Mireille Disdero, Corrosion. La Boucherie littéraire, 2019
C’est l’histoire d’un amour et de la corrosion d’un couple. En 2012, Mireille Disdero part en Thaïlande rejoindre l’homme qu’elle aime. Elle y restera cinq ans. Elle découvre l’Asie, voyage, à Bangkok, Hanoï, Saïgon, Kuala Lumpur, Phnom Pen… Pourtant, dès le début du recueil, les lieux évoqués semblent être imprégnés d’une atmosphère de décomposition, à l’image de la décomposition de l’amour. Si les textes sont datés, de 2012 à 2017, ils semblent avoir été écrits ou réécrits a posteriori. C’est une sorte de journal remanié, un carnet de bord dans lequel Mireille Disdero évoque le délitement de son couple, souvent par une brève note en début de page, mais aussi les villes d’Asie qu’elle a visitées. Tandis que l’amour pour l’homme qu’elle a rejoint s’éteint progressivement, celui pour l’Asie naît. Une Asie envoûtante qui s’empare des sens et dont il est difficile de se détacher. En Thaïlande, au Vietnam, au Cambodge, en Malaisie, au Laos, en Indonésie… Mireille Disdero commence à voyager. Et elle tombe amoureuse de ces pays, des couleurs, des saveurs, des odeurs, de la chaleur de ces pays d’Asie :
L’odeur d’encens se fait plus envoûtante, les souvenirs envahissent le présent, des couleurs sur les étals amplifient la sensation de vivre bien plus que d’exister. Parfois c’est énorme, vivre.
Il y a cette agitation, les cafés et la couleur de peau du soleil, dans les rues à l’odeur de savon.
Indonésien
Au dos de l’amour
la beauté
assaille mon regard.
Ses épaules,
les peurs tatouées
sur la nuque,
le brillant
et la nuit des cheveux…
La beauté, c’est tout.
Pourtant, de plus en plus, il y a la solitude, les nuits blanches, le blues, la fatigue : Je me suis demandé où on avait enterré notre amour.
Jusqu’à la rupture. Depuis, il reste Bangkok.
La beauté de Bangkok est dans la ruelle, une silhouette qu’on ne rattrape pas. Elle est l’odeur sucrée qui habille chacun des hommes fourmis.
Jusqu’au départ, au retour en France.
le moment de partir était venu,
je lui ai emboîté le pas.
Corrosion est un recueil à la fois beau et dur, coloré et noir, émerveillé et désenchanté. Mais, au-delà des clivages, il y a, il reste, la beauté, l’odeur sucrée de Bangkok.
Morgan Riet, Du soleil, sur la pente. Éditions Voix tissées, 2019
Après Sous la cognée, paru aux mêmes éditions, et dans lequel Morgan Riet relatait des bribes d’une enfance marquée par une part de dureté et de solitude, paraît Du soleil, sur la pente. Dans ce recueil, Morgan Riet se penche sur sa vie d’adulte, avec des textes dans lesquels il s’adresse parfois à ses enfants et à sa compagne, comme pour célébrer une forme d’équilibre qu’il aurait trouvé grâce à eux. Il évoque ses amis, ses voisins, ses connaissances, les petites anecdotes de son quotidien, qui s’agencent désormais comme un puzzle, là où son enfance présentait des pièces manquantes.
À présent je fais marelle
de la marge de mes désirs,
d’où parfois, telle une pierre,
s’engouffre à l’infini
le reflet brûlant
d’un mot,
d’une image,
d’un poème.
Bien sûr, il y a toujours l’angoisse, les mains tremblantes / de mal vivre, / mal aimer –, les blessures anciennes, mais, désormais, il y a Du soleil, sur la pente, les baisers des enfants, ces moments doux, comme courir après le vélo de Jeanne, sa fille, qui pédale devant, ou recueillir les feuilles et brindilles ramassés par son fils Elliot sur le chemin du retour de l’école.
Tout semble simple, et pourtant, rien ne l’est vraiment.
Ce copain d’enfance devenu riper, la boîte aux lettres / toute déglinguée : on sent ici que le plus simple demeure tout de même élaboré, dans cette écriture qui joue de tours et de détours.
Midi s’étalant telle
crème solaire.
Le café brûle
doux dans la gorge.
Mur devant,
mur dedans
qui me fixent.
Les enfants jouent
au toboggan
et le soleil itou
sur mon visage.
Mur devant,
mur dedans
que je sucre
en buvant cet instant.
Voilà, le soleil est là, palpable, mais, pour Morgan Riet, il y a toujours des circonvolutions pour l’atteindre, parce que, mine de rien, l’accès au bonheur ne va pas de soi. Avec ces textes, qui sont comme des croquis esquissés sur le vif, Morgan Riet restitue des micros événements de son quotidien, avec de l’humour, parfois, pour notre plus grand bonheur.
Marie-Ange Sebasti, La caravane de l’orage. Jacques André éditeur, 2019
La caravane de l’orage est un recueil comme seule Marie-Ange Sebasti sait en écrire. Un recueil intemporel, parcouru de grandes distances, imprégné de la poussière des mondes anciens, et de la houle des voyages. Nous y retrouvons le thème de l’enfance, mais aussi celui de l’île, la Corse, dont Marie-Ange Sebasti est originaire, par son père. Deux amours, celui de la mère, celui de l’île. Dès l’appendice, les vers de François Cheng, extraits du recueil « Enfin le royaume » (Gallimard), annoncent la couleur : Marie-Ange Sebasti nous parle d’un royaume, qui resurgit au son d’une très ancienne berceuse corse. Il s’agit du royaume de l’enfance, irradié par l’amour maternel. Dès la naissance de l’enfant, l’amour se répand : Elle veut faire connaître ta naissance / de l’autre côté de la terre. On pense à la naissance du petit Jésus, dont l’annonce se répandit comme une traînée de poudre. Nous sommes dans le mythe du divin enfant.
