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Michel Lamart

lundi 3 octobre 2022, par Cécile Guivarch

On naît sans doute plusieurs fois. La première à l’hôpital (Reims, 31 mars 1949). La deuxième, en découvrant la lecture, la littérature, la poésie. J’y ajouterai cette troisième naissance : la musique.
Mon milieu : ouvrier. Premier enfant de Jean Lamart, travailleur au marteau dans la gare qu’il ne quitta guère qu’à la retraite (nos moyens ne nous permettaient pas de voyager, malgré les coupons SNCF gratuits, collectionnés comme des papillons roses, peu utilisés). Et de Marguerite Amé, petite Cosette arrachée aux griffes d’une Thénardier qui la maltraitait au fond de son café d’Amifontaine où mon grand-père Eugène, qui l’avait épousée en secondes noces, lui servait d’homme à tout faire. Maman n’avait qu’une profession : s’occuper de nous (Moi, Nicole, de quatre ans ma cadette, et Isabelle qui a 16 ans de moins que moi).
Papa, engagé très jeune. Résistant. Puis dans la deuxième DB de Leclerc. Participe à la libération de l’Alsace. Membre du peloton d’exécution de Pierre Laval, le 15 octobre 1945 à Fresnes. Papa avait conservé la douille de cette balle. Une relique qui faisait horreur à maman.
Pas de livres chez nous. Sauf ceux que papa trouvait dans les wagons. Ainsi, j’ai pu lire, vers 14 ans, Le Bleu du Ciel de Bataille, en édition originale chez Pauvert (1957, mon exemplaire porte le n°1342). Un des trophées de ma bibliothèque. La première pierre. Les autres, je les payais de ma poche en allant glaner des éclats d’obus que je revendais aux ferrailleurs pour acheter des livres.
Mes parents avaient recueilli à leur domicile mon arrière-grand mère maternelle, Marie Champenoy, ouvrière en laine, née en 1868, et qui s’éteignit dans la chambre que nous partagions, elle et moi, en 1963. J’entends encore les râles de l’agonie. J’avais 14 ans. Marie avait sauvé maman en l’arrachant des serres de sa belle-mère. Une dette à régler. La dignité est l’orgueil de notre classe.
Mes années de communale au groupe Jean Macé de Reims. Bon élève dans le groupe de tête des classes surchargées de l’époque (effectifs d’au moins 40 élèves). Je me souviens du verre de lait quotidien que Pierre Mendès France offrit aux élèves, dès 1954 ! Passage sans examen en sixième au lycée moderne et technique de Reims (la Little Red School où fut signé l’Armistice du 7 mai 1945). Je m’y orientai seul dans la section technique économique (équilibre entre matières scientifiques et littéraires). Puis le choix de la fac de Lettres. Licence, maîtrise et Service National – où, ayant tout fait pour être réformé, je refusai de porter les armes et de me plier à la discipline militaire. On m’oublia dans la compagnie où je fis fonction de fourrier. Ensuite, chômage. J’avais fait un remplacement d’instituteur avant la conscription. Aucune envie de devenir prof ! Je réussis un concours national pour devenir Contrôleur d’Urssaf. Me voilà six mois en formation à Orléans, recruté par l’URSSAF de Paris. J’aurais dû fouiller dans les comptabilités des entreprises. Aucun goût non plus pour être flic. Chômage. Je fus contraint de trouver un poste de Maître auxiliaire. On m’envoya à cent kilomètres de chez moi pour un demi-service réparti six jours sur sept. Romilly-sur-Seine. Je me mariai. Je devins alors un VRP de l’E.N.. La gauche au pouvoir me titularisa. Par la suite, je passai le CAPES, l’Agrégation, divorçai et m’attelai à une thèse que je soutins six ans plus tard sur Huysmans. Après quinze ans de collège, où je participai à beaucoup d’innovations pédagogiques, on me proposa un poste de professeur en classes Préparatoires scientifiques et commerciales où je finis ma carrière en 2009. Depuis j’écris à plein temps et à pleine page.
La Littérature a été mon épine dorsale et ma boussole. J’ai opté pour l’enseignement pour que la cohérence entre mon goût pour les lettres et ma profession soit totale. J’ai participé à de nombreuses revues. Je ne collabore plus guère qu’à Europe (où j’ai dirigé un numéro sur Huysmans et Villiers de L’Île Adam en 2005, n° 916-917) et Diérèse. Romancier, nouvelliste, essayiste et poète. Auteur, compositeur et interprète. Critique. Quarante livres publiés et des poussières. Voilà.

