LE CORPS DU FEU
Pour Dora K.
Le corps du feu
entre dans l’immobilité
de sa propre main arrêtée
sur le mondeComme une vague
par-dessus la grille
sur le bruit de sa propre main
le corps du feu descendIl se glisse dans les fibres des corps
qui se battent
qui pulsent dans des chambres
blanches comme des nuages de rizIl entre dans le souffle
des bourgeons qui éclosent
dans le silence des couleurs
de la chaleur nouvelleLe corps du feu cherche
ce que les corps ne peuvent pas
ce que les visages ne peuvent plus
dans les distances qui brûlentIl cherche ce qui reste
dans les yeux de ces noms
qui se haïssent ou qui se dessèchent
de trop de lutteDétresse du souffle
dans le corps du feu qui entre
dans l’immobilité de sa main arrêtée
sur le cri du mondeLe corps du feu voit
la trace des visages dissimulés
reste le regard
dans le glissement des nuitsReste la voix à l’intérieur
des corps des regards
sur la note continue
des combatsLe corps du feu entre dans la voix
de ceux qui le cherchent
il ne sait jusqu’où résonne
le bruit de sa propre mainIl s’arrête
dans le mouvement des astres
il s’empare
de sa propre immobilité
LE SOLEIL EST VIEUX
Le soleil est vieux
regarde il s’appuie
des deux mains sur sa canne
il se souvient de toutRegarde il s’appuie
mais sa canne s’enfonce
il se souvient de tout
dans sa lourdeurLe soleil est vieux
il aimerait
qu’on le laisse tranquille
qu’on ne s’attarde pasSur les épées de ses rayons
sur sa torpeur
il s’appuie mais sa canne a perdu
son cliquetisLe cliquetis qu’elle faisait
sur le gravier des chemins
sur les ponts qui surplombent
des rivières aux truites argentéesSur les chantiers navals
les cours rectangles des prisons
sur les montagnes et les routes
recouvertes de glaceIl se souvient de tout
et surtout du silence
des nuages passant devant la lune
dans la nuit qu’il n’a jamais vueIl aimerait
qu’on le laisse tranquille
qu’on ne lui demande pas
d’être à nouveau enfantLe soleil est vieux
il réfléchit il se dit que
dans la violence de sa lourdeur
quelque chose peut advenirIl réfléchit
il se dit aussi que la frondaison
est encore une bonne chose
et les étourneauxIl se dit que l’eau des fontes
se fera éternelle
qu’elle remontera les fleuves
jusqu’aux déserts d’Atakama et du NamibLe soleil est vieux
il est fatigué
il rêve
de ceux qui veulent le brûler
LES BATTEMENTS DE SON CŒUR
Je rêve que mon frère est mort
il m’envoie une boîte
avec les battements
de son cœurJe place la boîte
sur la fenêtre de mon bureau
j’entends la pulsation régulière
tout au fondLa vie se rassemble
tout autour de la boîte
qui résonne comme une ville
dans le bas de la nuitJe marche sur les chemins
sur les places
sur les escaliers des palais
sur les seuilsJ’entends la pulsation
les battements sortis de ce corps
enseveli sous une multitude
de mains qui se serrentAu creux de mon ombre
j’entends la pulsation
elle devient l’histoire
de ma propre disparition
SUR LE SEUIL
Dans la forêt juste avant
la ligne de partage des eaux
à côté des buissons d’églantier
des enfants dormentSur le haut d’une branche
dans le lit
d’une rivière épuisée
dans l’écho de la duréeJe regarde la douleur
sur le seuil
elle s’avance vers moi
je cherche à la prendrePour qu’elle s’échappe
de ces buissons d’églantier
de ces corps aux secrets de fer
je dors aussi dans la forêtJ’aimerais ramasser la douleur
qui tombe de leurs mains
de leurs cheveux de leur front
de leur stupeur de leur rireJe frotte mes paumes contre l’écorce des chênes
mais je reste devant la porte
dans le cercle d’un horizon
infranchissableJe regarde la douleur
elle s’avance vers moi
je cherche à la prendre
sur le seuil
PEUT-ETRE QU’ICI
Des visages pris
par l’immobilité du monde
par la langueur
des écrans toujours ouverts
du temps toujours identiquePeut-être qu’ici
au milieu de cette foule légère
quelqu’un compose
dans sa tête
une symphoniePeut-être qu’ici
dans l’abondance des mots sans racines
quelqu’un écrit
sans le moindre bruit
le poème de la multitudePeut-être qu’ici
dans la distance des corps et des vies
quelqu’un peut dire
les éboulis du soir dans sa main
la vie m’est arrivée.
