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Milène Tournier

samedi 1er juillet 2023, par Cécile Guivarch

Milène Tournier est née en 1988, à Nice. Elle est docteure en Études théâtrales de l’université Sorbonne Nouvelle. Sa thèse « Figures de l’impudeur » s’intéresse à des artistes comme l’humoriste suisse Zouc, la rappeuse Diam’s, l’artiste de théâtre Angélica Liddell, l’auteure Emma Santos, Hervé Guibert, Guillaume Dustan… Milène écrit du théâtre, de la poésie, des poèmes-vidéos. Son écriture mêle les peurs intimes à l’observation des autres, des choses et des villes.

Extrait de ET PUIS LE ROULIS, éditions Théâtrales, 2018

À marée basse
La naissance du monstre

FILS.– Maman, Maman, est-ce que, moi aussi, un jour je vais mourir ?

MÈRE.– Non, Jacques, tu ne mourras pas. Jamais.

CHŒUR MONSTRUEUX.– Elle devait être folle, avoir dit ça. Et dans la file d’attente, à la boulangerie, sur la place, un dimanche matin. Elle aurait pu, c’est commun, balayer la question autrement, d’un très vague oh, dans très très très longtemps, et après tout on sait bien, que très très très longtemps c’est loin comme jamais pour l’enfant qui pense à hauteur de journée, à taille de goûter. Mais non, devant nous, la mère avait dit ça, que l’enfant ne mourrait jamais, elle avait dit son prénom et puis la phrase

MÈRE.– Jacques. Non, tu ne mourras pas. Jamais. Chœur monstrueux.– Et je crois qu’on s’est regardés, tous, je crois que le mensonge, évident, terrible, nous a tous rassemblés, et chacun hésitait à intervenir. Jacques, non tu ne mourras pas, jamais. Si l’on pouvait s’interposer ? On aurait plus osé, bien sûr, s’il s’était agi de gifles, de claques assenées sous nos yeux. Si ça relevait d’un parti pris, après tout, d’un choix éducatif ? Ou bien si l’on avait raison, de s’indigner ? Si c’était l’humain en chacun, misérable, et conscient, qui se rebellait moins d’ailleurs dans l’intérêt du gosse que par l’effet d’une jalousie soudaine, d’un enfant qui n’aurait pas à affronter la mort, le savoir de la mort, la certitude de cela, et il ne pourrait plus alors être humain, faire partie des nôtres, et déjà, là, le fait qu’il soit dans la queue, avec cette exception faite, par la mère, cette monstrueuse exception, avec cette assurance, que la mort nous prendrait tous, tous mais pas lui, déjà nous avions envie de le frapper, et revenaient des gestes violents, primaires, d’écraser la tête, et encombre-toi de ta mort, mon petit. Prends-la aux bras, sale gosse, ta mort, ta mort à toi, rien qu’à toi et qui t’attend. Jacques, oui tu mourras. Ta mort rien que pour toi, et chacun la sienne, et il ne pouvait pas rester là, parmi nous, et comment d’ailleurs pouvait-il accepter ça, faire la queue, quand il se croyait désormais le seul élu à échapper à la mort. Comment pouvait-il supporter, l’enfant, être dans la queue ? Et si nous faisions la queue, aujourd’hui, nous, c’est bien que nous devinions, même tacitement, même de façon lointaine, qu’on allait mourir, un jour ou l’autre, qu’on allait tous, un par un, chacun son tour, pas tous en même temps, non, les uns sous les yeux des autres, plutôt, mourir. Et l’enfant avait fini par tous nous obnubiler, chacun à se demander, ce que ce serait, ce que ça ferait, même pour une minute, de penser que tu es éternel, que toi tout seul tu es éternel. Et les parents, les autres, leurs mioches au bout des bras, qui un jour avaient bien dû se prendre ça pleine face, que t’as beau être papa, t’as beau l’emmener au foot, t’as beau le soigner aux genoux et faire ça bien, faire ça doucement, et même, avec les pansements, faire des petits smileys, t’as beau tout ça, tu pourras pas lui dire qu’il mourra pas. Les autres parents regardaient médusés la mère, celle-là, qui, éhontément, à même pas un mètre d’eux, venait, sous leurs yeux, de sauver son fils de la mort, le sauver de mourir, l’extraire de son destin comme on soulève à la pêche aux canards un petit palmipède vert, jaune, et on le fait passer par-dessus le bassin, pour l’échanger contre un lot, un lot gagnant, et tu peux rejouer à l’infini. À l’infini ou presque, tout l’après-midi, comme dans les contes, les héros ont failli mourir une fois et pis finalement ne meurent pas, alors on croit ça, qu’ils seront pour toujours exemptés de mourir, à juste vivre, et vivre heureux.