Extrait de (Histoire de l’homme (cours complémentaire)

L’homme-toit

En tout temps, il reste couvert. Il ne supporte de la pluie que son débordement. L’ombre l’augmente. Elle pose un bonnet de nuit sur ses yeux, fenêtres mentales où palpite un frisson de jour agacé de géranium. Sa pente l’incline à baisser la tête devant le tout venant. Il ne compte plus les tuiles.

L’homme-allumette

Il part avant d’arriver. Il fait feu de tout bois. S’il souffre, c’est d’être ce qu’il est. Cet illuminé s’embrase pour un rien, convaincu que la nuit recule devant la corne de son insignifiance. On le voit : il ne brille pas par son intelligence. On le met facilement en boîte. Il ne sait, de la solitude, que la cendre de soi. Ne pas se frotter à cette tête-brûlée.

Extrait de Carnet de nuit

Ce qui jouit ici au clair
C’est la crue forme
Du désir enté
A la chair souveraine

Extrait de Du désir d’être nu (parmi les signes)

Désordre l’inefficace
Éclos
Dans la durée molle
Le poids de la terre vidée
Sur le ventre
Creuser jusqu’au sens
Mettre à nu l’expérience
Au jour le jour
Sans pleurer sur soi
Tenu à la blancheur d’être
Assigné au signe
En découdre jusqu’à l’os
Adhérer à l’obscénité du cri
Qui nie le néant
Et plonger tout vif
Au trou métaphysique
Douleur à/de dire

Extrait de Tombe
1
Sur ma tombe, un nom. Et dans ce nom, l’absence de toi.

2
Deux dates, aussi. Mais laquelle est l’indice d’un commencement ?

3
Des ombres passent, lavées par le soleil. La vie tangue sur la dalle : rien ne l’arrête.

4
Je ne suis plus. S’habituer à l’idée d’être dans la panne.

5
La mort ? ça tombe bien. Un peu de terre pour dire. La langue a les mains sales.

6
S’accommoder de l’idée d’éternité. Faire antichambre. Voilà ce que dit la dalle. Qui oserait pousser cette porte pour voir ?

7
Je t’invite dans ma tombe. Pour y être plus à l’aise, pour avoir de la place, nous balaierons les idées noires.

8
Ne ris pas trop fort : on pourrait nous prendre pour des vivants. D’ailleurs, mort, je suis seul à pouvoir rire de ma mort. De toutes mes dents.

9
L’auteur, mort, ne parle pas depuis son texte, mais depuis sa tombe. Le texte parle pour lui de sa tombe.

10
Je creuse le temps pour trouver un espace plus vivable. Mais, ce faisant, j’oublie d’être. Ma tombe en témoigne.

Extrait de Nommer l’ombre

Pour voir

Tout mettre ici et là à jour
Dans le rectangle blanc
S’affairer – c’est penser –
Établir la lisière (supprimer tout contact)
Faire le vide entre les choses
Et puisque le geste résume
Ce qui demeure
Échapper à la durée – pour voir
Après…

Souffler la chandelle
Où va la lumière ?
Faire semblant d’aspirer
Du silence

Et vérifier si la nuit tache les doigts
Faire de la page une boule – autre monde –
(les mots manqueraient-ils là
où la marge mange l’obscur ?)

Jeter l’encre et tâcher de dormir
À points fermés
Dans le rectangle blanc

Extrait de Dans le désordre du monde

L’échelle
S’élève en se dépassant
Échelon après échelon

Le marteau (sans maître)
Dernier à se mettre
Martel en tête

Un tabouret
Pour mieux
Asseoir sa position

L’horloge
Regrette
Le temps perdu

L’escalier
Rêve de
Littérature

Le robinet
Pleure (toutes) les larmes
De son corps

Vélo
Qui se voudrait paon
Pour mieux faire la roue

L’assiette
Se met à table
Ventre creux

L’écran
Croit faire écran
À l’écran

Chaise
Tristement assise
Dans l’entre-deux

Le téléphone
Se sait-il sur écoute
Quand il parle ?