Note
Je remercie Odile Cornuz, dont l’impulsion des pantoums m’a permis d’ouvrir la voie à ces cinq poèmes. Je remercie Fabio Pusterla pour sa lecture et ses remarques.
« Les battements de son cœur » a comme point de départ une phrase de Warum das Kind in der Polenta kocht, d’Aglaja Veteranyi, reprise de façon presque identique dans les premiers vers du poème.
« Sur le seuil » a pour origine une réflexion suscitée par un passage du livre Schlafgänger de Dorothée Elmiger qui évoque des migrants.
Les titres « Le corps du feu » et « Le soleil est vieux » m’ont été suggérés par un dessin de mon fils de cinq ans, Timothée.
Entretien avec Françoise Delorme
Souvent, à la fin de tes livres, comme ici à la fin de cet ensemble de poèmes, tu ajoutes des notes d’accompagnement aux poèmes, cela se fait peu, dans la tradition française. Quelles peuvent en être les raisons ?Les notes d’accompagnement qui figurent en fin de volume ou, comme ici, à la fin d’une petite série de poèmes, proviennent probablement de deux influences. La première est sans aucun doute la tradition poétique italienne, qui accueille beaucoup plus volontiers des notes d’accompagnement que la tradition française, qui défend avant tout l’autonomie du texte. Pratiquement tous les auteurs que j’ai traduits de l’italien sont en effet férus de notes. La seconde est probablement une influence (ou déformation ?) de l’exigence universitaire, qui veut que l’on mentionne toute source ou influence dans son travail. Même si je suis naturellement d’avis que cette exigence est déplacée en poésie, une partie des sources ou des influences nous échappant à nous-mêmes, mentionner les œuvres qui ont accompagné consciemment l’écriture ou qui sont présentes en filigrane dans les textes me tient à cœur. J’ajouterai que ces notes sont brèves, peu nombreuses, qu’elles ne sont rédigées que dans certains cas précis, et qu’elles se limitent à des informations de deux types : celles qui évoquent un dialogue avec une autre œuvre, et celles qui concernent l’origine du poème, rendant en quelque sorte justice à l’œuvre, la personne, l’événement, le lieu (etc.) qui l’a rendu possible. Elles ne sont cependant ni des explications, ni des commentaires sur les poèmes eux-mêmes. En tant que traductrice de poésie surtout, j’ai l’habitude d’interroger minutieusement les textes, de poser parfois des questions à l’auteur, et les notes qui peuvent figurer en fin de volume sont en général d’une grande aide ; cependant, ces notes ne devraient à mon sens pas prendre la place d’un autocommentaire ou d’une explication du poème à proprement parler. Il me semble que le poète n’a pas à se faire l’interprète de ses propres textes, en tout cas pas dans le livre lui-même. Sur cette question complexe, je renvoie à un long article de Fabio Pusterla intitulé : « Dal nulla al troppo. I rischi del dire e quelli del tacere » (« Du néant à l’excès. Les risques d’en dire trop, et ceux de se taire »).
Le passage du poème en prose au poème en vers me paraît important à noter. Comment l’as-tu envisagé et pourquoi ?
