Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Terre à ciel des poètes > Lorand Gaspar

Lorand Gaspar

lundi 20 octobre 2014, par Valérie Canat de Chizy

Lorand Gaspar, né à Târgu Mure ? en Transylvanie orientale le 28 février 1925, est un poète, médecin, historien, photographe et traducteur français d’origine hongroise.

Déporté durant la Seconde Guerre mondiale, il se réfugie en France où il fait des études de médecine. Chirurgien de l’hôpital français de Jérusalem de 1954 à 1970, il pratique ensuite au C.H.U. Charles-Nicole à Tunis de 1970 à 1995.

Médecine et écriture sont intimement liées dans l’œuvre de Gaspar, tout comme dans la vie de l’homme. Nombre de ses créations évoquent ce lien à la fois invisible et indestructible qui unit le médecin au poète. Son premier recueil, Le Quatrième État de la matière, publié chez Flammarion en 1966 reçoit le prix Guillaume-Apollinaire en 1967. Par la suite son œuvre sera couronnée de multiples prix. En 1998, il reçoit le prix Goncourt de la poésie pour l’ensemble de son œuvre.

Il fonde et codirige, avec Jacqueline Daoud (qui deviendra son épouse) et Salah Garmadi, la revue Alif éditée par la maison d’édition Cérés dont douze numéros paraîtront entre 1970 et 1982.

Lorand Gaspar a aussi eu une importante activité de traducteur, notamment autour des œuvres de D.H. Lawrence, Rainer Maria Rilke, Georges Séféris, de plusieurs poètes hongrois, notamment Janos Pilinszky.

Source : Wikipédia

Extrait de Patmos

Quelqu’un avance dans la poudre d’icônes
dans la farine jaunie des baisers du monde
et ses jambes sont ivres d’un vin lucide
que sa fatigue a tiré des ronces et des craies.

Un couteau a brillé au jardin de nageoires –
âme sans écailles jetée sur les pierres
son odeur d’herbes fraîchement coupées –
mais encore et encore le ressac broie

le duvet des ailes dans les cailloux
nous parle à bout de souffle du malheur
et la voix à jamais étonnée perfuse
l’épaisseur de sa trame décousue.

Extrait de Égée Judée

Toutes ces mers et tous ces déserts
que tu as traversés pour te perdre
près de ce puits où l’odeur secrète
de la plante avait attiré le serpent.
À présent la fraîcheur de ce mur qui se fend,
une aile qui bouge dans la pierre.
Au soir dans la chaux la vieille transhumance
que tu n’as pas nommée. Et tu sais
qu’il y a des oiseaux qui montent sans cesse

dans le vin de l’espace d’un été.
C’est déjà octobre. La voix frêle
du rouge-gorge dérape sur une eau
que le vent fait trembler –

Extrait de Sol absolu

J’ai seulement des choses très simples
le soleil s’est découpé peu à peu comme
ma mère découpait le pain
nous mettons la soupe sur la table
(ces choses au-dehors qui tombent lentement,
le jasmin, la neige, l’enfance)
goût de piments rouges et de dents heureuses
nos corps nous tiennent encore chaud quelque temps
dans l’âge avancé de la nuit.

Extrait de Derrière le dos de Dieu

Avoir conscience de ma vie finie.
De l’infinité infinie immanente des mondes.
De la relativité de toute connaissance.
Le plaisir et le déplaisir parfois de regarder,
d’entendre de sentir de penser
les choses, humaines et non humaines,
l’obscurité et la lumière.

Trouver des mots pour essayer de dire.
Écrire ce quelque chose qu’on appelle un poème,
sachant qu’on ne sait pas
ce que c’est –

Extrait de Approche de la parole

Le poème n’est pas une réponse à une interrogation de l’homme ou du monde. Il ne fait que creuser, aggraver le questionnement. Le moment le plus exigeant de la poésie est peut-être celui où le mouvement (il faudrait dire la trame énergétique) de la question est tel – par sa radicalité, sa nudité, sa qualité d’irréparable – qu’aucune réponse n’est attendue ; plutôt, toutes révèlent leur silence. La brèche ouverte par ce geste efface les formulations. Les valeurs séparées, dûment cataloguées, qui créent le va-et-vient entre rives opposées sont, pour un instant de lucidité, prises dans l’élan du fleuve. De cette parole qui renvoie à ce qui la brûle, la bouche perdue à jamais.

