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Lignes d’écoute, par Sabine Dewulf (juillet 2023)

dimanche 2 juillet 2023, par Cécile Guivarch

Florence Saint-Roch, Préparer le ciel – Sept fois quatorze stations, coll. Les parallèles croisées, Les Lieux-Dits, 2023, 122 pages, 15 €

Voici une entreprise pour le moins surprenante : dans son Avant-propos, Florence Saint-Roch se dit à la fois hérissée par l’Église catholique et peu sensible à l’esthétique de ce chemin de croix qui orne le déambulatoire de la cathédrale de Saint-Omer. Et pourtant, un tel parcours la bouscule, la retient, l’interroge au profond d’elle-même : « où est le ciel, vraiment, comment le préparer, et pour qui ? »
En réalité, qu’un chemin interpelle la poète n’étonnera pas ses lecteurs, habitués à son goût du mouvement et de l’itinérance. Tant de titres en témoignent : Le Sens du vent, Embarque, Ce souffle entre le monde et nous, Rouge peau rouge, Bouger les lignes, Courir avec Lucy, Commencer… Ce nouveau recueil, qui franchit quatorze stations, n’échappe pas à cette règle. Hors de toute référence chrétienne, le Christ souffrant et la foule qui le suit y deviennent le miroir de notre Humanité : le recours aux pronoms « on » et « nous » et aux déterminants de la deuxième personne du pluriel nous le confirme.

Ce livre est construit d’une manière rigoureuse : il se divise en sept chapitres, dont chacun visite l’ensemble des étapes. Si bien qu’il appelle deux sortes de lectures : l’une, traditionnelle et linéaire ; l’autre, transversale, qui relie tous les poèmes associés à chaque scène. Sept est le nombre de la perfection en mouvement. L’accent mis sur la mobilité vient ici bousculer la programmation inéluctable de cette trajectoire singulière, qui consiste en une lente mise à mort (dès le premier poème, il est en effet question d’une « Fin de partie »). Singulière, vraiment ? Le Bouddha ne décrivait pas autrement notre condition terrestre : tout est souffrance, disait-il… C’est pourquoi le vers « Préparent le ciel », dès la fin du chapitre premier, inscrit l’enjeu crucial de ce recueil.

Mais de quel ciel s’agit-il ? La toute première strophe nous le suggère : « On n’était pas les seuls / À espérer un souffle plus haut / Un vent plus vif ». Le ciel conserve ainsi une dimension physique, presque charnelle ; souffle humain ou vent terrestre, il concerne notre vie ici-bas, notre relation aux autres et à la Terre, à ces « oiseaux » qui « craillent dans le ciel », en écho aux « colères » et aux « questions » humaines : « Et c’est tout l’aigu de la vie / Qui enserre la tête ». Ainsi passons-nous, de page en page, par toutes les heures du jour, à midi, par exemple, lorsque « L’air entre en combustion ». Nous nous mettons en quête d’un « élan » d’« audace » et de « surprise », de « ce qui élargit » et nous élève : « On aimerait s’alléger / Se rafraîchir de silence » ; « Pour évaluer l’ensemble / Notre vue imprenable / À bonne hauteur ». Nous percevons « les parfums du santal », « Le doux ramage des palmiers »… Sur notre route de poussière, nos sens parlent mieux que nous. Il importe d’avancer avec persévérance au milieu des entraves : « Peut-être il faudrait changer d’échelle », « Élargir la focale rejoindre l’intuition », « chercher de plus grands bras », apprendre à lire « L’envers du monde / Plus coloré que l’endroit ».