Ma réponse sera simple, et se limitera à retracer ce qui a amorcé ces deux formes d’écriture poétique. Lorsque j’ai repris l’écriture en 2011, après des années de pratique de la traduction de la poésie, d’écriture à travers les voix des autres, il me fallait trouver une forme. La forme en vers courts des poèmes que j’écrivais entre vingt et vingt-cinq ans ne convenait pas à ce que je cherchais à formuler, du moins c’est ainsi que je percevais les choses. J’ai lu le livre Rien n’est arrivé, de Sylvie Neeman Romascano. Un texte ou un poème qui nous bouleverse peut agir principalement de deux manières, opposées : soit il peut susciter l’écriture, soit la paralyser (même si la possibilité ou non de l’écriture à un moment donné dépend bien évidemment de toutes sortes d’autres choses). Dans ce roman, l’auteure fait alterner le récit avec de petites scènes détachées de la narration, comme de petites séquences qui viennent la ponctuer. Cette forme courte, en prose poétique, m’a semblé contenir ce que je cherchais à ce moment : une forme rythmée et souple, et en même temps très condensée. Elle a été le point de départ des poèmes en prose, posés comme des blocs denses sur la page, de mes deux livres de poèmes, Lisières et Comme une étoile tombe dans la nuit. Cette forme ramassée, entre poème et prose, était exactement ce qui me convenait. Pour Lisières, le point de départ d’un poème était parfois quelque chose de très simple, une image, une sensation, une scène entrevue dans la rue. Le format du fichier informatique, avec de grandes marges, m’aidait parfois à entrer dans le poème. Pour les poèmes proposés ici, quelque chose de similaire s’est produit dans la manière d’aborder une nouvelle forme. Durant le confinement, une auteure suisse, Odile Cornuz, a proposé à qui le souhaitait d’écrire des poèmes selon un format très précis et de les publier sur son site. Ces poèmes, appelés « pantoums », devaient être faits de quatrains, centrés sur la page, avec des reprises précises d’une strophe à l’autre. J’ai essayé de suivre ce qu’elle proposait, mais ces consignes étaient trop contraignantes. Cependant, les tentatives faites dans la perspective des pantoums m’ont permis de réenvisager la forme versifiée, que je souhaitais appréhender à nouveau depuis quelque temps. Là aussi, le format que j’ai adopté (des quatrains centrés sur la page) m’a aidée à me créer des repères. Dans les deux cas, je ne peux pas dire qu’il se soit agi d’un choix. Le premier poème en prose comme le premier poème en vers s’est en quelque sorte produit sous cette forme. Le passage à une poésie à nouveau versifiée a peut-être eu lieu également parce que la succession des poèmes en prose, dans Comme une étoile tombe dans la nuit, créait une narration qui atteignait sans doute ainsi une limite. Il aurait fallu passer ensuite à un véritable récit en prose…
Mathilde Vischer est traductrice littéraire, auteure, et professeure associée à la Faculté de traduction et d’interprétation de Genève depuis 2013. Elle est membre du Comité du festival de littérature et de traduction Babel (Bellinzone), du Comité de rédaction des Cahiers de poésie bilingue (Presses Sorbonne Nouvelle), du Jury du Prix Pittard de l’Andelyn, du PEN suisse romand et de l’Association des autrices et auteurs de Suisse (AdS).
Elle a publié deux livres de poèmes, Lisières (p.i.sage intérieur, Dijon, 2014 ; Prix du poème en prose Louis Guillaume 2015 et Prix Terra Nova 2015) et Comme une étoile tombe dans la nuit, Samizdat, Orbe, 2019). Elle a également publié des textes poétiques dans les revues de poésie N47, Arpa, dans le quotidien Le Courrier et sur les sites Recours au poème et Terre à ciel.
Elle a publié des traductions de Felix Philipp Ingold (De nature, éditions Empreintes, Lausanne, 2001), Fabio Pusterla (Une voix pour le noir, éditions d’en bas, Lausanne, 2001 ; Les choses sans histoire, éditions Empreintes, Lausanne, 2002 ; Histoires du tatou, Minizoé, Genève, 2010 ; Pierre après pierre, MétisPresses, Genève, 2017), Alberto Nessi (Algues noires, traduit en collaboration avec J.-B. Para, Meet, St-Nazaire, 2002), de Pierre Lepori (De Rage, edizioni sottoscala, Bellinzone, 2009 ; Quel que soit le nom, éditions d’en bas, Lausanne, 2010), de Massimo Gezzi (In altre forme, En d’autres formes, In andere Formen, Transeuropa, Massa, 2011), d’Elena Jurissevich (Ce qui reste du ciel, Samizdat, Genève, 2012) et de Leopoldo Lonati (Les mots que je sais, traduit avec Pierre Lepori, éditions d’en bas, Lausanne, 2014).
Elle est auteure d’articles portant sur la poésie et sur la traduction et des essais Philippe Jaccottet traducteur et poète, une esthétique de l’effacement (Cahiers du Centre de traduction littéraire n° 43, Lausanne, 2003) et La traduction, du style vers la poétique : Philippe Jaccottet et Fabio Pusterla en dialogue (éditions Kimé, Paris, 2009).