Marie-Claude San Juan, Le réel est un poème métaphysique
(parcours prose, photographies, poèmes), éditions Unicité, 114 pages.
Il me semble que ce livre de Marie-Claude San Juan accorde une attention tout à fait singulière au lecteur. D’abord, parce qu’il lui propose d’abondants commentaires, sous différentes formes : par les précisions que donne le titre d’ensemble, par les titres des grandes sections et leurs sous-titres, deux avant-propos, une postface et de très nombreuses citations. Ensuite, dans la mesure où trois « tables » des matières lui offrent la possibilité de se repérer aisément, selon ce qu’il recherche : celle des poèmes, celle des photographies et celle des titres qui délimitent la structure de l’ouvrage.
Nous le savons, trois est le nombre magique par excellence. Dans ce livre où le réel – même s’il est ici surtout urbain – est très loin de n’être que ce que nous croyons en percevoir, Marie-Claude San Juan, devant de simples flaques d’eau, active sa baguette d’artiste multiforme par trois fois : « En regardant, en photographiant, en écrivant. » Il s’agit moins de transformer la réalité, cependant, que d’accéder à une vision plus profonde, qui le désigne comme « poème métaphysique ». En effet, ce réel est fondamentalement indicible et paradoxal : « Éternel ET éphémère, le réel »… Or, le paradoxe n’est fécond que s’il implique (ou présuppose) un troisième terme qui les relie et les dépasse : « C’est cet entre-deux qui m’interpelle et me concerne. » Du reste, dans cet ouvrage, le nombre trois se retrouve sur différents plans.
Trois objets
Une première triade concerne les objets du monde successivement présentés : les flaques, les traces et les ombres.
La flaque se donne comme un hologramme de l’univers, doté d’un pouvoir alchimique : il faut la laisser « faire du regard un peintre. » Flaque et pluie sont intimement liées : la première, étendue minuscule, naît de l’averse verticale, rattachant ainsi la terre au ciel. S’y côtoient les racines, les oiseaux, les étoiles… De plus, l’imaginaire, sous la forme du reflet (l’envers du réel, son essence secrète), y rejoint la matière. La poète forme le vœu que les flaques, puissantes comme « océans », puissent « laver l’Histoire des scénarios monstrueux ». Elles sont comme le « miroir d’Alice », l’au-delà du monde dans le monde.
Par les traces, second objet où se mêlent le « hasard » et le travail du « temps », ce monde se met à signifier, tout en conservant sa dimension d’énigme : ces étranges écritures sont les « cicatrices du réel calligraphiant notre radicale ignorance ». Mais cette ignorance n’exclut pas une forme de connaissance : s’attarder sur les traces, c’est entendre « les angoisses du monde » et faire grandir sa compassion et, plus encore, son espérance puisque leur couleur ressemble au « lait où se dilue l’acide verbal des mots destructeurs ». Les « bribes raturées » favorisent alors la « transmutation des mémoires / qui n’appartiennent plus à personne, / mais aux pierres. » Elles portent le message primordial de l’« œil mystique », qui défait nos catégories factices et transforme l’espace en pur « précipice d’être ».
Enfin, les ombres sont abordées, comme une essence secrète qui donne au monde son sens et sa valeur aux traces. L’ombre est l’« identité » qui se dépose « hors du temps » (comment ici ne pas penser à L’étrange histoire de Peter Schlemilh de Chamisso ?). La poète suggère qu’il nous est possible de nous dégager de nos identités fallacieuses en faisant advenir les ressources de « l’inconscient » et, surtout, de sentir se dresser en soi même le « témoin / inlassable » : celui qui ne possède rien mais par qui tout advient.
Trois approches
Pour appréhender ces trois objets, trois approches sont ici proposées, afin de « retourner le champ invisible », selon les mots de Franck André Jamme.
