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Lus un jour, aimés pour toujours (10) : Les Thèses Inconnues, de Michel Gerbal

jeudi 14 mars 2019, par Sabine Huynh

Michel Gerbal, Les Thèses inconnues

Ma première recension de cette année 2019 concerne le livre Les Thèses Inconnues de Michel Gerbal, un livre tellement dense que j’ai cru pendant de longs mois que je n’en viendrais pas à bout et que je ne parviendrais pas à en parler. Il s’agit d’un livre qui m’a fortement emballée, mais qui m’impressionne à un tel point que je ne me sens toujours pas à la hauteur pour écrire dessus. Cependant, j’ai décidé de ne pas jeter l’éponge, parce qu’il me semble que c’est un ouvrage que quiconque s’intéresse aux questions liées à la Shoah, au silence et à la transmission doit lire. De plus, je n’oublie pas Primo Levi (pour moi, « l’abeille suicidée » qui clôt le dernier poème du livre de Michel Gerbal, c’est lui) et sa mort, sûrement causée par la douleur due à l’incompréhension et à l’incrédulité initiales que ses écrits ont rencontrées : son témoignage n’a pas reçu assez tôt de réponse en écho, le lien de confiance avait été rompu, et la douloureuse question de l’humanité se posait, celle des autres, la sienne... Bref, malgré mon emballement, je vais livrer un texte pas très bien emballé, composé de pensées en vrac, à la fois par manque de temps pour y mettre de l’ordre, mais aussi par peur de ne pas l’écrire du tout si jamais je ne le faisais pas maintenant. Embarquons donc sans tarder.

Au début il y a ce titre, « Les Thèses Inconnues », que j’ai eu du mal à apprivoiser, à appréhender, un titre que je ne comprenais pas, que je trouvais trop philosophique, ou métaphysique, ou même théorique, puisqu’une thèse n’est-elle pas une théorie que l’on tient pour vraie et qui sert à défendre une idée philosophique, morale... Ces thèses peuvent être des idées, des doctrines, des opinions, or, elles sont, d’après ce titre, « inconnues », inexplorées ou ignorées : de qui, et pourquoi ? Il y a des titres, de livres, de poèmes, qui se dérobent car ils ne font sens qu’une fois qu’on a lu le texte, et d’autres, comme celui-ci, qui déroutent car ils font d’emblée trop sens. Le titre « Les Thèses Inconnues » offre les prémisses d’interrogations sans fin. Il est mystérieux, vertigineux. Je ne pouvais y penser sans l’associer à mille questions. C’est ce titre qui m’a repoussée au début, qui m’a fait bouder le livre. À cause de lui, j’avais peur de ce que j’allais trouver dans cet ouvrage, dont les presque trois-cent cinquante pages pesaient déjà dans ma main. Heureusement, avant que l’objet-livre n’arrive chez moi, avant l’affolement face au titre, il y eut les extraits du livre disséminés çà et là par l’éditeur, Le Bréchet, des extraits qui m’ont attirée, qui m’ont parlé de ce silence si plein après l’horreur, un silence qui passe de génération en génération, et du désir de le briser. En tant que survivante d’une guerre (celle dite du Viêtnam), ce sujet m’a interpellée. J’ai rencontré des vétérans de guerre qui parlaient de tout et surtout de rien, ce rien qui hante et qui se présente banalement masqué : c’est ça, le silence, et les extraits du livre montraient combien ça brassait, avec le sens de bouleverser, de tournebouler.

Les Thèses Inconnues est un texte dont la matière première est du silence ponctué de cris, un silence abyssal plus que profond, un silence de mort dont le sens est scellé au cœur de nœuds portés par des vers emmêlés qui reflètent cet obscurcissement – le silence qui suit la dernière motte de terre jetée sur la fosse. Il m’est arrivé de craindre, en lisant ce texte, de me perdre dans ce qui parfois se transformait de plus en plus en un fouillis inextricable de cordages tissés de perceptions et de sensations inexplicables, de visions, de monstres, qui remontent de la cave de l’enfance à la « chaudière éteinte » (p. 226), mais dont le souvenir effrayant se dissout avec le temps, délivrant du salpêtre des murs des formes qui entrent en Michel Gerbal, le font danser, et dire dire dire (« Nous parlerons, je te demanderai, tu me diras — », p. 52) – les nœuds qui se transforment en gribouillis de visages inconnus, ceux de parents lointains devenus tellement abstraits qu’ils en ont perdu leur bouche, et les mots sont restés coincés à se taper la tête derrière une porte verrouillée et invisible. « Se taire est interdit, parler est impossible », ont écrit Elie Wiesel et Jorge Semprun. Je ne me suis pas égarée dans Les Thèses Inconnues, mais j’ai trébuché plusieurs fois, de stupeur, d’effroi, de dégoût, de fascination, d’admiration aussi, parce que défaire les nœuds est une chose pour laquelle je n’ai jamais été douée, contrairement à ma fille de sept ans, qui aime aussi poser beaucoup de questions pendant que ses doigts s’activent, ce qui supposerait que les générations d’après gagnent en dextérité dans l’art du jonglage et de la parole, puisqu’il s’agit de parole, libérée, présentant des faces insoupçonnées du revers du tissage.

J’ai eu l’impression, en découvrant ce livre, que ce que Michel Gerbal nous disait, il n’en avait jamais parlé à personne (ou, et c’est la même chose, qu’il n’avait jamais cessé d’en parler, dans sa tête, à ces personnes devenues personne), au point que le message subliminal de cette « offrande à l’avenir » (p. 15) était qu’il nous remerciait d’accepter son présent, que les mots étaient à la fois ce qu’ils portaient en eux-mêmes et le cadeau de remerciement de leur auteur, et par là même il nous remerciait de l’accepter lui tel qu’il était... Comme il remercierait une personne sainte d’être ce qu’elle est, comme je remercie dans mon cœur mon chien, seul compagnon amical de mon enfance, d’avoir été ce qu’il était, malgré la faim et la maladie qui l’avaient affaibli, avant sa disparition, dont j’ignore totalement les circonstances à ce jour (je sais juste qu’il a été emmené en voiture, et que j’ai assisté, impuissante, en larmes, cachée derrière un rideau, à cet enlèvement, à cet exil forcé. Je n’ai jamais su ce qui lui est arrivé, je rêve encore de lui, je l’ai toujours attendu, tout comme ma grand-mère maternelle, qui m’a élevée jusqu’à ce que je parte pour la France à l’âge de trois ou quatre ans et qui est morte au Viêtnam sans que j’aie jamais su où ni comment) – d’où cette vie passer à écrire, à échafauder des « thèses inconnues » : quand on n’a pas vu de ses propres yeux, on passe aux visions.

C’est suite à la mort de quelqu’un que l’on éprouve cette affliction appelée le deuil. Il n’y a pas de mot pour qualifier la tristesse et le désarroi ressentis parce qu’on n’a jamais su si l’être aimé est mort ou pas, ni où il se trouve (en « Pitchi-Poï », ce lieu inconnu dont parle Michel Gerbal dans son livre, p. 70 par ex.) : « Une souffrance orpheline, en somme [...] une brume persistante : histoire de gaz » (p. 93). « Ce faisceau sans nom certain de chagrins et de violences convulsives qui la menaçaient, et moi du même coup », nous dit Gerbal au sujet de sa mère (p. 111), dont on comprend que les parents ont été déportés alors qu’elle n’était qu’une enfant (« comme les parents n’étaient plus là / qu’ils avaient disparu / [...] on allait être aussi expédiés vers des thèses inconnues – pour rester pudique », Benjamine Gerbal, mère de Michel Gerbal, citée en exergue au livre). C’est cette « souffrance orpheline », sans père ni mère, aliénante, illégitime en quelque sorte, qui a engendré l’œuvre de Georges Perec. Je crois que l’écriture de Michel Gerbal, ou au moins ce que j’en ai lu, repose également sur cette chape impossible : celle de l’absence de mots pour définir l’expérience d’une douleur dépourvue de référents. Il y parvient en témoignant notamment sur la mort de son père, Daniel Gerbal (1935-2006) et en rapportant leurs dernières conversations. Il l’a vu mourir, il a vécu cela avec lui, il l’a accompagné dans sa maladie, il a assisté à son déclin, à sa fin, ils se sont tenu la main. C’est une mort concrète, dont il peut parler, dont il peut retracer les phases et la singularité (contre la négation de celle-ci par des syntagmes comme « les juifs ») : « Mais toi, mon père, de ta mort inéluctablement personnelle / de ta mort glorieusement tienne, de ta mort sans mélange / sans partage, pas confuse ni avec la fumée ni avec la boue : de cette mort entière qui t’est venue dans ta langue maternelle, / ne pourrais-tu en tremblant, en rageant, te consoler ? » (p. 136) Cette mort « sans mélange / sans partage [...] entière » : rien à voir donc avec celle, dépourvue de logos, de « ces morts assassinés » (p. 136) durant la Shoah, affamés, torturés, gazés, fusillés, jetés pêle-même dans les fosses, les charniers, devenus des anonymes sans visage et sans langue engloutis par les plus sombres recoins de la mémoire – mais... « c’est d’un mal commun à tous que ma chair conserve la mémoire » (p. 158). Les mots de Michel Gerbal sur les âmes envolées sont faits de plomb, d’os, de sang, de cendres et de larmes, mais ils sont tellement envolés aussi – ce que peut faire la poésie ! restituer la langue ! – que leur élan se change en force qui soulève le couvercle et laisse entendre les voix disparues. « Je te dis qu’il n’y eut pas d’homme semblable à cet homme qui fut mon père » (p. 197), nous répète Gerbal.