Extraits de POÈMES D’ÉPOQUE, Polder 2019

Et je n’avais pas peur pour mon père
Je savais bien, si maman et moi étions
À regarder quelque vêtement
Il serait sur la place
À penser
Mon dieu qu’est ce que j’aime cette place, la vie
   partout
Et lorsqu’on reviendrait
C’est effectivement ce qu’il dirait
Mon dieu qu’est ce que j’aime cette place, la vie
   partout
Et je n’avais pas peur pour ma mère
Je savais bien
Si papa et moi jouions un baby-foot sorti dans la rue
   pour l’été et le chaland
Elle serait sur un banc à finir
Plutôt que lire
Le journal de la veille
Et lorsque nous la retrouverions
Elle nous dirait, contente,
On peut le jeter
Et le plaisir était égal ou peut être un peu supérieur
Jeter, dire qu’on peut le jeter,
Qu’il y avait eu à lire
Je n’avais pas peur pour mon père
Je n’avais pas peur pour ma mère.

Le clochard parle
Au pain qu’il mange
C’est résoudre deux problèmes en une fois.

On a mis sur l’aquarium la phrase
« Ne pas toquer » mais
Le poisson, lui, aimerait tellement !

On a choisi pour le parc
De l’hôpital des arbres qui
Fleurissent même l’hiver.

Extrait de NUITS, éditions La petite Hélène, 2019

Je te parlerai comme de porter une table à deux, souples comme deux lions, souples comme deux lions dans des escaliers et porter la table sans cogner. Je te parlerai dans cette facilité-là de porter une table à deux et dans le tacite qui s’organise. Je te parlerai comme de porter une table à deux en parlant d’autre chose après seulement s’être assuré qu’on porte bien ensemble, qu’on a bien décidé et compris qui prend quoi et par où et alors on peut parler d’autre chose, sur le trajet d’aller du point où tout à l’heure encore la table était à un autre point où on la déposera. Je te parlerai comm3 Me parlent deux hommes qui portent une table, dans cette conscience-là d’être deux hommes, table contre ventre, deux hommes debout que sépare seulement la longueur de la table, contraints en même temps à la séparation et à l’inévitable rapprochement, de devoir tenir l’un et l’autre un bout de la table et alors d’agir avec table et corps de l’autre comme ils agissent en tout temps avec leurs propres mains, de déplacer ses propres mains dans l’espace sans que jamais la distance d’avec ses propres mains ne change. Je te parlerai dans cette tendresse-là que deux hommes qui portent une table ont finalement pour la table, pour ne pas l’avoir pour l’autre, pour que la tendresse immense que tout homme qui vit, tout homme qui un jour s’est réveillé sur la grande face de la terre, cette tendresse abondamment s’écroule sur la table entre les deux hommes. Je te parlerai comme deux hommes portent une table dans une maison vide un dimanche de déménager et les pièces traversées une à une, je te parlerai comme deux hommes portent une table et l’un et l’autre ont, la semaine passée, vu, portée de la même façon, leur mère, le bois autour de leur mère. Je te parlerai comme deux frères viennent de voir, porté, le cercueil de leur mère et désormais portent une table.

