Romain Fustier, Terre-mer. Éditions du Cygne, 2023
Dans Terre-mer, Romain Fustier rapporte des impressions, émotions, images de lieux où il a été avec sa famille. Lieux divers, allant de la Creuse au Puy-de-Dôme, de l’Allier aux plages de la Côte d’Opale.
Comme dans Toutes ces bêtes autour, paru aux éditions Les Lieux-dits (Collection Cahiers du Loup bleu), le cadre est le plus souvent rural, avec une attention particulière portée à la nature.
Les textes sont structurés de manière identique, un vers pour ouvrir et clore la page, le corps du poème étant composé de six fois deux vers.
Ce sont des scènes, des paroles rapportées, grands gestes, exclamations, de la compagne et des enfants découvrant les bruyères dans les fossés en chemin, le village où ils vont faire halte, et toute cette vie animale tapie, ces ragondins faisant leur toilette.
Le recueil regorge de rives, rivières, forêts, fleurs, prairies, campings, gîtes d’étape, fougères, bruyères, lièvres, chevreuils, canards, oiseaux, et, à la fin du livre, la mer fait son apparition, la mer du Nord avec ses grandes plages, ses digues.
Il s’agit donc souvent de lieux de villégiature, que Romain Fustier évoque avec l’émerveillement et le sentiment de légèreté propre aux vacances.
Il y a aussi la station thermale de la Bourboule, dans laquelle sa fillette fait des cures.
L’émerveillement apparaît ici comme capacité à voir la beauté du monde, il est source de joie, et les paroles rapportées de la fillette, les myrtilles de ses yeux, en témoignent.
les fleurs sauvages, les marguerites des
accotements – ma fillette veut en faire
un bouquet : ses yeux semblent les toucher del’autre côté de la vitre, s’en rapprochent
comme s’ils les palpaient déjà – ces petitesroutes, c’est tout ce que j’aime, m’a soufflé
sa mère, le regard attendri – son busteavalait le bocage, les bois verts, les
villages qui jalonnaient notre parcours: sa paume entrevoyait, apercevait une
harmonie – de tendres touffes de cœurs jaunespassaient dans le talus, battaient en bordure
des prés, oreilles pâles grandes ouvertessur le monde : elles les dévorent des yeux
C’est donc le monde, ce monde végétal, rural, qui est avalé, dévoré avec gourmandise, avec délectation. Les sens sont en éveil, la joie est là, devant cette nature à profusion.
Il y a la mer de seigle autour du gîte le soir, une odeur de chocolat à l’entrée d’un jardin, les herbes hautes, les tournesols,
ces plantes
qui font imaginer : un poème, un livre
seraient quoi qui pourrait ne jamais finir
Arnoldo Feuer, Sylvie Durbec, Dans ma cabane à pattes de poule. Les Lieux-Dits éditions (Collection 2Rives), 2023
La cabane à pattes de poule fait référence à la maison de Baba Yaga, figure marquante du conte russe, présentée comme une sorcière dévoreuse d’enfants, et vivant dans une isba, petite cabane dans les bois, juchée sur des pattes de poule.
Le titre peut donner une idée du contenu de ce livre composé dans un premier temps des peintures de Sylvie Durbec, auxquelles font écho les textes d’Arnoldo Feuer. C’est en effet le principe de la collection 2Rives des éditions Les Lieux-Dits que de faire dialoguer un artiste et un poète.
De fait, Arnoldo Feuer nous convoque dans ses souvenirs d’une Russie révolue, celle où il s’est rendu il y a de cela une vingtaine d’années. Les textes apparaissent comme des croquis pris sur le vif, et l’on pourrait croire à des scènes récentes, puisque celles-ci sont écrites au présent. Nous sommes plongés dans le vif de l’action, et ce n’est qu’à la dernière page que nous réalisons que ces scènes datent d’il y a des dizaines d’années, ce qui n’est au final pas surprenant, tant cette évocation de la Russie contraste avec les images que nous avons de celle-ci aujourd’hui. Et il nous prend alors d’être nostalgiques, comme l’est peut-être notre poète.
Dès le premier texte, le décor est planté : - 15° ce soir / et tes pieds / sont déjà gelés. Il s’agit de réapprendre à marcher sur des trottoirs recouverts de glace. Quant aux Russes : tu n’en verras chuter / aucun.
Le fleuve Neva n’est pas loin, et paraît chaud à 2° quand à l’extérieur l’air est à - 20° ; certains baigneurs en sortent parfois.
« Chez nous, la glace a trois mètres d’épaisseur »
chez eux, c’est le lac Baïkal
une patinoire de plus de 600 km de long
le chauffeur sibérien exagère
sa fierté de son pays lui fait doubler les chiffres
que ce soit glace
ou températures négatives
et d’ailleurs patiner
dans les chaos de blocs translucides
relèverait de l’acrobatie
mais conduire sur la glace
pour ça il est un vrai virtuose
tu ne t’attendais pas à un danseur sur roues
Ici, la chaleur est avant tout humaine, et même si la maison des hôtes ne paie pas de mine, l’auteur s’y sent très vite chez lui.
Entre autres souvenirs : visite d’une église en pierre rouge, restes d’un monastère, dans le froid, toujours, spectacles à l’opéra ou au théâtre, menus composés de saucisson concombre, partie de ping-pong avec un officier du FSB…
En rentrant la nuit de l’opéra
dans la nuit ventée
tu pourrais couper
par la Néva gelée
en passant devant
les colonnes rostrales
droit vers la plage de
la forteresse Pierre et Paul
la neige sur la glace sera moins
glissante que les trottoirs des ponts
et n’est-ce pas une belle expérience ?L’ombre de Baba Yaga plane dans le dernier texte du recueil alors que notre poète, en attente de son vol du retour à l’aéroport, est invité par des inconnus à participer à une partie de cartes…
Michel Bourçon, mélancolie des confins. Gros Textes, 2023
Michel Bourçon s’interroge sur sa condition d’homme marquée par la finitude, et sur ce qui, en lui, aspire à l’illimité.
ne suis-je que cet homme
dans la nuit ou le jour
ou davantage
cette plaine ignorant ses limites
pour devenir finalement
l’océan et cesser d’être
ce que je ne peux nommerN’être pas qu’un homme retenu à la terre, dans sa prison de chair et d’os, mais pouvoir incarner le vent et prendre la place / de tous les oiseaux.
Michel Bourçon nous invite dans son univers calme et paisible, à défaut d’être apaisé. Car il y a la solitude et le silence, le lent processus de la germination, dans l’attente de ce qui pourrait éclore. Le besoin d’être, simplement, et non pas de paraître ; de laisser les choses se faire d’elles-mêmes, et non de connaître la marche en avant.
La mélancolie est celle du poète qui rêve, et tend vers les confins, qui, peut-être, aspire à quelque chose d’élevé, sans doute d’inaccessible.
en moi dès l’aube
une attente de sang
dans l’inertie du corps
une attente d’arbre
de ce qui se lèvera
de plus loin que lui
et de ce vent qui le pousse
à effacer le ciel.Les étoiles s’emmêlent dans les cheveux, mais le corps demeure dans sa finitude, il faudrait qu’il puisse prendre son expansion et que le rêve de ce vers quoi tend le poète prenne forme.
Être en partance, aller dans un lieu où la souffrance n’a plus de poids. Quitter la dimension terrestre pour accéder à une autre dimension, au large du temps et de l’espace.
Il y a dans ce petit livre des vers magnifiques, une douceur, une humilité qui nous touchent intimement.
j’aimerais modeler moi-même
ma tête pour qu’elle soit
absente la plupart du temps
et que mes mains travaillent
mon cœur comme une terre
qui verrait croître à la place
un rosier croulant sous les roses.Finalement, revenir au cœur, n’est ce pas d’une certaine façon revenir à l’infini logé au fond de soi ? Car le cœur contient en lui tous les trésors, toutes les richesses.
Le rêve, aussi, permet de toucher à l’illimité, et alors, dans l’esprit s’éveillent des soleils, une nuit d’astres, un ciel infini.
Il faut lire et relire Michel Bourçon, s’imprégner de ses mots, des mots qui sont à la fois simples et d’une grande profondeur, qui nous convient hors du corps à l’étroit de lui-même et du monde, en un lieu où les étoiles / défilent comme des pensées.