La première est le regard, toujours en amont. Profond, il ne se contente pas des apparences sensorielles, même si celles-ci sont nécessaires. Il doit apprendre à attendre, à mûrir : « Recherche des voiles qui délivrent le caché », sous la forme de « l’or du sens ». Pour cela, il lui faut se dépouiller (« éloge du rien »), comme la vision du « sage » ou du « chamane ». De fait, il suppose le fait de s’exercer au « silence intérieur », à la « nudité d’âme », pour se défaire « des boues de la pensée ».
La seconde approche est la photographie : celle qui prolonge, fixe le regard et lui donne corps. Ici, l’exigence est extrême : « Et si le bord invisible du sens des choses mortes et vivantes n’y est pas, ou si le cadrage n’est pas celui du regard instinctif, jeter… »
La troisième est l’écriture, qui implique « une gestation de soi », une sélection aussi, comme pour la photographie, avec cette différence que l’on peut, en écrivant, barrer, modeler, effacer, réécrire : « Malaxer corps et âme ».
Trois partages
Ces trois approches distinctes débouchent sur trois représentations différentes, qui sont autant de partages.
La première est le texte en prose : grâce à elle, à son pouvoir d’expliciter, nous ne sommes jamais perdus, la poète nous guide de sa main bienveillante. Elle contribue, par sa clarté et son désir de communiquer avec une grande précision, à « magnifier le minuscule qui autrement s’éparpille ».
La seconde représentation est à proprement parler poétique : le poème navigue à son aise entre les dimensions d’un monde devenu « miroir liquide », à la temporalité assouplie, où le présent du conditionnel côtoie celui de l’indicatif : « pourrait », « refuserait », « oublierait »… Le texte poétique est essentiellement méditatif. Il est le creuset d’une « mythologie urbaine », fait de la « rue » un « temple ». Il rassemble tous les temps, mémoire vivante qui « transcende l’idée de la mort ». Il rejoint l’enfance du petit « qui sautait dans les flaques ». Il balaie les convenances : « Bien et mal, / rien que mirages / effacés ». Il démultiplie, délivre, relie à l’infini : « Flaque ou visage, le même. » Il possède la liberté d’un « kaléidoscope provisoire ». Il offre d’être, dans sa nudité, hors des lignes que nous traçons. Il défait les « faux récits » pour « traduire » et offrir « un sens possible », retrouve « une parenthèse de silence », retisse ensemble les « pensées collectives ». Il fait de l’« Ombre » notre « source », un autoportrait plus profond, sa « braise » même. Il questionne le Je que l’on croyait connaître, il lui permet de se délivrer de lui-même, par la grâce d’une langue plus nue : « Le Je se dépouille même du Je. »
Quant à la troisième représentation, purement visuelle, elle permet aux photographies de naviguer entre abstraction et réalisme , semblant par là même répondre à cette question : « Qu’est-ce qui compte vraiment ? » Notre regard sur les choses et les êtres s’en trouve à la fois déconcerté, interrogé et admiratif, comme par exemple devant les ombres superbes de la page 32, où la lumière se tisse à l’obscur en traçant des lignes et en esquissant des formes mouvantes, insaisissables. On y découvre différentes textures, lisses ou rugueuses, des couleurs discrètes qui font flamber le gris, des contours indécis, de la géométrie aussi, un réel qui miroite, flamboie ou se tapit dans les ténèbres, esquisse des chemins ou des traces à suivre, une diversité éparse, énigmatique et surtout vivante.
Peut-être faudrait-il conclure par l’évocation d’une autre manière, pour la poète, de captiver notre attention : celle qui se résume dans le verbe « sortir » : sortir du livre ? Le publier ? En tout cas, il s’agit de « sortir pour recoudre ce qui peut l’être en offrant ce regard très personnel sur le monde (en images et en mots). » « Faire regarder » tient à cœur à la poète, tout simplement parce que « Qui regarde ne tue pas », mais vivifie, bien au contraire. Merci à Marie-Claude San Juan de nous offrir cette vision pénétrante d’un réel méconnu.
La ligne d’ombre de Marie Alloy, poèmes et aquarelles, éditions Al Manar, 2024, 115 pages, 20 €.
Ce nouveau livre de poèmes de Marie Alloy, qu’elle accompagne de huit aquarelles colorées où les ombres frémissent, me semble placé, tout comme ces œuvres visuelles, sous le signe d’une recherche d’équilibre, même au sein du paradoxe : il se divise en quatre grandes parties, dont chacune contient une vingtaine de poèmes. Le titre d’ensemble évoque une ligne qui se trace en s’effaçant - qu’elle soit vers à écrire ou trait à noircir -, comme l’horizon inaccessible, pourtant toujours à portée d’œil et de lumière. Cette ligne unique, énigmatique, illimitée, m’évoque un passage à emprunter par la plume ou le pinceau dans la profondeur du cœur, afin de se sentir vraiment vivant, dans une réalité plus unifiée et plus vaste : « C’est sa présence à l’horizon qui nous ajuste au monde et nous rend au silence. » Quant aux titres propres aux sections, ils confirment cette première impression d’unité, puisqu’ils sont tous introduits par la préposition « En », traçant à leur tour une ligne secrète, un chemin intérieur : « I. En regard » ; « II. En silence » ; « III. En souvenir » ; « IV. En partance ».
Si le « regard » est immédiatement présenté comme » prélude au poème » et « à la toile », il s’agit en réalité d’un œil intériorisé, comme l’indique la citation de Roger Munier en exergue (« Il y a dans la vue autre chose que la vue »). En outre, il paraît inséparable d’un autre, venu d’une autre rive (le soleil ? l’œil divin ?) : « Un œil te regarde / prend feu à l’horizon ». Ces deux regards se rejoignent en un seul, le nôtre, si sensible, si aigu qu’il n’a plus besoin du jour et se confond avec l’ouïe : « Nos yeux traversent des ombres / […] / Nos yeux sont à l’écoute ». Suivant la « ligne d’ombre », la poète-peintre cherche ainsi à puiser à la « source » de la « couleur », en amont du monde visible : « Où se perd le regard ? – à quelle source ? » L’espace perçu ici n’est pas celui dont nous sommes coutumiers ; nos sens nous trompent, nous oublions l’abîme, l’immensité secrète du réel : « De la pointe d’une herbe / la vue est immense / et la terre une pierre ». Cette vue est celle d’une conscience plus vive, qui embrasse également l’éphémère, le précaire : « Le monde se tient à l’extrémité d’une branche / qui peut casser à tout instant ». N’est-ce pas là l’œil du cœur propre aux mystiques, où s’unifient les sensations, les sentiments et même les contraires, depuis un lieu immaculé, intraduisible ? « Ce qui tombe / tombe de neige / sous le ventre des herbes / brûlées de givre »…
Regarder vraiment, pour Marie Alloy, c’est donc revenir, à l’aube de toute pensée, au « silence » primordial. Significativement aveuglée (« Le temps semble s’écrire / en braille […] »), la poète-peintre s’interroge sur ce qui creuse sa soif d’un « paradis » et d’une relation à l’« Autre » - le tout Autre, orné d’une majuscule. Dans ce silence insondable, l’impossible surgit : « L’absence aimée se glisse là / là où nous n’avons plus de secrets / plus de mots pour la dire ». C’est le lieu inouï où résonne « l’âme de ton âme / ou le temps mis en croix ». Le poème se fait alors « prière invisible », fondamentalement adressée à « ce qui demeure », « libre du temps », située dans « l’ici », la paix, le « calme » d’où « perle le chant »… Le silence, c’est aussi ce que l’on ne peut nommer parce qu’il relève du tragique – par exemple « l’enfant mort-né ». C’est ce qui semble à peine exister, que le poème effleure : « C’est dans le presque que nous aimons / C’est dans le presque rien que nous vivons », un « temps » « si pur qu’en lui / même l’absence dure / et en jouit ». La seule écriture possible est alors la « parole / d’une voix sans personne ». Impersonnelle, la « ligne d’ombre » nous dépossède, nous met à nu, nous rend à l’indicible joie d’être au monde.
