Lucie Taïeb, La retenue, Lanskine, 2015
La retenue, est-ce que ce titre signifie retenir, au moyen d’une écriture qui n’en finit pas de s’étendre, ces moments suspendus de l’été, ces moments où le corps et l’esprit sont comme liquéfiés, ainsi reviennent, comme l’écume qui va et vient sur la grève, les images d’un été, ou de plusieurs étés, les images d’une rencontre ou d’un amour ou d’un éblouissement dans un instant suspendu, oui, d’un point culminant à un moment donné, qui reste, hors du temps, et demeure.
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cette voiture cette moiteur ce jardin cette piscine ce ciel ouvert cette clôture grimpée robe trop courte, ne pas y prêter garde.
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C’est, au moyen d’une écriture haletante, capter la dilatation du corps et de l’esprit et de l’instant, capter la joie d’être en vie.
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ce sentiment très vif cette ivresse cette exaltation exulter expirer cet épuisement de rêve cette torpeur cette moiteur.
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Nous avons tous eu ce sentiment, à un moment de l’été, d’un ciel trop vif, d’un soleil éblouissant, qui nous donnent l’impression d’être dans un espace-temps à la fois immensément ouvert et totalement déconnecté du réel, un espace-temps suspendu, hors des contingences. La retenue de Lucie Taïeb m’a totalement séduite. Ce livre se lit d’une traite, ce n’est pas un éloge de la lenteur, mais de l’ivresse, dans le sens où les images défilent tout en restant collées à notre rétine. Les mots, les images, les mots-images, nous entraînent et nous nous laissons happer.
Carlos Dorim, La vie qui gronde, Éditions Henry, 2011
Carlos Dorim est un familier des koans zen. Les textes de ce recueil sont des éclats poétiques à la signification cachée, et qui ne vont pas sans rappeler les textes des peuples primitifs. Nous pourrions qualifier sa poésie de « poésie de l’invisible ». La vie qui gronde évoque quelque chose d’originel, le foyer d’un volcan en ébullition ; l’énergie de vie est dissimulée, mais accumule des forces pour exploser au grand jour. Ainsi, derrière ces textes, c’est la vie qui se tapit.
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Il y a des choses
qu’on ne peut pas raconter
à contre-jour, le caillou
regardait la montagne.
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Ce qui me fait penser à la poésie des indiens d’Amérique centrale, c’est la présence d’éléments de la nature comme le caillou, la pierre, les montagnes aussi. Nous croisons un lézard, nous cheminons à travers les cactus, comme dans les plaines du Mexique. La nuit, l’obscurité, ont une place prédominante. Peut-être le message de ces poèmes est-il qu’il nous faut être réceptif aux manifestations de l’invisible.
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Ton regard a traversé la nuit
comme la mer
tu marches
écoute
la vie qui gronde.
Martine-Gabrielle Konorski, Je te vois pâle… au loin, Le Nouvel Athanor, 2014
Le prix « Poésie-Cap 2020 » a été attribué à Martine-Gabrielle Konorski pour son recueil Je te vois pâle… au loin. Ici, tout est suggéré, par petites touches impressionnistes, rien n’est vraiment dévoilé, sans doute en raison de l’extrême pudeur de l’auteur. Ce qui transparaît, c’est une grande sensibilité, et le souci de rester à la source des lèvres / où la parole se tient. Nous pouvons retenir des questionnements sur la manière que nous avons parfois de vivre alors que tout pourrait être plus libre, plus joyeux.
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Pourquoi ne faut-il pas
que l’on se dise Tu
Pourquoi ne faut-il pas
sangloter sous l’orage,
en se tenant les mains
s’allonger sur l’asphalte
et crier à tue-tête
pour faire venir la paix
Pourquoi vivre tout bas.
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Oui, il y a bien une réticence que le poète voudrait faire céder. Laissez-moi passer, Reviens, disent le désir de rompre avec un ordre imposé, subi. Parce que le temps n’attend pas. Et que l’on se rend compte, parfois trop tard, que l’on n’a pas su saisir l’opportunité de vivre.
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Il est tard… trop tard
Te souviens-tu
du cri
à la lisière
de nous
Au centre de l’anneau
la poussière des jours
cueillis à notre enfance.
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Je te vois pâle… au loin dit aussi la beauté essentielle qu’il faut savoir retenir, chaque parcelle de cette beauté soigneusement déposée dans un écrin : Au milieu du chemin / Des aubépines en fleurs. Pour que, même dans la nuit noire, celle-ci continue de briller. Lumière malgré tout.
Valérie Canat de Chizy