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Lus un jour, aimés pour toujours (6), par Sabine Huynh

mercredi 6 avril 2016, par Sabine Huynh

Notes de lecture, avril 2016

C’est toujours un honneur et un privilège pour moi de pouvoir dire quelques mots sur des textes qui m’ont émue, étonnée, transportée. En ce printemps, je vous propose de découvrir les onze ouvrages suivants :
Versées __Philippe Aigrain, avec des images de Christine Jeanney, Atelier de bricolage littéraire, 2016
Poèmes choisis __Alain Borne, avec des photographies de Yael Antoon, Éditions À plus d’un titre, 2014
Guerre perdue __Pascal Boulanger, Passage d’encres, 2015
Écrits sans papiers __Pour la route, entre Marrakech et Marseille, Mireille Disdero, éditions de la Boucherie littéraire, coll. Sur le billot, 2015
Zen and the art of poetry maintenance __Sébastien Doubinsky, Leaky Boot Press, 2014
Cours ton calibre __Nolwenn Euzen, éditions QazaQ, 2016
Hirondelles __Romain Fustier, éditions La Porte, 2015
Poèmes géographiques __Thierry Radière, Le pédalo ivre, 2015
Mordre la neige __Anna de Sandre, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2015 (avec une préface d’Astrid Waliszek)
Boire à la source / Drink from the source __John Taylor, avec des aquarelles de Caroline François-Rubino (traductions : Françoise Daviet), Voix d’encre, 2016
À peine assez de mes bras __Astrid Waliszek, Jacques Flament éditeur, 2015 (avec une préface de Gil Jouannard)

Lire (de la poésie), c’est regarder plus loin, regarder ailleurs. Merci aux auteurs et aux éditeurs de nous permettre cela en nous confiant leurs textes. Je vous souhaite un beau printemps riche de lectures.

(Photo : une affiche des éditions Æncrages & Co.)



Philippe AIGRAIN, Versées, avec des images de Christine JEANNEY, et une contribution de Noël Bernard, Atelier de bricolage littéraire, 2016

Versées se présente sous le signe de la contrainte et du contraire, dans sa genèse – Philippe Aigrain a écrit en partant de prépositions, Christine Jeanney a créé des images à partir des poèmes – et dans son contenu, politique, car il s’oppose, se rebelle : « les paroles touchant / les choses publiques touchant / ce qui nous agit / touchant ». Ce qui nous agite est aussi ce qui nous fait agir, ce qui engendre l’impulsion, le mouvement, l’exode. Les poèmes brefs et verticaux de Philippe Aigrain, s’adossant à leurs cairns de prépositions, évoquent des mobiles, mais aussi
des navettes, des propulsions dans l’espace, des migrations.
En contrepoint, les images digitales comme pastellisées de Christine Jeanney, oniriques, hantées, captent la trace mémorielle du passage. La poésie visuelle d’Aigrain trouve dans les visions de Jeanney un écho physique parfait, et sa verticalité nous aspire aussi lentement qu’Alice chutait dans le terrier du lapin. Comme elle, nous prenons le temps d’admirer des cartes et des images qui reflètent un récit imbriqué dans un abécédaire prépositionnel délimitant une épreuve renversante, dont on devine la douleur diasporique à travers la mention de vitres cassées, du joug des tendons, des mots bousculés, du rien penser durant, de la perte des pas...
Les prépositions au cœur des vers servent de balises de détermination dans le réel chaotique. Elles servent aussi de sas, permettant de s’abstraire de la réalité oppressante, comme la petite porte qui menait au jardin dans Alice au Pays des merveilles.
Le poème de clôture, « Vers », est une invitation à partir à la rencontre de l’encontre : « vers tout encontre ». Partir pour aller où ? Rejoindre « À », le premier poème de la série. L’on comprend finalement que tout voyage n’est que retour... vers l’épreuve, mais aussi vers le rappel nécessaire de son versant touchant : vers ces corps, cœurs, mains, peaux – vers l’humanité, nonobstant. (Ma préface à Versées.)