Ce « silence » est suffisamment ample et dense pour mener au « souvenir » de ce qui s’est englouti : « La nuit est un lac noir / Les enfants sont perdus ». Le poème apprivoise peu à peu cet « infini » que seule peut mesurer « l’âme » et que Marie Alloy appelle « Dieu ». Celui-ci « se niche sur la ligne d’horizon / avec le chien battu » et « protège nos morts avec des feuillages / de mots que personne n’a jamais entendus ». Dans l’épopée de vivre, un élan de confiance reste possible vers l’ineffable qui transcende le temps, malgré la nostalgie inévitable, les souffrances, le tragique de l’existence, le passage inexorable : « Qu’importe ce qui est dit c’est le geste qui parle ».
Reconnaissant pleinement la nécessité de l’éphémère, la poète entre « En partance », de toute son « âme », « Dans le sillage du poème ». La « ligne d’ombre », à écrire ou à peindre, se révèle infiniment mobile. Elle s’avance dans la force étrange de son incertitude : « Les mots à découvert / traversent / peut-être une rue / peut-être un visage ». Ceux-ci n’ont plus qu’à « se franchir eux-mêmes », « seulement poussés / sur cette page / en partance », tandis que « La main errante sans dessein / attend la fécondité d’un geste ». Ce n’est alors plus « la mémoire qui parle / c’est une autre lumière », jaillie dans le « suspens », dans l’entre-deux d’un « vide ouvert et serein ». Les vers de Marie Alloy retissent un fil sans cesse interrompu, reliant la naissance et la mort, le jour et l’obscurité, la présence et l’absence. Ils nous invitent à « voir » vraiment « ce qui est qui est fluide qui file là / sous nos yeux en partance / sans repos et sans prise ». Ils accompagnent le mouvement même du mystère, donnent à entendre ses résonances infinies, depuis les profondeurs d’une âme qui sans cesse renaît de ses cendres :
« Nous sommes dans l’ombre des rumeurs
un peu de nuit à l’entour de nos mots
une fumée dans la voix un poème funambule
le corps dansant face aux étoiles
d’une faim d’enfance »
Angèle Paoli, Mont Ventoux, vues et variations, peintures de Caroline François-Rubino, Voix d’encre, 2024, 21 €.
Ce livre dédié au Mont Ventoux est un secret hommage à bien d’autres cimes, picturales, celles-ci, comme le précise le petit texte de la quatrième de couverture, du « Mont Fuji d’Hokusai et d’Hiroshige » aux « montagnes bleues de Patinir ». S’y ajoutent naturellement – essentiellement – celles de Caroline François-Rubino, superbes et abondantes, étendues sur des pages doubles, dans une diversité qui n’exclut pas l’unité d’inspiration : non seulement parce qu’il s’agit du célèbre mont provençal mais encore parce qu’on y reconnaît toute la sensibilité aventureuse d’une artiste dont le paysage est la spécialité. Les lignes sont fluides comme des vagues, les couleurs discrètes et intenses à la fois, dans un climat de mystère, d’intimité et, en même temps, d’invitation à la promenade. Sur le plan visuel, la montagne se laisse redéchiffrer de page en page, par tous les temps, semble-t-il, entre verdure, roche et ciel qui parfois se confondent : tantôt massive et profuse, tantôt presque transparente, à peine suggérée par des lignes légères, tantôt scripturale, portant des signes mystérieux, elle se redessine et se réécrit à l’infini. Elle se transforme aussi, devient un océan, un nuage, le sillage d’un vent fougueux ou un paysage secret, intériorisé… Ces peintures n’illustrent pas les poèmes, elles constituent une autre écriture, un paysage parallèle, qui leur fait écho et dialogue avec eux.