De fait, tous les mots du poème affouillent, déblaient, raniment, sans renier le tragique de notre condition (ni l’ombre que nous lui ajoutons), de manière à faire s’y lever « Un vent neuf » qui « activera les braises ». Des formules usées s’y ravivent : « Le chemin devient lieu commun » ; « La corde y comprise / Jusqu’au dénouement »… Bien entendu, nos mots de désespoir face à la haine ou à la destruction – celle des arbres qui nous font vivre, notamment – ne s’effacent pas si aisément. Mais la préparation du ciel nous accompagne, cette soif de soleil, d’un feu qui l’éclaire et lui donne son sens. Même dans la « chaleur qui écrase », parmi les « cris » qui « tordent l’espace », nous pouvons « Allumer toutes les lampes » de la lucidité, de l’accueil, de la fraternité : « Sur chacun s’est levé le soleil » ; « Que la fournaise de l’air au moins / soit l’occasion de refontes » ; « C’est un vrai prodige / Être tout ensemble / Au centre et ailleurs »... Un parcours vivant devient possible : « On rencontre notre signe / On fait corps / Avec ce qui nous attend » ; « Le chemin commence l’espace » ; « Là où nous allons / Avec eux l’effervescence délicieuse / La joie des égards et des élans ».

Préparer le ciel, c’est donc nettoyer notre vision du monde, des autres et de nous-mêmes. Parce que ce ciel que nous cherchons, s’il est toujours-déjà-là, souffre de discrétion. Au sens propre, nous ne le voyons pas parce que nous l’encombrons : « L’esprit s’opacifie ». Au sens figuré, nous le croyons hors de nous-mêmes, au bout ou au-dessus du chemin, alors qu’il est en nous comme une « immense paix », plus vive que les bruits ou l’amertume. Finalement, il s’agit moins de s’élever que de s’ouvrir, de laisser rejaillir : « Si le monde autour s’éteint / faire venir le ciel dedans », « Aller capter la source / Plus profond ». La préparation du ciel n’est en rien la conquête d’un royaume, elle qui récuse toute prétention : « Garder intacte la perplexité ». Nous ne gagnerons pas le ciel, nous nous offrons à lui, nous dépouillant de nos contours pour devenir plus vides, plus libres, à l’image du dénouement progressif que nous offre ce livre.

À cette lecture linéaire des chapitres s’en superpose une autre, proposée par la structure particulière de l’ouvrage, ce qui accentue encore le dynamisme de l’ensemble. À titre d’exemple, dans les sept poèmes qui correspondent à la première station – condamnation du Christ à mort –, la poète explore les formes quotidiennes de notre tragédie : la perte de nous-mêmes dans des « jeux d’influences » ; un vain désir d’« éternité » ; les « mises à l’écart » de parts entières de notre être ; la trame inextricable du destin : « toutes les ficelles du drame » ; l’absence d’échappatoire : « Nul recours pour se soustraire » ; les croyances instituées qui s’obstinent comme des « gardiens » qui « se proclament garants » ; les paroles mortifères qui nous entourent : « Oracles et propagandes ». À l’autre bout, heureusement, la quatorzième station – mise au tombeau –, ce qui se creuse n’est pas un sépulcre mais une promesse de « lits incertains » et de « tentes légères » ; une apparence de sommeil dissimulant « d’autres lieux où se risquer » ; une dissolution de la « cendre elle-même » ; une relativisation de la durée : « Plus de temps court, / Ni de temps long » – après laquelle intervient, comme une quinzième étape de résurrection, la parole de Raphaël Monticelli : « l’ombre lentement se dissout » ; la foi dans le « chemin » ; le « vivier abondant » des images intérieures ; et cette supplication finale : « Ne pas oublier la soif »…

« On meurt si souvent », nous rappelle la poète. Alors, n’oublions pas de constamment revivre, « sans reculer » : « Que signifier / Sinon qu’on est vivants »… Accueillons cela même « Qui résiste fait effraction / Empêche l’histoire de se clore ». Ce très beau livre, sobre et profond, comporte des vers brefs, non ponctués, qui s’écoulent comme un fleuve où « Quelque chose demeure ». Avec ses jeux sonores, ses gradations subtiles d’apparents synonymes, il nous fait assurément du bien, puisque « Le temps d’un souffle / Le chemin devient source ». Il se penche tendrement vers notre condition intime. N’éludant rien de ce qui obscurcit (« C’est un tel désarroi / Quand l’arbre s’affaisse »), il le traverse, le régénère :

« On est partis
Vers ce qui nous déborde »

Claire Massart, Revif ou La peau de l’eau, éditions Aux cailloux des chemins, 2023, 12 €, 60 pages.