Extraits :

De

écoute le bourdon__de
l’essaim confus__de
l’inexprimé__de
ce babil grouillant__de
mots bousculés__de
dire ce qui__de
tout ne peut__de
toi prétendre__de
s’approcher__de

*

Outre

territoire obscur__outre
minutes inconstantes__outre
cicatrices bleues__outre
chaos sonore__outre
frayeurs nues__outre
impatient espoir__outre
soudaines annonces__outre
présents inouïs__outre
sommations du corps__outre



Alain BORNE, Poèmes choisis, avec des photographies de Yael Antoon, Éditions À plus d’un titre, 2014

Alain Borne (1915-1962) a laissé derrière lui une œuvre lyrique considérable (à écouter ici), publiée dans le passé chez Seghers et Rougerie, et aujourd’hui chez Voix d’encre, en réédition, ce qui n’est pas étonnant, vu que l’autre Alain, Alain Blanc des éditions Voix d’encre, est installé à Montélimar. Grâce au travail de Voix d’encre, et de passeurs comme Max Alhau, Christophe Dauphin, ou Gil Pressnitzer (Esprits nomades), on peut à nouveau savourer son œuvre. L’an passé, au Salon du livre de Paris, j’ai eu le bonheur de découvrir ses Poèmes choisis, ouvrage édité par À plus d’un titre (2014, collection Les Cahiers de poésie), une maison d’édition indépendante, lyonnaise à l’origine, implantée aujourd’hui en Savoie, et dirigée par un troisième Alain, Alain Léger. Poèmes choisis est un livre vertical très élégant, incluant treize textes et, en vis-à-vis, autant de photographies en noir et blanc, réalisées par Yael Antoon. Univers onirique embrumé d’encens, de cendres, de poussière, de regret et de mort, qui « pend à nos cous / avec nos médailles ». Nuit omniprésente, qui semble être autant répoussée que désirée par un poète qui écrivait que « la mort est aussi dans la grappe du lilas ». Soupirs qui répondent au souvenir d’étreintes charnelles chassées par des guerres. Yael Antoon offre à ces poèmes de solitude traversés par un vent d’hiver glacial des images voilées de fragiles ramures, nues, évoquant des chevelures figées.

Extrait :

Et dans la nuit de cette cave
des ailes passèrent d’oiseaux criminels
comme une faux de flammes noires
ce fut la nuit.
Nous laissâmes nos maisons
au sommeil de nos femmes
nous fîmes une lame de notre peur
pour préserver d’un meurtre
le soyeux échafaud de nos entrailles
et nous avons marché longtemps
dans la mort de nos frères.



Pascal BOULANGER, Guerre perdue, Passage d’encres, 2015

Voici un texte hanté qui dévoile et s’empare de la brutalité du monde et de l’histoire, un texte courageux écrit par un auteur aux yeux grand ouverts, pleinement conscient, et par conséquent opposé au déni des causes de la barbarie. Son titre, « Guerre perdue », me rappelle bien sûr « La Guerre sainte » de René Daumal (1940, Le Contre-ciel). Comme Daumal, Pascal Boulanger ose dire le mot « guerre » dans ses poèmes où « les mots portent leurs choses » (Daumal), ainsi que leurs morts : « le sol jonché de cadavres », « des enfants embrochés », « les deuils succèdent aux deuils », « des hordes d’esclaves », « les morts, livrés aux oiseaux de proie », « des corps sont suspendus à des crocs », « Femmes adultères et sorcières / jetées dans un fleuve ou à la mer », « celles enterrées vivantes »...
Cependant, il me semble que Boulanger s’écarte de Daumal car en plus de s’opposer aux faux-semblants, aux mensonges, et aux masques qu’ils nous font endosser – et chez Boulanger il s’agit avant tout d’une guerre contre le déni, le totalitarisme, le nihilisme, l’oubli et la lâcheté, soit le refus pathologique du réel –, le poète lucide de Montreuil parle aussi de l’autre guerre : celle que nous menons (et perdons) contre ceux qui ont « crevé » les fenêtres des maisons, qui pillent, font taire les oiseaux, persécutent, capturent des humains pour les vendre, pendent, égorgent, assassinent la lumière et l’espérance.
Ainsi, ses yeux plantés dans ceux de la mort, dans une langue économe et claire, et malgré le fait qu’il sache déjà que la vérité nous tue, Pascal Boulanger s’accroche à sa dernière raison de vivre : la poésie, qui serait peut-être la seule porte de secours d’une humanité maudite, puisque l’acte poétique, émotionnel et humain par essence, est fondamentalement compassionnel, et donc contraire à la brutalité. La poésie reste la seule force qui puisse « tire[r] / du miel & des roses d’un tas de pierres ».

Extraits :

En dépit de nos murailles
nous avons succombé à l’assaut
nous avons vu nous avons entendu
des enfants embrochés sur la pointe des lances
& des mères lancer des cris
en fourrés d’épines.

*

On souffle dans des cornes de brume
les deuils succèdent aux deuils
que vaut la vie d’un homme ?
Tandis que de lourds attelages s’effondrent
une main trace une croix sur le pain.

*

Femmes adultères et sorcières
jetées dans un fleuve ou à la mer
Comme si l’eau liquidait la faute
(mais quelles fautes ?)
l’emportait
l’effaçait,
ou celles enterrées vivantes
un roseau dans la bouche
pour retarder l’esphyxie,
oh cœur de la Vierge transpercé
par les glaives des sept douleurs !



Mireille DISDERO, Écrits sans papiers, Pour la route, entre Marrakech et Marseille (éditions de la Boucherie littéraire, coll. Sur le billot, 2015)

J’ai voyagé très loin grâce à ces Écrits sans papiers, plus loin que les lieux qui les ont inspirés, car leur auteure s’attarde sur les détails les plus touchants de moments traversés durant l’errance, moments simples, et simplement inoubliables. Mireille Disdero a trouvé le ton juste pour partager avec les lecteurs ces instantanés d’étonnement et de poésie, « riche[s] d’attention pour le moindre chat ».
Il est question dans ces textes discrets et pourtant très évocateurs de vent qui lève l’ancre de l’errance, de la triste douceur de la nostalgie, du soir qui tombe sur la solitude, de regrets à saveur d’écorce d’oranges, du battement de la vie, soutenu par celui de l’écriture, le soleil qui illumine et réveille les peaux et les souvenirs qui y sont inscrits. On y rencontre aussi la poésie de Lorca, et un gardien de musée qui, loin de chez lui, a des mots qui « s’échappent de [s]es poches »....
Il est question de ce qui dit la vie, simplement, et donc, avec la force de la poésie, avec les mots de Mireille Disdero qui refusent d’oublier, il s’agit de conjurer la mort, qui talonne souvent l’exil, du Maroc à la France, en passant par l’Espagne.

Extraits :

Le meilleur de ce que j’écrirai restera sans papiers, comme les hommes qui cherchent un seuil sans le trouver. // Dans l’errance. [...] L’important n’est pas écrit.

*

Elle rit et il lui manque trois dents, devant, comme un trou d’air pour dire l’absence.

*

Leur bateau comme une maison, avec ses goélands témoins du départ

*

Mais le bruit du sang, le bruit de la vie qui bat est là, on ne peut jamais l’arrêter. Il faut dormir avec, avec ce bruit de la vie en soi... comme un torrent.

*

et rien d’autre qu’un moment à écrire... comme une rougeur sur la feuille, bientôt.



Sébastien DOUBINSKY, Zen and the art of poetry maintenance, Leaky Boot Press, 2014

Les salves poétiques de ce recueil (en anglais), délicieusement irrévérencieuses, opèrent, avec leur clarté enivrante, une tranquille révolution : autour de la terre et des saisons, comme le veut la poésie dite « zen », mais aussi dans notre esprit, en le détournant de ses certitudes. Zen and the Art of Poetry Maintenance, « Zen et l’art de l’entretien de la poésie », rappelle que la poésie a aussi, en plus de faire réfléchir, le droit de faire sourire, et qu’autant la complexité peut refléter le savoir et la profondeur, autant la simplicité peut être synonyme de clairvoyance, et donc de sagesse.
Pourtant, comme le précise le sous-titre, « Non-Sutras », il ne s’agit pas ici d’aphorismes bouddhistes, pas de règles de vie, ni de théorèmes, ni de leçons particulières, les poèmes ne sont pas codés, ils ne portent pas sur des thèmes obscurs ou métaphysiques. En effet, la poésie ici touche à l’homme, à la femme, à leur quotidien, au sein duquel brille... la poésie, même invisible : le cœur qui bat des jours à vivre.
Il y a aussi quelque chose de généreux dans ces pépites d’humour et de sagesse dignes de la meilleure tradition zen, qui essaient de cerner ce qu’est le poète, la poésie, le poème (qui se mord souvent la queue), et la vie et la mort, en fin de compte, puisque « the poet waves / and merges with the season », « le poète fait signe / et se fond avec les saisons ».
Sébastien Doubinsky, tout comme le poète japonais Matsuo Bashô avant lui, a compris que la vraie poésie consiste à mener une vie qui nous contente, et que « vivre la poésie vaut mieux que l’écrire » (Bashô).

Extraits (traduits en français par Sabine Huynh) :

rain rain rain
–poetry is no umbrella

*

pluie pluie pluie
–la poésie ne protège pas de la pluie

*

the boys play soccer
in the garden
until evening
darkens the ball
and the trampled grass
–a memory not
from my childhood
oh me, kid of the city

*

les garçons jouent au foot
dans le jardin
jusqu’à ce que le soir
assombrisse le ballon
et l’herbe piétinée
–un souvenir qui ne
vient pas de mon enfance
à moi, l’enfant de la ville

*

this poem doesn’t matter
because it doesn’t want to
this poem exists
because it wants to
this poem just
doesn’t care
ce poème ne compte pas
parce qu’il ne le veut pas
ce poème existe
parce qu’il le veut bien
ce poème franchement
s’en fout



Nolwenn EUZEN, Cours ton calibre, éditions QazaQ, 2016 (avec une postface de Jean-Louis Giovannoni)

Cours ton calibre, c’est une écriture « sous contrainte » (mots de Nolwenn Euzen), c’est de la poésie donc, et pas n’importe laquelle, puisqu’elle se révèle exigeante, inattendue, et quelque peu sibylline, ce qui n’est pas forcément un défaut.
On sent la contrainte mentale pétrir la langue et la renouveler en la roulant contre la poésie telle qu’on croit la connaître. On y sent aussi le plaisir d’écrire – de plier, de déplier, de coller, de construire et déconstruire – et le brin d’auto-dérision qui fait dire à Nolwenn Euzen des choses comme « on réclame une place pour la passivité », et qui lui fait tordre le cou à la langue çà et là : une revendication du droit de descendre du train en marche, de rester impassible, distincte et droite, au milieu d’une foule agitée, ce qui revient à aller à contre-courant, mais sans dépenser d’énergie autre – énergie énorme ! – que celle demandée par une réflexion profonde, qui « court » sans arrêt, sans avoir peur de buter, et, paradoxalement, sans précipitation, et vers la contrainte !
C’est effarant, n’est-ce pas ? Oui, Cours ton calibre est un texte « sous contrainte » qui est contraire aux règles établies, donc outrageusement libre. Il semblerait même qu’à un moment donné, on ait eu affaire à trop de liberté ici, à une mer sans balises, et qu’elle a été à la fois désirée, chérie et crainte, par crainte du relâchement, dans l’écriture s’entend, car il ne s’agit au fond que d’écriture dans Cours ton calibre : de l’objet contenu dans son diamètre, de sa forme, de ses dimensions, de sa valeur aussi. La liberté atteinte, effrayante, a semble-t-il constitué un poids : un souvenir d’immersion et de dilution transparaît dans l’emploi du « on » dans le texte, une façon de montrer que quelque chose nous efface, nous neutralise, qu’on s’est égarée dans ce no man’s land de la distance entre soi et soi (le projeté et le recherché) – quel est son calibre ?
La contrainte devient alors une bouée de sauvetage gonflée qui tire l’être et la parole vers l’intensité intellectuelle qui les ranimera. Mais pour lui être totalement attentive, il faut se soustraire aux vicissitudes de la vie (« Le monde est moins urgent »), obstacles à l’écriture, et s’engager sur des échelles qui mènent toujours plus haut, vers un air plus pur, qui grise l’imagination, et invite à aller chercher beaucoup plus loin ses mots, aussi loin que dans l’abstraction et l’invention – le texte pulse de néologismes qui attirent notre attention sur la singularité d’une langue qui prend définitivement de la vitesse.

Extraits :

on a jamais demandé la lune on niche une sémantique de proximité pas vraiment apte est-il précisé de quoi il est question ce qui était inapproprié le bord de nos houles

*

on se dépense sans compter pour trôner en soi-même on ne rentre pas systématiquement dans nos bonnes grâces moulé dans une copie on ne force pas pour se comprendre on se cueille refoulé de son mou à force de le rendre plat

*

on tient mieux dans le portrait en petit calibre qu’en poids lourd mais on en éprouve pas la même satisfaction parfois on se peaufine la finesse du phasme mais je s’entrouble

*

Ce livre est disponible dans un format numérique aux éditions QazaQ. Merci à Jan Doets pour ces toutes jeunes éditions au catalogue déjà impressionnant. À suivre.



Romain FUSTIER, Hirondelles, éditions La Porte, 2015

Il y a des écritures qui embrassent, littéralement, qui embrassent tout ce qui est bon, qui ne perdent rien de ce qui constitue de la féérie des jours passés avec les Hirondelles – fille, femme : « merveille à la peau de pain fait maison / cette douceur qui farine & ton vouloir l’embrasser ses lèvres » –, et qui font sacrément du bien en nous embrassant nous, les lecteurs. La poésie de Romain Fustier est de celles-là, de celles qui abreuvent et rendent heureux, tout simplement.
Se plonger dans ses Hirondelles, c’est comme rêver les yeux ouverts : la conscience épouse l’inconscient et l’esprit se libère, s’assouplit, prend plaisir à se laisser transporter par ce qu’il y a de plus précieux, de plus lumineux : ce qui véritablement est, soit la vie avec elles, ses Hirondelles, vie qui « enjambe ton poème », parce que sans elles, le poème ne rebondirait plus, serait caillou inerte et gris, blessant d’absence (« serait-ce au travers du vide que se mesurerait le plein / le silence sur les choses qu’éclate le besoin de paroles »).
Les textes de Romain Fustier débordent de l’énergie de l’aube, celle des enfants au lever qui poursuivent éveillés les jeux qui les ont occupés durant leur sommeil. Entrelacs non ponctués et tout en déliés, ils cascadent, les poèmes de Romain Fustier. S’y succèdent des instants et leurs transformations, des images de bonheur s’y déploient et s’enfantent avec élan et grâce, ce sont des matriochkas de soie, de coton, de plumes et de pétales de fleurs. Ils sont la preuve que la mémoire est bien un organe sensible, et poétique, par sa force créatrice. Hirondelles : ce sont des poèmes de rêve, tout simplement.

Extrait :

elle est en fleur comme fleurissent ces violettes sur la pelouse
& tu écris elle s’épanouit apparaît dans son plein éclat
aujourd’hui où elle t’enveleoppe de ses pétales son odeur
dans ce poème lorsque sa voix dit à ta voix soudain
c’est une maison respirant le printemps lorsqu’elle te dit
on a tout aréré suspendu le linge étendu sur le fil
que tu suis de ses idées qu’elle laisse aller-venir
& revenir du gazon à la cuisine que parfume l’essence
de ces plantes que ta petite fille a cueillies de ces violettes
dont les feuilles paraît-il sont hôtes de chenilles qui muent
en papillons pour peu que tu l’imagines le décides maintenant