Extrait de Carnets de Patmos

Une pierre, une œuvre s’effritent, un organisme se défait, une étoile quelque part explose, se refroidit, tandis que d’autres soleils, d’autres corps, d’autres « poèmes » se composent. L’immense, l’innocente, l’inhumaine danse. Ni juste, ni injuste, ni bonne, ni mauvaise. Insoucieuse de nos calculs et théories, elle n’a que faire de nos jugements de valeurs. Elle déroule sans lieu les thèmes infinis d’une « nature » sans point d’appui extérieur, sans contour.

Extrait de La maison près de la mer

dans les tiroirs de la chambre
parfumés de sauge et de thym
remuent les bruits de l’autre été
quelques cailloux et bois polis
et la crasse des siècles sur
le noble profil d’Alexandre
qui a brillé un jour sous le pas
dans le désordre des pierres –

Extrait de Feuilles d’observation

Chaque année, avant de prendre la mer, j’interroge quelques icônes, quelques idoles cycladiques. Mais voici un objet insolite qui me semble tout à fait propice pour augurer des vents de la traversée. C’est une plaque de bronze arrondie, turgescente, tuméfiée par les millénaires passés sous la terre, tenue par un manche de bois noueux. Le miroir de Clytemnestre ! En regardant les nœuds de plus près, j’y découvre deux Éros tordus par je ne sais quelle convulsion.

Extrait de Apprentissage

Qui n’a pas ressenti que tout ce qui nous éclaire, nous ouvre à plus de vie, à une meilleure compréhension de nous-même et de l’autre, de nos désirs, de nos rapports, se traduit en fin de compte par un sentiment d’accroissement et d’élargissement ? Et je pense qu’il nous est arrivé à tous de sentir, de constater même, que la rencontre avec une œuvre d’art, l’articulation active qui se noue, immédiatement ou plus progressivement, entre elle et nous, peut nous faire accéder à plus de force et de confiance à des moments obscurs ou opaques, nous montrer une ouverture pour l’esprit, pour tous les mouvements de la vie qui tournaient en rond, ou étaient paralysés par l’adversité, par notre aveuglement.


Bibliographie

  • Le Quatrième État de la matière (Flammarion, 1966), prix Guillaume-Apollinaire, 1967
  • Gisements (Flammarion, 1968)
  • Histoire de la Palestine (Maspero, 1968 et 1978)
  • Palestine, année zéro (Maspero, 1970)
  • Sol absolu (Gallimard, 1972)
  • Approche de la parole (Gallimard, 1978)
  • Corps corrosifs (Fata Morgana, 1978)
  • Égée suivi de Judée (Gallimard, 1980)
  • Sol absolu et autres textes (Poésie/Gallimard, 1982)
  • Amandiers avec huit estampilles de Etienne Hajdu (Gentilly, Hofer, 1980)
  • Feuilles d’observation (Gallimard, 1986)
  • Carnets de Patmos (Le temps qu’il fait, 1991)
  • Égée, Judée, suivi d’extraits de Feuilles d’observation et de La maison près de la mer (Poésie/Gallimard, 1993)
  • Apprentissage (Deyrolle, 1994)
  • Carnets de Jérusalem (Le temps qu’il fait, 1997)
  • Arabie heureuse (Deyrolle 1997)
  • Patmos et autres poèmes (Gallimard, 2001 ; Poésie/Gallimard, 2004)
  • Mouvementé de mots et de couleurs, photographies de Lorand Gaspar, textes de James Sacré (Le Temps qu’il fait, 2003)
  • Derrière le dos de Dieu (Gallimard, 2010)

Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés