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Lus et approuvés (janvier 2018)

mardi 9 janvier 2018, par Valérie Canat de Chizy

Romain Fustier, Bois de peu de poids (hiver-printemps). Lanskine, 2017

« Bois de peu de poids (hiver-printemps) » se situe dans la continuité de « Bois de peu de poids (été-automne) ». Après l’été, la joie des vacances, l’abondance de la nature, puis l’automne, les provisions que l’on entasse en prévision des jours plus sombres, vient l’hiver, abordé dans la première partie du présent recueil. Est-ce pour fuir la tristesse de cette saison froide ? Les souvenirs défilent, comme ceux de la Scandinavie, et cette vision de bougies au danemark / allumées dès l’après-midi l’automne. Les souvenirs de jeunesse refont surface, les souvenirs de voyages et d’insouciance, comme pour mieux conjurer l’immobilité des arbres dont les branches sont figées. La tristesse, l’inquiétude, la mélancolie ne sont jamais bien loin, et sans doute les souvenirs viennent-ils contrer la fuite du temps, la vieillesse des parents, le chat mort,

la pelle-bêche / le jardin gelé enneigé
comme vos cœurs / vous direz aux enfants
qu’il est parti / sa couverture noire
pour l’envelopper / il sera au jardin

près du figuier / ce jardin qui était
le sien / un trou / tu l’enterres

Parfois, un rayon de soleil survient, et la journée s’illumine, les draps peuvent être étendus dans le jardin, le printemps se laisse entrevoir de loin, comme une promesse. Tout est finalement prétexte à l’évasion ici, à la moindre cheminée de briquettes rougeâtres / te voici dans quelques venelles des flandres / au moindre roc que tu peux croiser / tu t’imagines dans l’ouest américain/.

Quand, enfin, le printemps se profile, les journées s’adoucissent, la vie semble repartir, avec le surgissement des premières fleurs. La nature, le jardin, au printemps, sont des lieux de vie à part entière. Tout est là : une cueillette de violettes, la taille des lavandes, le soleil sur la pelouse, les premiers semis… La poésie de Romain Fustier foisonne de détails, avec des observations et des impressions qui semblent surgir de tous côtés. Elle paraît fonctionner par associations, une image en entraînant une autre, emmenant le lecteur toujours plus loin dans l’imagination ou le souvenir du poète. Ainsi le poème semble-t-il être en continuel mouvement, des pommes de terres que l’on plante suscitent la vision de champs de patates puis celle d’un voyage dans le nord, d’une plaine flamande, de dunes au lointain.

Nous naviguons continuellement entre ici et ailleurs, nous sommes emportés d’un paysage à un autre, une odeur de gel douche nous transporte dans tout un univers végétal. Romain Fustier sait transformer le réel le plus simple par le pouvoir de son imagination.


Brigitte Baumié, paysages intermittents. La Boucherie littéraire, 2016

Ce recueil comporte un ensemble de textes dont les titres reviennent de manière récurrente : Enfance, Elle, Présent, Ailleurs, Rêverie, Paysages. Autant de paysages intermittents, intérieurs ou extérieurs, qui nous amènent à côtoyer différents univers mentaux, une conception de l’espace et du temps, une approche du réel. Dans Enfance, les textes en prose se présentent sous la forme d’un monologue à la première personne du singulier. L’enfance est dominée par un sentiment d’insécurité : un homme dangereux rôde dans l’entourage familial.

Quand il vient à la maison, il faut le surveiller en permanence parce que c’est sûr un jour ou l’autre il cherchera à nous empoisonner.

Les peurs semblent véhiculées par la parole des adultes. L’enfance est aussi marquée par l’attente. Le temps parait s’étirer sans que rien ne se passe. Tu passes le temps ou tu ne passes pas ?

Dans Elle, les textes en prose apparaissent aussi sous la forme d’un monologue intérieur. Elle fait référence à une vieille dame, peut-être la grand-mère. À travers les bribes de son monologue, nous, lecteurs, sommes témoins du délitement de sa pensée, de sa mémoire. Elle perd ses souvenirs, ne reconnaît rien. Elle ne sait plus raconter. Sa perception du réel est altérée. Les objets même se déplacent. Ils le faisaient exprès pour la rendre folle.

Les autres textes, dont les titres sont Ailleurs, Présent, Paysages, Rêverie, sont en vers libres, et abordent, entre autres, une certaine façon d’être et de ne pas être là, le temps qui passe (ou ne passe pas), l’espace-temps (temps et / espace / construits à partir / d’expériences déformées), le réel, l’effilochage des souvenirs, ainsi que les illusions. Tous ces textes, clairement identifiés par leur titre, sont pourtant éparpillés, et dialoguent entre eux. Avec « paysages intermittents », Brigitte Baumié nous offre un recueil riche aux multiples perspectives.

Elle

Et l’autre, celui qui est parti, il est toujours dans le tiroir de la petite table du salon. Elle le sait bien. Parfois, elle contrôle. Dans le tiroir, il ne peut pas s’échapper.

Enfance

Les voitures passent sur la route. Perchés sur la barrière, on joue à deviner la couleur de celle qui va surgir du virage. Parfois on parie des cailloux ou des boutons d’or.

Moi, j’attends, j’attends autre chose… autre chose…

Une chose que je ne sais pas...


Emmanuelle Le Cam, Nous saluons les orages. Raphael de Surtis, 2017

Nous saluons les orages, clame Emmanuelle Le Cam, plaçant d’ores et déjà son recueil sous le signe du feu et de l’eau, de ce qui brûle et se déchaîne, mais aussi de ce qui calme et apaise. Ainsi ces textes sont-ils habités par une alternance de violence et de douceur. Violence des éléments déchaînés du paysage maritime de la ville de Lorient, où vit l’auteure, et où le long de la côte / l’écume déborde / sur la route elle / moutonne, fait / penser à des flots / de savon mousseux. Douceur et profondeur de l’eau du puits, du calme après la tempête, quand les chalutiers rentrent au port et qu’une communion intime s’établit entre la poète et sa cité :

ma ville instille de
l’eau salée
dans mes veines qui
n’en
demandent pas tant
.

De la même façon, le côté sauvage est présent à travers l’évocation de la forêt, des renards et des fougères qui griffent et lacèrent les mollets, comme de celle de l’enfance, quand au grand / vent du large nous / marchons / de comptine // en refrain, tandis que le côté plus calme et apaisé est représenté par la chambre d’écriture [...] où / vont les chats, altiers / et purs, où l’on écoute de la musique, où l’on malaxe les mots.

Autant le texte va et vient entre dehors et dedans, déchaînement et apaisement, autant il oscille entre la passion amoureuse, la réunification des corps, et la distance entre les amants.

Au milieu de ce mouvement qui tend vers l’urgence de vivre, il y le corps empêché, symbolisé par les fougères qui empêchent d’avancer, les mains nouées au dos, l’enchevêtrement des végétaux, dans lequel les jambes sont empêtrées.

Ainsi, la violence est-elle aussi celle du vivre marqué par la souffrance, elle pousse à aller de l’avant, à se débattre pour s’élever, en même temps qu’elle invite au recueillement afin de laisser le mystère et la douceur s’instiller.

Emmanuelle Le Cam nous touche par son ardeur toujours renouvelée tout comme par sa conscience de la fragilité de la vie :

tout au long de mes jours
je compte double et joue
des jeux de hasard en grand
trouble


Andrea Moorhead, À l’ombre de ta voix. Éditions du Noroît, 2017

Andrea Moorhead donne voix à la planète meurtrie, aux mourants de Syrie, aux rues détruites de Beyrouth, aux oubliés de Fukushima. Le monde est marqué par la noirceur, le désespoir et la mort, mais Andrea Moorhead prend le parti de la beauté. Elle use de métaphores pour figurer la destruction. Les étoiles, les fleurs, symboles de pureté, saignent. ils ont trouvé des étoiles encore chaudes / sous le chemin caillouteux de Damas. Ainsi la poète évoque un monde où la nature, où les hommes sont assassinés, mais en se mettant du côté du beau. Les étoiles, les fleurs, la lumière continuent de luire et harmonisent l’atmosphère ; ici, il n’y a ni heurts, ni cris, ni violence, seulement des étoiles qui saignent et la douceur d’un jardin où brillent encore, dans la nuit, des étincelles de rêve. Malgré le désastre, il y a toujours une mélodie / qui ne cessera jamais. Dans ce recueil à portée humaniste et écologique, l’auteure rend hommage au principe de vie.

Une jeune femme de Fukushima
au pied d’un autel abandonné
laisse près des pierres énormes
un bouquet de sel, de fleurs sèches,
de photos blanchies par la pluie.

La voix féminine parcourt le recueil comme une musique. Elle est une inflexion qui, loin de s’opposer à la noirceur, s’incline, afin de laisser une brèche, une porte ouverte à l’espoir, afin de laisser filtrer la lumière. Elle rend ce recueil envoûtant et nous nous laissons porter par sa musique au gré des pages.

Valérie Canat de Chizy


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