Thierry Radière, Poèmes géographiques, Le pédalo ivre, 2015

Les Poèmes géographiques sont ancrés « près de l’océan », dans un pays que Thierry Radière appelle « les Landes », mais dont on voit bien que « l’océan la cabane la plage » sont mémoriels, qu’il s’agit surtout de « la maison landaise », « de plus en plus fissurée », « chez mémère » pour être plus juste, où les fleurs sont « en plastique », où la « télé » est à « pépère », et d’où l’on sort juste pour aller « visiter »... « les cimetières ». Le poète nous mène aussi dans les Ardennes, où l’on retrouve des Néerlandais « en camionnette ou en break », des « Belges appelés les boyaux rouges ici »...
À travers ce texte très visuel et ses scènes d’Epinal un peu brutes, qui hantent une fois qu’on les a lues (« images dont j’ignorais qu’elles / allaient un jour se retrouver prisonnières / de récits à n’en plus finir du soir au matin / dans un département désormais désert »), Radière traite avec malice et audace d’une enfance, d’une jeunesse et d’une France sources de solitude, d’aliénation, d’exaspération, mais aussi de rebellion – et donc de rêves – dont les routes, même si trop « droites » (« et où les gens roulent vite ») l’ont mené à la rencontre vers l’autre, et jusqu’à l’écriture sensible qu’on lui connaît aujourd’hui.
Les Poèmes géographiques, comme leur nom l’indique, font le point, sur une vie passée à rêver à d’autres vies possibles. Je crois que derrière l’espièglerie qui les imprègne, touchante car alliée de la pudeur, Radière nous a confié un texte très personnel, un texte à clefs, les clefs de son jardin intime en fait, un travail témoignant d’une grande générosité de cœur.

Extrait :

on s’entoure de draps à étendre
et à sécher pour n’être vu de personne
on construit des cabanes en bois
sans permis ou sur des zones
non constructibles là-bas on est
au-dessus des lois on n’a peur
de rien sauf des étrangers
les neuroleptiques sont dans l’armoire
les réussites dans l’ordinateur
les dents à refaire dans la bouche crispée
le Cap Ferret dans un rêve où les gens
sont beaux en août et nous nous croyons
être dans une autre dimension.



Anna de Sandre, Mordre la neige, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2015 (avec une préface d’Astrid Waliszek)

Ce qu’il y a de plus terrible dans l’affreuse comédie de la vie advient dans ce recueil surprenant, au détriment des laissés-pour-compte et des femmes, qu’Anna de Sandre tente de relever par la parole, par les mots et par la poésie. En effet, ces textes racontent avec ironie des vies mises à terre par la violence des hommes. Pour « mordre la neige », il faut avoir le visage dedans, la face contre terre, et l’on ne cesse de tomber avec Anna de Sandre, qui manie l’art de la chute avec perfection, et donc celui du mystère, des secrets.
En lisant ce recueil tendu et triste, grinçant et piquant, qui ne craint pas de tout désacraliser, bousculant les tabous avec espièglerie, on ne peut s’empêcher de frémir, face à tant de désillusion, et, tout en sachant pertinemment qu’on l’est, une fois les masques tombés, on se demande avec inquiétude si on est réellement comme ça, comme Anna de Sandre nous décrit : des êtres aussi « amoindris », vivant dans des « ville[s] dézinguée[s] ».
Les textes de Mordre la neige, écrits dans une langue précise et féroce, une langue qui tue avec précision, oserai-je dire, langue qui claque comme un fouet, sont captivants et subversifs : ils se retournent comme des crêpes – la neige mordue n’est plus que noirceur – et ricanent douceureusement en montrant leurs derrières grêlés de maux inavouables. Le dessin de couverture, réalisé par Francesco Pittau, écrivain aussi, illustre parfaitement l’atmosphère déconcertante de ces tranches de vie flippantes.
Mordre la neige est une perle d’humour noir poétique, non dépouvue de tendresse cependant : la mort y vient toujours adoucir le sort cruel des pauvres hères que les rêves ont désertés.

Extraits :
Lire des extraits, alors inédits, dans un ancien numéro de Terre à ciel.