Extrait de Rimbalderies

Quand sous Hugo
Couve Rimbe
Les Pauvres Gens
Grelottent
Et nous aussi
Car que faire
En un gîte ?

Dans la maison silencieuse
Désertée par la mère
Rôdent hiver et bise neigeuse
Tandis qu’aurore
Point au dehors
Et que s’émerveille
La Nature

Au lit paresse
Madame la mort

Extrait de Photomaton

Photomaton

L’énigme du portrait s’inscrit dans l’écart entre un visage et un nom.
Hésitation entre image et son.
Éternelle question.

Que préférer :
- Un visage
Ou
- Un nom ?

Pourquoi écrire, si parler suffit ?
Pourquoi multiplier les images au pays des ombres ?
Nous, qui ne sommes que le passage, existons-nous hors des mots ?

Qu’est-ce qui fait trace ?
Qu’est-ce qui fait sens ?

Trait pour trait : portrait.
Ou comment l’écrit dégrade, à mesure qu’il le dévoile, le corps...

Extrait de Secrètes calvities du cœur

À perte de peau

Sous la peau gronde l’écume du sang. La vie vagabonde y vague : va et vient des veines ouvertes au partage du désir.
À l’heure où le soleil fond dans son ombre, tu te dévêts de ta peau. Tu la quittes, soyeuse, luisante de grains de lumière. Tu la disposes dans ses plis sur une chaise cannelée dans la chambre aux soupirs. Puis tu te couches, saignant de toutes tes chairs, sur un lit de paroles tues.
Nous faisons l’amour pour reconstruire un matin à la hauteur de nos yeux calmes.
Quand l’orgasme (mot au rebours du plaisir) nous délivre, le monde explose en toi.
À bout de souffle, j’étends ta peau sur le fil vibrant de l’horizon.
Tu n’as plus qu’à rentrer dans mes mots, lourde de la poussière des siècles éteints par ton absence et de tout ton sommeil consumée.

Poème inédit

Orgues de Barbarie

On creuse des tombes
Dans le silence
On ne pourra
Plus jamais
Dire Jamais

Le soleil saigne
À l’Est
L’air a fraîchi
Il neige
Dans nos cœurs

Vent porteur
De deuils
Tu souffles chagrin
Des jours mauvais

Marioupol
Théâtre martyr
D’un Guernica
D’aujourd’hui

Réveillez-vous
Les Picasso !
Ici et là
On compte
Ses morts

On pleure la femme
Poupée russe enceinte
De la veuve qui dormait
Bien au chaud en son flanc

On pleure
L’homme
Qu’ils croyaient faucille
Qu’ils voulaient marteau
Écrasé par le char
Qu’il désirait décheniller

On pleure
L’aïeule la Résistante
De l’autre guerre
Qu’ils prétendent
Dénazifier

On pleure
L’enfant
Tué sous le préau
L’enfant
Tué dans sa fleur
L’Innocence au berceau

Et nous nous restons
Bras croisés
L’œil crucifié
Sur l’écran du JT
Où il y a tant à jeter
Gavé d’images
L’estomac prêt de crever

On assiste à la curée
De l’ogre à la peau d’UR/SS
Impuissants et résignés
La brute affûte ses couteaux
Dans le fracas des bombes

Ogre aux yeux rouges
Aveuglé par sa propre folie
L’œil énucléé lorgnant
Du côté du nucléaire
N’ayant pas renoncé
Aux armes bactériologiques
Chimiques ni aux gaz létaux
Faute de ne plus pouvoir
Exporter les autres

J’ai honte Oh ! oui j’ai honte !
Honte de ne pouvoir
Arrêter l’hémorragie
Honte d’attendre assis
Bien à l’abri face à la lucarne
La fin de l’averse d’acier
Alors que là-bas
On meurt par milliers

Honte de laisser
Mourir ceux qui voulaient
Vivre libres et indépendants
De l’ogre russe