Quant aux textes d’Angèle Paoli, proches de la prose, ils célèbrent le mont tout en proposant une promenade littéraire parmi de nombreuses citations et références : à Henri IV, à Pétrarque (le « plus ancien randonneur » du Ventoux, attiré par sa « force » et son « mystère »), René Char, Angèle Paoli elle-même (à travers des textes plus anciens, écrits à propos de ce mont tant aimé), Frédéric Mistral, Henri Bosco et Pierre-Albert Jourdan.
Les poèmes s’ouvrent sur le sentiment d’un déploiement à la fois horizontal et vertical (« Haut est le mont / et vastes les vignes »), auquel s’ajoute une sorte de mouvement, comme le montre, au début, le champ lexical du navire : « étrave », « fend […] / les terres », « navigue », « carène », « boussole »… Tour à tour animal familier (« ta vaste croupe »), « bercail » pour les « troupeaux » de maisons bâties sur ses flancs et gardien attentif (« fidèle au poste »), le mont Ventoux possède pourtant une facette hostile, inhospitalière : « je cherche vainement / sur tes pentes arides / une ombre bienfaisante ».
Animé d’une force singulière, le mont Ventoux se déplace dans le temps : la poète évoque les différentes saisons qui l’habillent, ainsi que les époques qu’il a traversées, des « drailles » anciennes à la « route » moderne, en passant par les « sentiers inépuisables ». Mais il traverse aussi l’espace, parfois dans l’imaginaire de la spectatrice qui lui rend hommage (sa végétation « rampante » pourrait venir de « l’Arctique » et le « pavot velu » lui évoque le « pavot d’or / des plages sablonneuses / de Corse »), parfois dans la réalité (« le pavot velu du Ventoux / […] / « héritage lointain du lointain Groëland »). Plus loin, il devient une sorte de monstre légendaire qui renvoie à nos terreurs les plus archaïques : « peur de l’avalement / peur de l’errance / peur de la chute peur / de disparaître // peur de la peur ». Il finit par revêtir une dimension mythique : « Ô divin Ventoux » ; « son visage tutélaire / de divinité ».
Pour autant, l’hommage qu’adresse la poète au mont Ventoux ne néglige pas sa dimension la plus matérielle ou concrète, en utilisant parfois des mots précis, techniques, descriptifs pour la végétation (« menues saxifrages », « lys martagon »), la faune (« le circaète Jean-le-Blanc ») ou encore certaines habitations (la « rue des Esquiche-mouches »)…
En outre, Angèle Paoli n’oublie pas le dialogue avec l’artiste, dans la mesure où elle présente ce mont comme une œuvre visuelle, avec ses « subtils dégradés / d’or d’ocres / de bruns », « un nuancier de couleurs », ses « damiers de mauve et de vert », voire une œuvre abstraite (« parfois // une épure ») ou même conceptuelle : « Il arrive qu’un brouillard […] / enveloppe le Ventoux / le camoufle absorbe / sa lourde carrure / la fasse disparaître ». Et d’ajouter : « ne demeure de son essence / que l’idée de son être ». Le mont devient ainsi un tableau essentiellement mouvant, insaisissable (« le blanc aveuglant retrouvera-t-il / toute sa vibrance ? », « Mobilité de la lumière ») qui inclut autant les couleurs, les formes que les sonorités :
« Le pinceau glisse
s’attarde sur la buée
d’un nuage le flottement
de l’air les fins crissements
de l’herbe au pied des vignes
le sifflement du vent »
La lente obsession des choses de Sabine Zuberek, préface de Pierre Dhainaut, illustration de couverture par Caroline Wasielewski, éditions Sans escale, 2024, 69 pages, 15 €.