Mélanie Leblanc, Encrer l’invisible. Le Castor Astral, Poche / Poésie, 2023
Mélanie Leblanc est habitée par une quête permanente : accéder à la joie, à l’amour sous toutes ses formes ; se relier. Quête, ou plutôt, élan, envol.
tout me parle de voler
ouvrir mes ailes
Oser.Parce que la vie peut être fragile, pesante, il est important d’accueillir tout ce qui peut nous être donné, et d’avancer, ensemble. De ne pas se couper les uns des autres, d’être reliés. Aux autres, à l’animal, au végétal, au minéral. Au cosmos, aux éléments.
j’en appelle au végétal
fleur sauvage, enseigne-moi
comment exhaler son odeur
témoigner de la beauté
être là être libre
offrir les mots les plus précieux
puis dans un soupir
partirécrire comme on fleurit
Il y a là une fraîcheur qui fait du bien. « Encrer l’invisible », c’est sentir que quelque chose existe au-delà de soi, cosmos / au cœur de la forêt. C’est percevoir l’infiniment grand caché au cœur de chaque chose. Mélanie Leblanc a conservé un regard grand ouvert, émerveillé. Elle écrit merci merci face à tant de beauté.
Rêver, c’est se relier. Marcher, c’est se relier. Se relier par la pensée et par le cœur.
ouverts grands
les bras
le cœur jem’offrande
Il n’y a rien à atteindre, car tout est là. Il s’agit juste de savoir recevoir. Les fleurs sont la beauté du monde et nous pouvons communier avec elles. Les fleurs, les plantes, les arbres, les abeilles, les papillons. Sauge, romarin. Bouleau, pommier, cerisier. Lune, planètes, étoiles. Soleil. Tout vibre, tout est vivant.
Tisser, patiemment, relier. Coudre, repriser, filer, broder. Mélanie Leblanc expérimente différentes formes d’expression. Les calligrammes, les collages. Les poèmes passages, qui consistent à transformer un passage clouté en mot peint. Un mot qui soit comme un micro-poème.
nuit d’août
évidence
les espaces infinis
font vibrer l’infini en moi
je suis bien plus que cette vieJOIE
Mireille Fargier-Caruso, Vivre. Éditions Bruno Doucey, 2023
Vivre, malgré tout ce qui s’en est allé peu à peu ; saisir au vol l’inattendu, une rencontre furtive, les souvenirs d’enfance qui sont toujours présents, gorgés de soleil. Mireille Fargier-Caruso dit le visage qui vieillit dans le reflet du miroir ; pourtant, le temps qui passe n’altère pas l’impétuosité, cette quête obstinée d’un désordonné qui t’étonne.
Même si tout s’effiloche et se défait, les image de l’enfance dans les champs l’été demeurent intactes.
Mireille Fargier-Caruso pose un regard lucide sur ce monde bizarre / aux couleurs de cendre dans lequel l’on se perd. Elle parle du manque de chaleur humaine que l’on peut ressentir dans les grandes villes, quand sur les boulevards les gens se croisent sans se regarder. Elle est sensible aux personnes démunies, aux quais vides des gares, à ces zones de no man’s land où survivent les exclus de la société.
Pourtant, un vent de jeunesse souffle sur ces pages, la poète demeurant toujours à l’affût de la joie :
où tu voudras quand tu voudras
valse à vingt ans belle aventure
tant d’imprévu à découvrir
le désir sa morsure douceon voulait suivre les oiseaux
on a rêvé d’un autre mondeIl importe pour elle de sentir toujours son cœur battre, de rester sensible à la beauté du monde, aux invitations inattendues lancées par le réel, car tout peut surgir à l’improviste, au moment où l’on s’y attend le moins. Car Oui le réel foudroie / son âcreté sa beauté impitoyable // tu t’y cognes éblouie.
L’arbre existe
le ciel la mer existent
les arbres de la mer
tous les poèmes inscrits sur le ciel
et le soleil
la danse du soleil
à travers les persiennes
l’herbe offerte aux mouvements du vent
le soir sur la colline
leur alliance existe
odeur de thym mêlée de menthel’été les embrasures de l’été
le goût de sel sur ta peau
après le bain
l’allégresse du corps existe
tes mains tes hanches
ton regard quand tu viens vers moi
existent
souviens-t’enIl n’y a pas d’âge pour être ébloui, à l’acmé de la lumière quand le soleil est haut dans le ciel, même s’il est difficile parfois de lutter contre la peur qui voudrait tout obscurcir. Il y a un désir fou de durer, un appétit de vivre démesuré, insatiable, et alors, les marques de la vieillesse s’effacent, il n’y a plus d’âge, il y a tous les âges, qui s’amalgament et se confondent.