Lire Claire Massart, c’est réapprendre à se laisser toucher, au plus nu du cœur, par l’existence tragique et fraîche. Dans ce nouveau recueil, il n’est pas seulement question de vivre mais d’entrer, à chaque instant, dans le « Revif ». Il ne s’agit pas non plus de n’importe quel instant, mais de moments pleinement incarnés, éblouis ou blessés (le temps a des « lèvres gercées » une « peau pelée »), parfois même blessants (la « hache du temps » ; « nos mains qui détruisent tout »).

Pourquoi la « peau de l’eau » ? Le tissu sensible de la peau est un motif récurrent dans ce livre, proche des cheveux qui s’emmêlent. Sans cesse, Claire Massart trame, tresse et coud – des « gestes simples », un « chant » perdu. L’esprit, lui, peut se leurrer : « Ce que tu croyais : tapage éteint, morsures guéries, étau desserré. » Toujours nous guette « le petit dieu de la mort », avec ses « coutelas », coups portés dans le dos ou la face (le « futur » est « étoilé comme un pare-brise »). Seule, la peau sait que rien ne dure, ni ne guérit vraiment. Quant à l’eau, elle est « courageuse, valeureuse » et scintille comme la « soie ». Sous forme de pluie, elle « nettoiera tout ». La « peau de l’eau » est commune à l’homme et à la nature, tous deux composés d’eau. Elle est l’enveloppe universelle qui ressent et répare : vêtement fluide des choses et des êtres, elle nous ramène au cœur de tout ce qui revit, « quand l’aube […] laisse couler le lait du jour »…

Cette fluidité protectrice est aussi celle du poème : comme un « œuf-nuit », celui-ci accueille et nettoie les blessures, offre l’espace aux « larmes » et aux « lambeaux de notes » que la poète crache. Les sonorités révèlent la texture inversée, invisible du monde, en reliant, par exemple, la « vague » au « vent » ou le « ban d’étoiles dans l’eau » au « bateau dans le ciel ». Le poème nettoie sans occulter, purifie sans renier, lui qui sait que les « cadavres » dorment dans les « armoires », les boîtes noires ». Ses mots sont des oiseaux : ils tracent des lignes de vol entre le concret et l’abstrait, entre le rêve et la matière et se jouent de nos lois ordinaires.

Composé de poèmes en vers et plus rarement en prose, rythmé par l’alternance du matin et du soir, ce recueil s’ouvre dans le froid de l’hiver et « l’aube fatiguée », perçue comme une « belle bête blanche endormie ». Puissamment animale, l’âme de la poète prête attention à « l’étoffe » du jour annoncé, semblable à la « toile » tenace d’une « petite araignée ». Plus loin, elle porte « une libellule bleue sur l’épaule ». Comme elle, nous entrerons dans le « revif », « Guidés par notre bec ». Pour cela, il nous faut consentir à « partir », à caresser le monde d’« une main de vent », à se laisser prendre dans « les paumes de l’eau », pour ensuite « lâcher la rampe », oser le « Vertige amusé ».

C’est ainsi que Claire Massart garde sa « soif » intacte, à travers une poésie sensorielle, sans frontières : il y est question de mains, de bouches, de toucher, d’odeurs, de « bêtes paisibles » ou d’« arbres sorciers »… L’enfance n’en est jamais très loin : un « enfant blond » « joue au yoyo », des « tutus blancs » surgissent dans le « grain » de sa voix, elle-même gazouille (« Je zinzinule »). Spontanéité, fantaisie (ses « lévriers ailés ») et franchise rafraîchissent la « marche d’une mélancolie debout ». Même si « tu meurs chaque matin et jamais ne renais », vivre se recommence toujours ailleurs, autrement, en capturant la « musique » d’un « sourire ». Le tout est de s’arracher chaque matin à la nuit menacée par « le Vieil ogre » du passé, avec du « sang sur les dents ». Tout en dénonçant l’inconscience humaine (« Nous serons la risée des arbres. […] Pourtant nous avions tout »), ce livre de colère et de détresse ravive notre faim de vie fluide, dans la simplicité des éléments, et cette foi secrète : « Demain, on lâchera les oiseaux réparés. »

Sabine Dewulf


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