Extraits de L’AUTRE JOUR, Lurlure, 2020

Je voulais vérifier
Qui j’aime ?
Alors dans le car de nuit j’ai pensé aux gens
Et j’ai essayé de les imaginer
Dans le car de nuit la nuit
Et il fallait que je sois émue
Par exemple mon père
J’ai imaginé la respiration
Un peu trop forte De mon père,
L’odeur de mon père, dans le car de nuit la nuit, le petit froid des stations essences et remuer doucement les genoux comme on tourne ensemble deux cuillères.
Ma mère
Émouvante aussi
A sa façon mais aussi
Elle serait polie
Ma mère serait polie la nuit
Ma mère serait polie de nuit dans le car de nuit et même si on ne distingue plus dans la nuit qui est poli de qui n’est pas poli
Les stations essence à croiser et dépasser
Comme on double un arbre et sans le différencier du premier
On s’enfonçait dans la nuit qui s’enfonçait dans le car
Et je voulais juste
Être émue et
Aimer des gens et
M’en souvenir
Ou bien
La vie est très seule.
La nuit par-dessus la politesse de ma mère, la nuit le long du dos de mon père, le car de nuit la nuit et mes parents jeunes, à cet âge là d’encore se rencontrer, mes parents qui vont en car de nuit la nuit à un festival, et mes parents vieux, mes parents à l’âge qu’aujourd’hui séparément ils ont, l’âge de mon père, l’âge de ma mère, comme chacun avoir un dos
J’ai imaginé ma mère seule dans le car de nuit la nuit
Le car de nuit la nuit et la petite panique de ma mère, la constante petite panique de ma mère, le dieu de ma mère, sa grande foi claire, et j’aurais été pardon mais j’aurais été incapable partout de parler de ma mère
Mais cette nuit dans le car de nuit la nuit je peux, dans le car de nuit la nuit je peux parler de ma mère, ici dans les mots d’être dans la nuit, dans la nuit d’être loin de ses bras,
Du corps de ma mère, la vieillesse,
Le grand temps du monde,
Et comme tout meurt, comme tout naît,
L’humanité, le rien, le hoquet de l’humanité et alors
Qu’on m’a parlé tant de Jésus et donc
Je croyais que Jésus était beaucoup
Et qu’il suffisait d’y croire mais
Jésus n’explique que ce que Jésus explique
Jésus ou Dieu d’ailleurs
Et finalement, doucement, je me suis endormie dans le car de nuit la nuit, entre avoir imaginé mon père et avoir imaginé ma mère, et après avoir vérifié que je les aime.

Parmi le très grand des mères et filles, le mère et fille des samedis de descendre en ville, le mère et fille d’Yves Rocher, Maison du monde et d’à midi une quiche de boulangerie, la gâterie de même un cookie, le mère et fille d’une sortie en ville, au retour weekendant de la fille partie à plus grosse plus jeune ville, parmi les mères la mère en sa féminité de petite soixante trouvée tranquille dans la nuque dégagée de la coupe courte, et à cette période là de faire son brun noisette une fois seulement tous les mois, dans une tunique colorée pas vulgaire, l’à peine habillé qu’il faut pour aussi bien les samedis que la semaine, parmi les filles la fille de ce deuxième malaise d’après l’adolescence, d’une vingtaine sans la vingtaine, fesses et cuisses prises, et pour qui tout -amour, images, tempêtes, lectures et étreintes- se passe en dedans mais qui ne le sait pas encore, et sa mère voit et ne voit pas le malaise, elle-même croit se souvenir, elle était moins triste mais c’est sans doute aussi l’époque, la fille est au bord d’une catastrophe, qui pourrait éclater en sanglots, et hurler là que maman la vie est vraiment difficile, en tous cas triste, pas facile et triste, même si c’est pas du tout ta faute, pas la vôtre avec papa, mais non plus la mienne, et ni, maman, la faute du monde ou des autres, je veux dire que pas violée ou harcelée, maman va pas penser, mais ni la fille ni l’époque ne parlent, qui laissent la voix aux pépiements lents de Pimkie Jenyfer Milm CA et Promod, déjà pâles tout près des pimpants Pull and Bear King of trainers et New Look, et encombrants auprès des transparents ASOS et Zalando en ligne, parmi les cœurs, mon cœur, exactement derrière, entre leurs deux mains de mère et fille, mon cœur d’à peine moins fille que la fille et de pas mère.

Et quand il sera mort me resteront
Ses yeux les photos qu’il avait prises et
Que mon père couinait des mains avec le savon, coupait les pommes entre ses mains sans couteau.