Jamais nom d’éditeur n’aura été mieux assorti à un livre… Nous voici bel et bien embarqués sans escale, pour un voyage qui emprunte deux véhicules : l’automobile et le train. Il s’agit également d’un voyage dans l’enfance de Sabine Zuberek, à travers deux sections précédées d’un prélude : la première, la plus longue, s’intitule « Les chambres fugitives » (une formule de René Nelli) et la seconde, « Entre les rails lotie ». Sans escale, oui : le rythme des vers brefs épouse la cadence incessante des départs et des souvenirs fuyants.
Pourquoi alors ce titre centré autour du thème de la lenteur – non pas celle du voyage mais des images de l’esprit : « Et ce fut / dans la lente obsession des choses / que s’insinua le mouvement / monde adossé / à son frottement » ? La poète nous explique elle-même ce paradoxe dans sa postface : « C’est la lente maturation du regard poétique qu’a sans doute retenue Valéry Molet à la fin de sa lecture […]. Les impressions d’enfance sont une vive obsession : on ne sait jamais ce qui les a fixées, ni comment elles sont venues nous modeler à jamais. » On ne peut le savoir, en effet, tant la conscience enfantine est heureusement dénuée de pensée conceptuelle et, par là même, grande ouverte à l’essentiel : sensations aiguës, notamment kinesthésiques, émotions intenses, perceptions fulgurantes, auxquelles il faut ajouter la toute-puissance de l’imaginaire. Tout s’y imprime à jamais : « Je vois toujours depuis toujours »… Le terme « obsession » se retrouve du reste à la fin de la première partie, accroché à un « je » bien rare, comme si seule comptait l’enfant qui survit dans l’adulte : « j’ai l’obsession / de l’intense / logé au cœur / de la fixité ». La figure enfantine se fait le réceptacle d’impressions qui l’assiègent avec une force d’autant plus irrépressible que son propre sort est lui aussi voué au mouvement – c’est-à-dire, au fond, notre destinée profonde : « ce qui ne se déroule pas / se défait ». Les perceptions nées du voyage par nature éphémère l’imprègnent et la modèlent comme on sculpte une statue, comme on forge un métal : « fulgurance des êtres et des choses / martèle le fer des images ».
De ce destin qui pourrait accabler (nous ne sommes que de passage), l’enfant fait au contraire une force et une vision. Dans la strophe dont le titre est extrait, un mot retient notre attention : « frottement ». L’univers poétique de Sabine Zuberek est d’abord physique, puisque le monde entier n’est qu’un jeu de frottements réciproques : « le moindre des poètes / est physicien éprouvé ». Aussi ce monde se rassemble-t-il dans l’image de la « roue », qui entraîne les choses et les êtres dans sa circulation perpétuelle : « On s’engagea dans la voie / Et ce fut / l’enfant / sur la roue du monde // accoudée au rebord des figures »… Cette expérience primitive de la traversée, loin d’engendrer une obsession morbide, fonde bien plutôt un goût de vivre définitif, au contact des choses qui défilent : « elle aimera pour toujours / aller en voiture / et les trains / voir tout ce qui vient / et ravit la seconde ». L’enfant est à la fois en mouvement et spectatrice d’un mouvement qui l’enivre et l’arrache à tout ce qui décline. Cette ivresse devient un art de vivre : « l’élan avant toute chose ». Se situer dans le mouvement, c’est, en tout épisode, renouer avec le commencement comme on vivrait un « perpétuel printemps » où « tout laisse à désirer ». Dans ce dernier vers en italiques, il faut lire le contrepoint exact de la formule usuelle, toujours désabusée. Pour la petite fille, « partir est le seul rythme », au point que plus loin la poète s’interroge : « quel lieu écrirait-on / si l’élan était perdu ? » Un tel élan s’incarne dans l’alternance des passages écrits en caractères romains et italiques, notre attention de lecteur étant constamment relancée, et dans les propositions exclamatives, très fréquentes, auxquelles se mêlent certaines interrogatives, qui revêtent la puissance d’une demande : « La Sologne dis ! / est-ce qu’on peut s’élancer / s’élancer vers l’éclat / au petit matin ? »