La berceuse te couvrait d’or
de perles, de satin
fredonnait ta beauté
Mais pouvais-tu dormir
avant d’avoir surpris
dans l’ombre des couplets
l’amour illimité
qui entrait dans ta vie ?
Marie-Ange Sebasti fait une allusion à peine voilée à sa mère, dont la voix fit entrer tout l’univers dans son berceau. Ce recueil est un chant d’amour d’une mère pour son enfant, d’un enfant pour sa mère. Un recueil aérien, ouvert ; des voix empreintes de bonté appellent, invitent l’enfant de tous les côtés de la terre, l’invitent à traverser le ciel avec les oiseaux migrateurs, à prendre son propre envol.
L’enfance est aussi évoquée dans la partie intitulée Rue natale : la poète se souvient de la petite fille qu’elle a été, de ses pas menus, de son impatience, de ses pleurs, de ses cris, de ses réclamations.
Le jour de mon anniversaire
j’ai accroché de grandes banderoles
dans ma rue natale
des lampions, des étoiles, des chansons
Les grandes étendues, les migrations, la voie ouverte vers les continents, traversent ce recueil, même si celui-ci se clôt par une invitation à la prudence, parce que, parfois, l’orage surgit, avec sa caravane tumultueuse d’ombre et de lumière.
Isabelle Alentour, Louise. Lanskine, 2019
C’est l’histoire de Louise, dont on ne sait vraiment s’il s’agit d’une personne réelle ou d’un personnage fictif. Il s’agit d’un récit sous forme de fragments. Un récit à deux voix, celle de Louise et celle d’Isabelle Alentour. Louise se raconte, comme elle se raconterait lors d’une séance de psy. Isabelle Alentour raconte Louise, comme si elle avait recueilli sa parole, elle qui, en plus d’être poète, exerce le métier de psychologue. Louise est « folle ». Son j/e est segmenté. Elle traîne sa torpeur dans les couloirs javellisés d’un hôpital. Le récit alterne souvenirs heureux de l’enfance, évocation de l’univers psychique morcelé de Louise, progression par étapes vers le souvenir de l’événement traumatique. Une image revient, celle de l’araignée. Louise est prise dans une toile, enchevêtrée dans les rets d’une araignée, désignée ici par le terme « faucheuse », lequel est aussi une allégorie de la mort. À travers les images que perçoit Louise, nous accédons à son monde intérieur envahi de visions. Il y a ce mamelon, énorme. / Qui approchait de moi et devenait partout. Ces passages alternent avec les images de l’enfance heureuse.
Dis-moi encore le velours des pêches
de vigne, les effluves de la table
ensoleillée, les mains patientes et le
bout du nez enfariné.
Donne-moi l’abondance, la blancheur
première de la fontaine, la promesse
des tartes mordorées.
Chatouillis de sucre candi, arômes de
cardamome et cerises chaudes.
Un jour, cette enfance heureuse s’écroule. C’était un mardi. / (Dix-huit heures cinquante-cinq). Louise se retrouve comme une poupée désarticulée. Elle perd son innocence. Après l’événement, qui est le viol.
Plus tard, il lui faudra du temps pour nommer les choses, les faits, il lui faudra du temps pour que ses souvenirs refassent surface. Le cerveau – le bienheureux – sait se protéger. / Perpétue encore et encore l’amnésie.
Le récit passe alors du j/e au tu. Isabelle Alentour prend le relais, raconte Louise. Corps de Louise se cherche dans la ouate soyeuse des souvenirs. Isabelle se remémore Louise, qui n’est plus là, son visage, passé (comme tout le reste) sur l’autre rive.
Mais tenir le souvenir de toi contre ma joue c’est comme être avec toi.
Lui parler quand je marche en forêt c’est comme être avec toi.
L’écouter rire, pleurer, se taire, c’est comme être avec toi.
...
Alors la belle clarté, alors la belle sérénité du matin.
Jacqueline Saint-Jean, Sommeil-Océan. Citadel Road Editions, 2019
Un sommeil profond comme l’océan. Un sommeil peuplé de rêves comme l’océan est peuplé de poissons. Le titre nous emmène vers un espace infini. Dans un monde lisse et silencieux, immense aussi. Jacqueline Saint-Jean parle du sommeil comme d’un autre monde, d’une autre vie, comme d’une lente dérive intérieure.
La vague du sommeil
lèche les membres
s’approche se retire
en marée montante
Dans le sommeil, des images émergent comme autant de vestiges du jour ; ces images se soulèvent, plongent dans les grands fonds / de la longue mémoire.
Des mouvement sont à l’œuvre dans le sommeil, flux et reflux obscur, tangage d’histoires / sans gouvernail. Le sommeil est à la fois caresse et enveloppe, mais il bouscule aussi car, d’un ressac à l’autre, la morte rit jeune fille / et l’enfant a les cheveux blancs ; les disparus remontent à la surface.
Il y a ces lieux qui n’existent sur aucune carte. Les rêves nous emmènent dans des contrées inconnues. Le sommeil est ici évoqué comme un monde parallèle, et je ne peux m’empêcher de penser à la portée symboliste de ce recueil. Un recueil qui nous enveloppe comme la nuit. Un recueil qui est une exploration du rêve, lequel peut être angoissant ou extatique, éclaté ou unifié.
La nuit roule ses images
dans la grotte intérieure
Me voici seule minuscule
au centre d’une plaine immense
nue sans bords où rien ne bouge
Sauf à la verticale l’envergure géante
d’un épervier sombre qui s’enroule
en cercles de plus en plus serrés
prêt à fondre sur moi