Parler de couvercle me rappelle que j’ai également pensé à une soupe en lisant ce livre : au début je l’ai trouvée étonnante, relevée, rafraîchissante aussi, puis nourrissante et par moments indigeste car trop riche, trop chaude, trop épaisse. Malgré son manque de légèreté (mais je dois aussi préciser que ce livre ne manque en fait pas d’humour et m’a fait penser au roman picaresque), elle est somme toute revivifiante, et procure une satisfaction reposante, celle de la bouche pleine de mots et de la boucle bouclée, peut-être, car les mots peuvent ranimer les endroits morts en nous et donc ramener les morts à la vie, surtout quand ils sont mis en scène comme dans Les Thèses Inconnues  : ceux par qui Michel Gerbal est là aujourd’hui, ceux à qui le poète doit son souffle et sa voix, et à qui il la rend, cette voix, avec ses poèmes, qui sont – et je pense naturellement à T.S. Eliot, à cause de la régénération – « de l’eau, parmi ces rocs » (« water amongst the rocks », dans le chant V, « What the thunder said »/« Ce qu’a dit le tonnerre », de The Waste Land, ou La Terre vaine, de T.S. Eliot, traduction de Pierre Leyris), de l’eau qui irrigue les ruines de « terres mi-fœtales mi-cendres » (Les Thèses Inconnues, p. 15). Comme le regretté Amos Oz l’avait confié à la fin des années soixante-dix dans un entretien télévisé : « Mon histoire, chaque histoire, pas seulement celle de ma vie, chaque histoire que j’ai racontée, c’est une histoire qui vient des morts, qui commence avec les morts ». Je crois finalement qu’il serait plus juste de comparer Les Thèses Inconnues à un océan sans rivages, aux lames qui ballottent et fusionnent les histoires des morts et des vivants, « une sorte de journal intemporel » à la Duras, peut-être, « écrit pour ne pas oublier. Ce qu’un homme peut devenir, ce qu’on peut lui faire subir » (Marguerite Duras).

Sous-titrées « Le Théâtre Constant (maison 2) », ces Thèses inconnues de Michel Gerbal se réclameraient-elles d’Antonin Artaud, auteur pour qui, c’est connu, le théâtre et la vie étaient inséparables ? Peut-être. « Qu’est-ce que la chair sinon le théâtre agité de l’histoire des autres » (p. 158), nous dit Michel Gerbal, qui a aussi écrit pour le théâtre. Il se peut également que la constance dont il est question ici est celle d’un combat incessant contre la douleur, contre cette cruelle « souffrance d’exister », contre la mémoire encombrée, les décombres et les spectres du passé, combat pour ne pas perdre l’esprit. Et comment mieux lutter contre qu’en les mettant en scène, ces spectres, qu’en leur bâtissant des scènes, des lieux où ils pourront se transformer en illusions, en rêves, en magie, en choses sacrées et nous transporter ailleurs, très loin, nous mettre en transe ? Parce que sans la magie constante que procure la littérature et la poésie (« Ô Lumière vivante des étoiles mortes », p. 251), on ne peut pas vivre. D’un côté nous avons les chants torturants d’Orphée, de l’autre le mutisme d’Eurydice, et entre, nous avons Les Thèses Inconnues de Michel Gerbal, un livre qui recrée ce qui n’est plus, qui ré-écrit le mythe. L’espace poétique reste le seul lieu où les voix et les identités des disparus peuvent être restituées.