Jonh TAYLOR, Boire à la source / Drink from the source, avec des aquarelles de Caroline FRANÇOIS-RUBINO. Traduction : Françoise DAVIET. Voix d’encre, 2016

Boire à la source est une belle leçon de poésie anglo-saxonne offerte par John Taylor, une leçon de vie aussi, et d’humilité : vaincre le temps réside dans cette capacité à s’émerveiller devant les choses perçues comme triviales, et à créer à partir de celles-ci, rendant par conséquent éternels le moment de leur découverte et la joie qui en a découlé.
Ce livre crée l’émerveillement autant qu’il le parcourt et le reconnaît, et les aquarelles de Caroline François-Rubino y contribuent autant que les poèmes de John Taylor, en leur répondant avec une harmonie étonnante lorsque l’on sait qu’ils ont travaillé chacun de leur côté. Se dégage de cette collaboration une chaleur contrapuntique incroyable. La délicatesse et la précision des images du poète en vis-à-vis avec les nuances du Gris de Payne de la peintre évoquent aussi une pièce pour piano de Debussy.
S’il ne fallait citer qu’un seul des vers de Taylor pour répondre parfaitement aux peintures de François-Rubino, ce serait celui-ci : « Une partie de la pluie semblait être des linaigrettes bruinées sur le marécage alpin ». Saluons donc la traduction française remarquable effectuée par Françoise Daviet, son arpentage du terrain étranger tracé par John Taylor, sa façon d’ « escalader » les « moraine[s] » et de rendre la singularité de chaque « pierraille » avec une finesse admirable, qui tient sans doute d’un amour profond pour l’altérité et ce qui l’habite. « Une moraine à escalader, puis, soudain, ces grenats » : nous savons gré à Françoise Daviet d’avoir su trouver dans son cheminement le long des vers de John Taylor les « dodécaèdre[s] parfait[s] » pour faire entendre la voix du poète. (Extrait de ma préface au livre.)

Extraits :

Well beyond the end of the old trail : a moraine to scale,

then these sudden garnets.

Là où s’arrête le vieux sentier, bien au-delà : une

moraine à escalader, puis, soudain, ces grenats.

*

Garnets in the gravel, water dripping from the glacier’s

lip.

Ces grenats dans les graviers, cette eau qui dégoutte de

la lèvre du glacier.

*

Amid the garnets, searching for the perfect

dodecahedron.

Cherchant, parmi les grenats, le dodécaèdre parfait.



Astrid Waliszek, À peine assez de mes bras, Jacques Flament éditeur, 2015 (avec une préface de Gil Jouannard)

À peine assez de mes bras, c’est la poésie intimiste du bout des doigts, poésie de petite cantate, si vous voyez ce que je veux dire. On ne la lit pas, on se la murmure.
Quelque part dans la nuit, une petite voix – et j’emploie cet adjectif de la même façon qu’Astrid Waliszek l’utilise elle-même, c’est-à-dire avec beaucoup de tendresse – évoque ici une « minuscule joie étincelle », qui lui est venue d’un nuage, du silence, de quelques traces, de prunes, d’une petite robe, d’une primevère ou d’une coccinelle ; et là une « ellipse », un « temps où rien n’est dit », « le ciel tombé dans un trou d’eau ».
Petite voix douce et obsédante qui ne cache pas sa maladresse. Petit sourire fragile posé en équilibre sur « la minute qui vient la minute qui est là ». Délicatesse et simplicité d’une langue de comptine enfantine, très musicale, et cependant délivrée dans un souffle que l’on retient, comme ça, pour garder dedans soi, préserver la flamme, alimentée par cette même brise légère qui enfante les vaguelettes : empêcher que quelqu’un ne vous quitte, réduire les éclaircies de bonheur volées au temps pour pouvoir les conserver dans le creux de la main et les emporter partout avec soi.
« Ce n’est rien », dit modestement la poète, de « minuscules phrases ». Nous savons que c’est déjà beaucoup, une petite lumière, quand dehors il fait tellement nuit.

Extrait :

j’ai à peine assez de mes bras
pour te retenir déjà tu t’en vas
solder à la lisière du jour
ce qui manque d’amour
pour faire une orange entière
dormir rêver peut-être
écouter un peu de musique
prendre un livre voir sauter
les lignes sous la lampe
penser à tous ces mots écrits
en écrire quelques autres
écouter la pluie clapoter
regarder les ombres patauger
du haut de ma fenêtre
t’entendre frapper à la porte
tu as oublié quelque chose
oui t’embrasser encore




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