Dès lors, la physique glisse vers une véritable métaphysique, où tout devient sacré et peut être célébré : « On se tenait officiants de la beauté / sur la banquette arrière ». Même si le vocabulaire de l’art est présent dans ce recueil, à travers les vocables du « cadre » et du « tableau », ainsi que les références évidentes à l’univers pictural de Paul Delvaux, l’esthétique n’est jamais seule : elle s’assortit d’une autre dimension, non définie mais transcendante à sa manière. Quelle que soit la géographie parcourue (le « Puy Mary », « le midi », « Vallée de l’Oise », « l’Aquitaine », les « Gorges de l’Hérault », « l’Aveyron », « La Sologne », le « Col d’Aleyrac »…), nous demeurons sur « la grande route » innommable et dans « la Préhistoire du monde / où gît l’intact », où « le monde / entre en procession » et « l’œil ferronne / un vitrail inouï ». C’est dans cette nouvelle Bible du monde que l’enfant apprend à lire (« C’est l’enfance du regard ! / Pour le grand inventaire / et son alphabetOR ») et déchiffre un paysage vertigineusement inconnu : « Commençait le défilement / et le visage de la terre en fut changé ». Même le lexique religieux fait son apparition : « Route / est la nef / du territoire de notre désir » ; « Face de la terre / ta manière de clef de voûte / baiser à jamais mobile »... Ce monde-là, qui aime le présent et le passé simple (celui de la Genèse biblique et du conte), s’extirpe de la durée, même lors d’un trajet en montagne, anodin en apparence, de virage en virage : « alors jeter / le temps dans l’espace / le serpentement / sans trêve » ; « l’Ailleurs pointe avant même sa lumière » ; « les figures sont / n’ont pas d’histoire ». Nous côtoyons d’ailleurs des personnages mythiques, comme « Ulysse », « Pénélope », « Orphée », et même, en filigrane, une sorte de Moïse : « voie d’homme insinuée / ouvre en deux les forêts »… L’univers se révèle dans une déchirure qui irradie l’espace et abolit le temps, privilégiant le cercle, figure sacrée par excellence : « la répétition est mobile / où tout pour toujours s’est logé » ; « Très Vieille qui nous porte / se tourne sur elle-même / nous toise / remuée solennelle ». C’est cet élan circulaire, ce « désir à l’air libre », qui veille sur la virginité du monde, celle de « la neige sous la roue / avant toute trace » : « l’heure craint d’être profanée ». Il importe de ne rien déshonorer, d’éviter la souillure de la linéarité ordinaire : « il n’y aura pas d’histoire / car les histoires abîment ». Si l’imaginaire est roi (« où nos fantasmes courent seuls »), c’est davantage encore le mythe qui prévaut, au sens profond du terme : à la source du temps, Sabine Zuberek nous livre l’avènement d’un monde étrange, surgissant du chaos, comme dans ces vers saisissants : « Rien nous mène / immense / là ! » Dans cette nouvelle Genèse, le dehors et le dedans s’épousent, la conscience est englobante, unificatrice, réparant le désordre inquiétant, l’apparent éclatement (« Vitre cassée / éclats sur le dos de la main / on a manqué d’élan ») : « recoudre / […] / le pavage sous le ciel » ; « élan parti de si loin / la vue recueille » ; « l’invisible ruée / aime / la coulée de nos veines ». Le paysage, comme une créature divine, s’anime de manière organique (« la lande guette / tête repliée sur le cou ») et suscite un émerveillement qui m’évoque celui du Ravi de la crèche : « l’enfant battit des mains ».