Les Thèses Inconnues est un livre étonnant de par sa porosité, livre qui se situe entre la poésie et le théâtre – textes tenant du dialogue, du monologue ou même de la prose poétique comportant des indications de genre didascalique dans la marge. Notons que les didascalies, ou « texte à ne pas dire », deviennent avec Michel Gerbal des commentaires aidant à la parole, et là je pense à Godot : « Nous sommes incapables de nous taire », dit Vladimir, ce à quoi Estragon lui répond : « C’est vrai, nous sommes intarissables » (Samuel Beckett, En attendant Godot). Texte poétique donc – et nous savons qu’avec la poésie la mise en voix est aussi essentielle qu’avec le théâtre – qui penche aussi vers le récit (poursuivi notamment dans les indications didascaliques), le journal et le roman (les mêmes personnages reviennent d’une partie à l’autre). Ce texte à la force d’évocation extraordinaire qu’est Les Thèses Inconnues est résolumment anarchique, éclaté. Il est partout à la fois, en tous temps ; c’est un texte sur les temps, qui ont précédé, qui suivront ; un texte dédié au père de Michel Gerbal et présent avec toutes les générations, et douloureusement conscient de ce qui se transmet de l’incompréhension totale : c’est-à-dire que le fait qu’on n’y comprenne parfois rien est probablement lié au fait que personne ne parlait, ne pouvait parler, de tout ça, on transmet ainsi le silence, et la fureur face à lui, et une certaine frénésie aussi, comme une maladie, une folie.

Oui, c’est une folie, ce livre, me suis-je dit à maintes reprises en le parcourant. Il emprunte toutes les voies disponibles. Le texte, follement écrit, et son auteur, aiment jusqu’au délire, à la Antonin Artaud (pour échapper aux « étranglements que lui avaient préparé la vie », Artaud), à la André Breton, et ce désordre amoureux apparent peut effaroucher. Et pourtant l’ouvrage est structuré (parties, sous-parties), la voix est posée, les propos largement argumentés, illustrés, les idées sont claires, précises : l’auteur sait où il nous mène. Les Thèses Inconnues prouvent que le chaos ne produit pas que du chaos, qu’il peut aussi donner naissance à une voix porteuse de formes et d’émotions et modelant ou réléchissant un univers abyssal et illimité. Les Thèses Inconnues forment un livre surréaliste et disloqué, composé de fragments : elles rappellent ces boîtes intimes assemblées par l’artiste américain Joseph Cornell, ces mystérieuses « shadow boxes », petits théâtres poétiques qui reprenaient le même thème d’une boîte à l’autre ; travail d’accumulation orbitant autour d’un leitmotiv silencieux, œuvre polymorphe et inclassable dont la parole refuse de s’identifier à un genre, et l’on comprend qu’au cœur de ce « conte des morts » (p. 16) se trouve la préservation de la polyphonie, alliée à l’attachement aux figures du passé, au désir de renouer avec ce passé perdu. Comme Artaud, qui a écrit divinement « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère / et moi », dans « Ci-gît », Michel Gerbal parle pour tous, en témoin multiple de la vérité des êtres, et comme Artaud, l’impact de sa parole est immédiat et violent, il « nous réveille : nerfs et cœur » (Artaud, Le théâtre et son double, 1938), nous saisit, nous hypnotise, et permet à une catharsis d’avoir enfin lieu.

Les Thèses Inconnues livrent dans un texte labyrinthique, érudit, une poésie réaliste, une poésie surréaliste, une poésie de réalisme magique, une poésie politique, une poésie d’ethnologue, une poésie d’historien, une poésie de philosophe, une poésie de listes et de schismes, de dissidence, de rébellion, de tentative de séparation mais aussi de réconciliation avec ce passé si angoissant qui obscurcit davantage les nuits en les lacérant par son « éclair noir » (p. 62). Une poésie de « l’éternelle répétition » (p. 136) et non pas de la redondance, même si certains ressassements et longueurs à mi-parcours ont pu me lasser un peu (mais cela permet aussi de poser ce livre dense, de souffler, de réfléchir). Dans « ce monde de la répétition de la parole » (p. 135), on accueille son abondance dans Les Thèses Inconnues avec reconnaissance : cette parole qui est torrent, amplitude, un souffle qui emporte et creuse à la fois, par sa grande violence, et par violence je veux dire rage, cette rage dont parlait Dylan Thomas, « contre la lumière qui se meurt » [1] : rage de vivre.

(Sabine Huynh, Tel Aviv, 2 janvier 2019)

[1] « against the dying of the light », extrait du poème « Do not go gentle into that good night », The Poems of Dylan Thomas, 1952).

Michel Gerbal, Les Thèses inconnues -–Le Théâtre Constant–– (maison 2). Éditions Le Bréchet, 2018. 343 pages.


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