...

C’est l’été
Et l’été a vieilli.

...

Un jour ne restera de mon père
Que le dos d’un autre vieil homme
Dans l’escalator.

Extraits de JE T’AIME COMME, Lurlure, 2021

JE T’AIME COMME UN EHPAD
Je t’aime comme avoir dû se résoudre, SOS médecins trois fois semaine c’était pas tenable.
Je t’aime comme un baluchon d’ehpad, brosse à dents, dentifrice, et le blaireau – pour le geste plus que pour véritablement la barbe.
Je t’aime comme un bel oreiller neuf marqué à son nom. Je t’aime comme pas supporter cet oreiller-là.
Je t’aime comme s’imaginer soi à l’ehpad, imaginer ses parents, mon père à l’ehpad, maman.
Je t’aime parce que je t’aurai regardé vieillir, tu ne seras jamais vraiment vieux, pas comme ceux dans la rue qui s’avancent comme des fleurs coupées, parce qu’on ne les a jamais regardés.
Je t’aime comme quand on sera meute d’équilibristes, à nous tenir sur le trois pattes d’avoir maintenant une canne.
Je t’aime comme un ehpad, si c’est la suite logique de la retraite, comme après le baptême la communion.
Je t’aime comme la jeune coiffeuse vient en ehpad, elle aime bien, les cheveux des vieux c’est comme les tout fins des petits bébés.
Je t’aime comme un lit médicalisé, vie qui monte et s’abaisse.
Je t’aime comme un ehpad plus connecté qu’un lycée 3.0 francilien.
Je t’aime comme les allers-retours des sacs de linge sale entre la maison d’avant et la chambre d’aujourd’hui.
Je t’aime comme, une vie, c’est tout à fait autre chose que des événements, et même si on apporte des photos à l’atelier « Mémoire », et si on dit les âges et qui, et le nom en ce moment du président, je t’aime comme « Emaniel Masson » dans les bouches creuses, les sourires et les dentiers.
Je t’aime comme des jeux de société répétitifs et des stimulations renouvelées.
Je t’aime comme être la benjamine de l’ehpad, et alors la première à commencer au Monopoly.
Je t’aime comme être la doyenne de l’ehpad, et attendre d’avoir cent ans pour passer au journal télé régional. Je t’aime comme fêter ses cent ans d’une seule bougie d’anniversaire.
Je t’aime comme proverbe avéré, si jeunesse savait, si vieillesse pouvait.
Je t’aime comme se souvenir de l’heureux temps où le chariot à commissions n’était pas encore déambulateur.
Je t’aime comme un fauteuil roulant, une trottinette à quatre roues.
Je t’aime comme la télé dans la chambre et les guépards des documentaires animaliers, je t’aime comme le vieux est persuadé qu’ici, à l’ehpad, c’est pas les mêmes informations au journal télévisé que dehors, à la maison, c’en est des exprès, c’en est des plus fausses.
Je t’aime, c’est ma promesse d’aube et de crépuscule, je t’aime, c’est qu’il est encore jour, au crépuscule, de se faire des serments.
Je t’aime comme le Ciel nous prête la Terre en viager.

JE T’AIME COMME UN MARCHÉ
Je t’aime, apprends-moi à faire le marché, saisir et tâter et choisir, et chercher sa monnaie et au revoir à bientôt.
Je t’aime comme les fruits libres du marché et pas ceux en sachets des supermarchés.
Je t’aime, à te le dire toujours pareil et toujours différent, comme chaque pomme de terre grenaille.
Je t’aime comme le café du marché à la fois profite du marché et s’en indiffère.
Je t’aime comme soleil d’hiver au-dessus des tomates d’été, ou respecter les saisons.
Je t’aime comme le chaland trimballe son chagrin comme un gros chou frisé.
Je t’aime, soulève mes feuilles, déshabille-moi au cœur.
Je t’aime comme un fenouil anisé dans les transports en commun.
Je t’aime avec tous tes pépins.
Je t’aime comme la glace fond au stand du poissonnier.
Je t’aime comme la marchande assoit maintenant son arthrose sur le pliant pendant que le neveu reprend l’affaire. Je t’aime comme ici y’a pas vraiment de retraite, ou bien c’est le corps qui dira.
Je t’aime sans caisse automatique, main monnaie et fruits.
Je t’aime comme appuyer un moment sa fatigue au cabas et regarder le marché faire le marché.
Je t’aime comme la rue du marché est grande épluchure, avant bientôt le ballet des tuyaux et la grande eau.

