’écrire avec un hameçon du Japon

l’ Océan est rempli de fautes d’orthographe
de mots qu’on ne connaît pas

on les pêche avec l’hameçon invisible du cœur de son père
plus elles s’éloignent plus elles sont grosses et miraculeuses
des fois elles résistent, retombent dans l’eau
alors on ne comprend rien
on rentre dans sa langue avec la ligne tout emmêlée
c’est invraissemblague tout ça
petit Larousse priez pour nous

à l’ouest il y a une plage qui s’appelle Porz Gwen
A marée basse, l’âme des poissons que son père n’a pas pêchés se détachent
Elle les rassure et raconte leur histoire

Le poisson percé de son père à elle
Pêchait des cachalots géants dans la nuit
Delirium debout sur son lit d’hôpital
Sa perfusion en guise de mat
Criait les Oiseaux les Oiseaux
A l’abordage du bar d’en face
Troué de partout a fini par couler
 

 
Madame poisson un jour m’a dit
Docteur mon dentier il ne me va pas
Il me fait des lèvres ridées
Vous croyez que ma mère m’aurait conseillée
Non
Trente ans qu’elle en porte , ne m’a rien dit
Je ressemble à un Gobi
A part ça je vais bien
ma mère ne m’aime plus
Alors je fais de l’aquagym
docteur , vous n’oublierez pas la crème pour la peau sèche
à cause de l’aquagym
c’est important
 

 

Pour vivre leur vie, les poissons percés sont tenaces
Ils s’accrochent à n’importe quoi
une photo d’inconnu de Lisbonne
un crabe mal placé à zigouiller
une fermière en chagrin
même un caddy de supermarché ça peut aider
et méchamment les oiseaux ne regardaient personne

Son poisson percé à elle aime les hommes qui marchent dans l’eau
ceux qui vont loin
loin de sa vie pacifique et honteuse
ceux qui disent pas quand ils reviennent
ceux qui égorgent nos enfants
ceux qui cap hornent sans rien dire
en rentrant posent une baguette sur la table
perdu en mer loin de sa vie
 

mari marin mari de son imagination

 

*

 
Son poisson percé à elle a une baleine échouée sur la place
Impossible de se garer dans le poème

Elle aurait voulu être un insecte qui gratte la sécheresse
Mais rien à faire elle était une crevette
Adieu cimetière marin
Lire le guide sur les homards crabes, crevettes et autres décapodes la rassurait
savoir qu’il y avait plus de 2500 espèces de crevettes dans son monde la rendait heureuse
Elle qui pensait être seule à nager de travers
La voilà innombrable
 

 

Son poisson percé à elle n’avait pas eu d’enfant
Les gens lui disaient : Pas du tout ?
Alors à bien y réfléchir elle se souvenait d’un nid dans sa chaussure
Dans le déménagement de son corps elle avait failli l’oublier
Heureusement que les gens posent des questions
maintenant qu’elle a un enfant à grandir
Ça sera sûrement un oiseau marin

le poisson percé de son père à lui
soudeur tuyauteur
Est mort d’amiante plein les branchies
sans se vanter s’est jamais arrêté
Des os de seiches pour respirer
A fini par couiquer
Reste sa vieille Audi
Sa fierté
300 000 km au compteur
Celle-là ils ne l’auront pas
Son âme est restée dans le moteur V6
Dans les nuits de son fils il revient en criant
Oublie pas l’antigel !
Tu as fait les niveaux ?
et la courroie de distribution
faut la distribuer
à ta mère à tes frères à ta sœur
Si t’oublies je suis mort
 

 

Dans la salle d’attente de nos peurs
Un regard et enfin c’est à vous
Nous nous déshabillons
Vous vous déshabillez
Ils se déshabillent
Nous nous écaillons quoi qu’il arrive
Un peu beaucoup à peine
ça fait mal ?
non là , un peu par là
C’est là quand je fais ça
Et depuis quand ça vous fait ça ?
Depuis au moins, je ne sais pas, ça fait une vie
Nous nous rassurons vous nous rassurez un peu quand même
Poisson d’avril à un fil près il était temps
On vous l’avait dit
si ça revenait fallait nager
Avec les crabes on ne sait jamais
Nager un peu les yeux fermés
 

 

Elle voit
Vous prendrez ça Matin midi et grande marée
si besoin on se revoit la semaine sainte
Nous nous rhabillons vous vous rhabillez ils se rhabillent
nous nous écaillons quoi qu’il arrive
Bonnet écharpe on ne sait jamais
 

 

Note* -Les Marshallais faisaient des cartes de navigation représentant ce qui était mouvant : la houle , les vagues , les courants… et non pas ce qui reste fixe comme les îles ou le littoral. Je me suis inspirée de ce raisonnement pour imaginer des cartes de navigation en remplaçant les vagues, la houle les courants par, nos phrases, nos mots inventés, déformés voire nos fautes d’orthographe tombées dans l’eau…
Chaque carte maritime est singulière comme une histoire de vie.

Page établie avec la complicité de Clara Regy


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