Alors j’écris
(bon qu’à ça !)
J’écris pour l’Ukraine
J’écris mon amour
Mon respect pour ces Héros
Qui savent défendre leur terre
Quand nous nous aplatissons
Dans la boue de notre renoncement

On creuse des tombes
Dans le silence de mort
On ne pourra jamais dire
Qu’on ne savait pas

Soleil qui naît à l’Est
Soleil de l’Espoir
Cesse de saigner
Sous ton édredon de nuages
Gros de fumées empoisonnées

Offre à l’Ukraine
Martyre de la Démocratie
La chaude lumière
De la Paix retrouvée

Et que l’Ukraine
Moissonne encore
La belle blondeur
De ses blés d’or

Soleil de vie
Et non de mort

Bibliographie poésie

  • Cligner des yeux voir le monde autrement, éditions Unicité, mai 2022
  • Avec ou sans les mains, éditions Voix d’encre, mars 2022
  • Le Chaudron fêlé, À l’index, coll. Plaquettes, janvier 2022
  • Écrits [sur la porte], La Porte, 2019
  • Carnets d’Eire, éditions Encres vives, décembre 2018
  • Accrocs, éditions Gros textes, février 2018
  • Ritournelle pour un jardin de pierre, À l’index, coll. Plaquettes, mai 2018
  • Dire arbre, La Porte, février 2017
  • Photomaton suivi de Idiot et Maître, éditions Gros Textes, octobre 2016
  • 26 pierres posées au seuil du jour, La Porte, mars 2016
  • Aphorismes aphones et autres chries improbables, La Porte, septembre 2015
  • Trous du masque, La Porte, mars 2015
  • Dimanches de pluie, La Porte, septembre 2014
  • Dit Hiémal, La Porte, janvier 2014
  • À table ! La Porte, 2013
  • Rimbalderies, L’Arbre à paroles, décembre 2011
  • D’évidence, La Porte, septembre 2011
  • Moi qui suis la ville d’Istanbul, Encres Vives, novembre 2011
  • En de secrets jardins, Encres Vives, septembre 2011
  • Dans le désordre du monde, L’arbre à paroles, juin 2010
  • Riches heures de Séraphine au sang lisse, La Porte, mars 2009
  • Saisir la saison, La Porte, 2006
  • Cahier du jour Carnet de nuit, L’Arbre à paroles, 2006
  • Nommer l’ombre, L’Arbre à paroles, décembre 2003
  • Du désir d’être nu (parmi les signes), La Porte, juillet 2003
  • Tombe, éditions Zorn, 2002
  • Sept premiers jours, Zorn, 2001
  • Pensées du bocal, La Porte, juillet 2001
  • Histoire de l’Homme (cours complémentaire), La Porte, juin 1999
  • Histoire de l’Homme en dix leçons. Avec personnages, La Porte, juillet 1998
  • Tel que carnet 1997, éditions alibis coll. Pour La Boétie, 1997
  • Secrètes calvities du cœur, avec un poème acrostiche de Bernard Noël, éditions Cahiers de Nuit, 1994
  • Le Mot les cris, éditions l’Arête, 1978

Poèmes publiés en anthologies

  • « Couloirs enneigés de néons », in Poésie, Almanach 1980, éditions Encre, janvier 1980
  • « Portrait Robot » in La Terre est bleue comme une orange, Pierre Ferran, Éditions ouvrières, avril 1986
  • « De la douleur » in Le poète d’aujourd’hui 1987-1994 7 ans de poésie dans l’Humanité, Dominique Grandmont, L’état des lieux, Maison de la poésie Rhône-Alpes, juin 1994
  • « L’Homme et après » in Le Bel aujourd’hui, Michel Lamart, Cadex Éditions, 1997
  • « Trait pour trait » in Anthologie -Tome 1 Visages de poésie, Jacques Basse, Rafael de Surtis éditeur, juin 2009
  • « Liberté libre » in Liberté de créer liberté de crier Pen Club français, sous la direction de Françoise Coulmin, Les écrits du nord, Éditions Henry, février 2014
  • « Marque-page » in Carnet Louis Guillaume, Le poème en prose contemporain, décembre 2014

Livres d’artistes

Avec Marie Desmée, Pascal Blanchard, Dominique Thibault, Régis Lacomblez, Alain Margotton


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