Maïa Brami, Mise en tension de la ligne / Yekta, À l’article de la naissance. La Lune bleue – Trouées poétiques. Collection DUO L, 2023
Il s’agit du deuxième recueil publié par La Lune bleue, maison d’édition dirigée par Lydia Padellec, dans la collection DUO L. Cette collection a la particularité de publier deux poètes, un homme et une femme, dont les textes sont présentés en tête-bêche, avec des illustrations de LaOdina, autour d’une thématique chaque fois différente.
Après « Le désir », voici donc ce deuxième livre, qui réunit Maïa Brami et Yekta autour de « La danse ».
Chez Maïa Brami, le corps de la danseuse se fait aérien, il se déploie en milliards de tentacules, s’élance vers le soleil. Une femme s’exprime à la première personne du singulier :
Je suis
la mer qui t’appelle et te rejette sur le rivage
le sable qui t’invite et te mord comme mille fourmis
rouges
le vent qui chante et celui que tu poursuis sans
jamais l’attraper
Je suis
accords et contre-tempsLa danse est une mise en tension du corps, une élévation, alors la danseuse ne fait plus qu’une avec le monde, l’univers, la nature : nuit, jument, oliviers, soleil, mer, vent, c’est tout cela qu’elle embrasse, qui s’engouffre en elle.
Chez Yekta, une femme est en prise avec le mauvais charme, l’effroi, l’épouvante, un soir d’orage. Une blessure l’habite, une lézarde ; elle cherche son identité, voudrait se défaire de cette gangue qui la retient prisonnière.
Elle ne sait pas cet art simple
d’être seulement pareille à soi-même
elle a ce cœur opaque
ce noyau creuxce gros zéro tout froid
tantôt l’absente tantôt l’agranditLa danse est ici ce mouvement qui la précède / la libère de son image.
Elle est ce qui se tord en longue mue
s’abandonne et s’élance
elle est ce qui s’approche
continuellement
se brouille et se découd
dans une danse obscureChez Maïa Brami comme chez Yekta, la danse est la figure de la métamorphose.
Élisabeth Granjon, Ma voix silence. La Rumeur libre éditions, 2021
Comment communiquer lorsque l’on est à l’étranger et que l’on ne parle pas, ou mal, la langue du pays ?
Élisabeth Granjon nous parle du sentiment d’être une étrangère, du sentiment d’étrangeté, de différence, dans un pays qui n’est pas le sien, un pays où elle est en touriste.
Le fait de ne pas bien maîtriser la langue du pays dans lequel elle se trouve la gêne pour communiquer, pour s’intégrer, la met à l’écart.
Je fais l’expérience
de la pauvretéOui, car être dépourvu de langue, de mots pour être en relation avec les autres, c’est faire l’expérience du vide. Les structures intérieures vacillent, les fondations sont ébranlées.
Dépouillée du verbe
mon intégrité s’effiloche
ma personnalité prend l’eau
Je gondoleÊtre amputée des mots, c’est se sentir infirme. C’est ne pas pouvoir parler, ne pas pouvoir communiquer.
Élisabeth Granjon aborde son expérience de touriste, mais sa situation peut évoquer la condition des migrants, exilés sur une terre d’accueil qui n’est pas la leur ; les personnes autistes ou souffrant de troubles de la communication ; les personnes atteintes de surdité qui ne comprennent pas ce que disent les autres, et qui peuvent se sentir étrangères dans leur propre pays.
Dans le présent recueil, la poète, qui n’est dépourvue ni de la parole, ni de l’ouïe, tente comme elle peut de s’extirper de cette situation inconfortable. Elle cherche, teste différentes approches.
Je cherche la clé des phrases
la bonne tournure
Je découvre
Exerce mon oreille
ma gorge
Je conjugue
Prononce assemble
Je tourne les syllabes
comme verrous
à la porte
de la cultureElle ouvre ses autres sens, et capte avec les yeux, qui entendent l’indicible / dans l’humanité qui nous relie.
Élisabeth Granjon, tout en abordant un sujet douloureux, ne se départit pas de son humour, ni de son appétit de vivre, et c’est ce qui lui permet de prendre du recul.
Envie d’un bon jeu de mots
autant que
d’un bon côtes-du-rhône
Je glisse une petite annonce
au fond de ma poche
Échangerais un mois d’existence
contre lapsus hilarant
ou jolie contrepèterie
même un peu tordueParfois aussi, surgit l’envie de pleurer, parfois la détresse submerge. Parfois, une issue se profile : écrire, ou bâtir / un territoire intérieur / immense / dense / intense.
J’oublie
que je n’ai pas d’ailes
je m’envole
Valérie Canat de Chizy