JE T’AIME COMME UN MARCHÉ NOIR
Je t’aime à la sauvette.
Je t’aime comme une réplique de Chesterfield.
Je t’aime comme trimballer sa marchandise pas code-barrée dans un caddie de supermarché, dans les rues loin du supermarché.
Je t’aime comme un guetteur, comme un chat perché aboyeur.
Je t’aime, le marché noir n’affiche pas ses prix comme panonceaux piqués dans les courges mais le claironne en chuchotant : « Rolex, Rolex, 20 euros la Rolex ! » Je t’aime comme les quinze montres s’entrechoquent au poignet.
Je t’aime comme alpaguer sur le marché, puis sortir du marché pour sceller la transaction.
Je t’aime comme un marché trouble.
Je t’aime comme une petite illégalité, je t’aime comme le marché noir escalade le vrai marché et s’en sépare, comme détourner le réseau d’électricité vers sa foudre clandestine.
Je t’aime comme le marché noir à la lisière du marché aux fleurs. Je t’aime comme le tournesol a sa part d’obscur.
Je t’aime comme un homme-sandwich, l’homme-sac qui vend ses sacs.
Je t’aime comme la toile du baluchon sert d’étal sommaire, pour pouvoir tout remballer au passage de la police.
Je t’aime comme un jackpot de misère, de quoi survivre seulement une vie avec toi.
Je t’aime comme, parmi les étoiles, certaines, c’est sûr, sont tombées du camion.

Extrait de DE LA DISPARITION DES LARMES, Éditions théâtrales, 2022

Je vais parler, je risque quoi ? Toute la nuit et toute seule, ça fera quoi ? Cette nuit de cette nuit, parler, pousser une longue longue parole, me mettre à parler, au lieu des autres nuits hier, de tant m’être tue, la pièce pareille avec ton absence, ma bouche et le silence, parce que je m’en suis jamais servie, de qu’on peut parler, de ça qu’on peut, une fois, chez soi, dans le noir, se mettre à parler. Je parle maintenant, hier non, hier pas, maintenant pour demain avoir fait quelque chose, je parle, je me vais voir, je sais pas, je parle, déjà par là, commencer une chose qu’après je décide pas, déjà ça, ouvrir ce qui s’entrouvre, me servir de ça, comme oui, peut-être un cadeau, une sorte de cadeau, comme avoir un élastique possible qu’à moi, et l’élastique est à moi, mais pas l’élan, pas la force et contre-force, et l’éventualité qu’il saute du doigt et valse, déjà là, et même si d’ailleurs ça s’arrête, si parfois ça pourra s’arrêter, pas m’en faire, faire confiance, le futur tout près, ici, presque sur moi, le futur proche du prochain mot, le futur pire du silence du prochain mot, et qu’il faut bien attirer le futur sur soi sinon le futur vient pas dans les pièces, et l’on s’endort où l’on vivait, on s’est pas donné l’occasion, jamais offert la chance, alors pas craindre ni de trop ni de pas, et même si ça, parfois, montera à la tête, même si ça, parfois, criera à la tête, même si ça, parfois, au point parfois presque de pleurer, parler dans le noir comme pleurer dans un oreiller, mais sans jamais ton prénom le prononcer, tous les mots sauf celui de ton prénom.