Dans cette mise au monde radicale, la vue (admirative) n’est pas le seul sens convoqué, loin s’en faut. L’ouïe sensible l’accompagne souvent : « écoute aussi, dit le père ! ». Le rythme qui emporte l’enfant est d’abord musical, comme en témoigne la toute première page du livre : « Tourne la clef / crie le sifflet / […] / C’est le LA ! » L’enfant entend et retient ce rythme, avant le langage verbal (« même s’il ne peut épeler encore / le nom de ce qui court ») : « deux temps quatre temps ». La circulation universelle est un chant, une célébration : « l’avoine siffle », « la route lance / son appel ». Ce chant est à la fois une impulsion (« l’enfant toujours prêt à l’assaut ») et un bercement immuable, réconfortant : « le moteur régulier / rassure ». Initiée au grand Voyage de la Vie, l’enfant forme son oreille, son sens de la justesse : « l’oreille accordée / à la basse du moteur ». Au-delà de la vue et de l’ouïe, la sphère gustative est elle aussi présente : « bouche mâche / le coin du rideau retombé » ; « Ouvre les yeux bois ! ». L’odorat intervient également : « odeur de paille / sèche des granges / des sièges de cuir / l’odeur aussi ». Le toucher n’est pas en reste, proposant la caresse : « paume / est la terre / lui inventer des lèvres ». Parfois, différents sens s’entremêlent en des synesthésies : le regard ne demande qu’à être vigoureusement touché - « et la gifle donnée à l’œil du passant » - et le goût peut être lié au contact agressif, au sens heureux de l’adjectif : « mordue au profond du songe »...
Qu’est-ce qu’écrire alors, sinon s’inscrire « entre les rails » pour tracer à son tour une trajectoire paradoxale, que l’on ne choisit pas, qui attire et entraîne : « désirer la ligne / à tracer » ? Les pages sont ces « chambres fugitives » où la main se laisse porter et emporter, tout comme « Le corps / sur le siège / acquiesce / à l’abandon », par l’obsession enfantine, le mythe primordial : « elle ne quitte pas vraiment / ne quittons pas / oh non pas // l’œil obstiné / à la répétition / apaise la perte déjà / recherche l’ordre / familier de ce qui / commença ». Il s’agit de réécrire l’instant même de l’élan, parce que c’est en lui que « surexiste » la silhouette apparue « un bref instant seulement ». Ce livre m’évoque aussi, dans le domaine musical, les variations sur un même thème, de Ravel à Steve Reich. Par la répétition infiniment variée, la poète peut développer, dérouler, exhiber cette origine qui fonde son écriture sur le « théâtre des gestes / suspendus ». La dramaturgie orchestrée par Sabine Zuberek est avant tout d’ordre rituel, « au cœur de la ronde ». L’on sait combien les célébrations traditionnelles s’inscrivent dans le cercle ou le cycle – des mandalas aux pèlerinages autour d’une pierre révérée, ou encore dans un labyrinthe d’église… Écrire est ici une cérémonie sacrée, au service d’un ordre énigmatique, où virevolte l’immuable : « toute fable est / passage immobile ». Ainsi sommes-nous constamment ramenés au titre de l’ensemble : le geste d’écriture exige une immense « patience », semblable à celle de « Pénélope ». Portant « sa chambre qui roule » - sur son dos, comme un lent escargot ? -, l’enfant « à jamais fugitif » qui vibre en l’adulte aide celle-ci à reconstituer le cercle (le sceau) flamboyant d’une vision originelle, merveilleusement dépeint par Caroline Wasielewski sur la couverture, où les lignes en forme de vaguelettes forment un spectacle scintillant, infiniment tissé. Nouvelle épouse d’Ulysse, la poète ne cesse de découdre le récit qui menace pour préserver le fil très pur de l’initiation au présent éternel. La lente obsession des choses cultive la persévérance « d’un poème / quittant le quai » pour nous révéler ce que l’enfant en nous retient :
"l’enfant n’en sait pas moins
la migration
de l’origine
son approche
recommencée
[...] l’enfant a tout vu"