Extraits de SE COLTINER GRANDIR, Lurlure, 2022

POÈMES DE FAMILLE

C’étaient les vacances d’été et de retour.
L’après-midi, devant l’hôpital de la naissance : « c’est là que tu es née ».
Je les avais filmés, père et mère. Son bras à lui, autour de ses épaules.
L’hôpital en fond de cadre et moi en face, leur fille.
Un hérisson était apparu la veille dans le jardin. Tout sombre.
« En fait, c’est comme un tout petit sanglier ». avait remarqué mon père.
« Toi, maman, gris-gris, il te fait peur ? ».
« Non. Simplement, je ne sais pas quoi en faire ».
Devant la petite affiche dans la rue « Perdu chat tigré peureux maigre, il a une plaie dans la bouche, il est sous traitement », le père avait ri : « on se demande pourquoi ils veulent le retrouver ».
J’ai pensé à la nuit grise comme une portée de chats.
Au soleil qui chaque matin nous adopte.
Le hérisson se cache entre les balais, parce que, a dit la mère, c’est la chose du jardin qui lui ressemble le plus – il cherche ses parents.

...

Tu as un casse-noix chez toi ?
Et j’ai dit oui -alors que non- à ma mère pensant que c’était pour rien.
Et me voilà avec donc sept noix dans mes bagages.
Sache donc, fille, que pour chaque réponse en l’air
T’attend le poids équivalent
De sept inutiles noix beiges.

N’arrivez pas, mes parents,
Avec vos deux vieillesses
Pour me creuser des tonnerres de patience
Et dénicher parmi moi
La grande fille et jeune adulte -
J’adresserai encore
Aux bords de votre seule grande tombe
Un mail impatient
Envoyé sans objet
À minuit.

Détourne le flot des douleurs
Comme la blague de mon père, quand on se cognait le front au meuble et qu’on allait commencer à pleurer,
D’aller consoler le meuble, et alors, plutôt, on riait.

Ma mère a dit
Qu’on est tous
Traversés par des espérances très profondes
Même ceux qu’on imagine pas, ils sont traversés par des espérances très profondes.
Et j’ai regardé ma mère,
Et c’était effectivement, sur ou dans elle,
Plutôt une espérance que de l’espoir
Comme y’a parfois pas besoin du soleil pour que y ait la lumière, tant il a déjà brillé, et la mer suffit à faire le soleil,
J’ai regardé ma mère avec son espérance
Et comme elle était claire.
Et ma mère aussi me regardait.
Et ça se voyait
Qu’elle espérait pour deux
Et que moi, il suffisait de vivre.

Panier et vieille chaise
C’est toujours beau
A théorisé ma mère,
Sans, elle, prendre comme moi de photo.

Chapeau sur la tête, ma mère analysait :
« En même temps il me protège du soleil
Mais aussi il me donne chaud ».

J’ai écouté une chanson avec mon père
Et quelqu’un pleurait
Sur nos quatre joues.

Avec ces chaussures légères,
Quand je marche sur les pierres
On fait connaissance à chaque pas -
A dit la mère avec sa façon très à elle
De mystère clair.

...

Mon père m’a demandé
Tu te souviendras de nous vieux
Ou de nous jeunes ?
Mais moi j’avais même oublié
Qu’un jour il faudrait
Seulement m’en souvenir.

ME SÉPARER

Je me suis allongée dans la cuisine, cette nuit.
C’était comme frauder dans le métro.
Je t’aime encore.

On aura peut-être
Pas d’enfant et pas eu
De ville ensemble
Où l’on serait venus,
Où tu m’aurais rejointe.
Quand même, ta main
M’aura été un centre,
Quand même, mon cœur
Hors de tes doigts
Bat, mais
Comme aboient l’après-midi les chiens.

Reviens, un soir d’été,
Faire avec moi dans l’ombre d’un cyprès
N’importe quelle cérémonie qui finisse par un baiser.

Seulement neuf avions sur dix
Me font penser à toi.
Le dixième, je regardais l’oiseau
Qui vole comme tu dansais.

J’ai marché doucement sans plus toi,
Avec un sac sur le dos, comme dans un film d’Agnès Varda où
L’héroïne longe les camions,
Parce qu’elle est seule et les camions
C’est presque doux.

...

Comme une chèvre roulée, pattes sèches et poil chaud, en haut de la montagne, et qui ne sait pas qu’elle n’a rien dont devoir se vider, qui verra au matin qu’il n’y avait, sous la boule dans sa panse, qu’un peu d’herbe nouée, j’attends. Comme une hyène lasse, rasée de soleil, la langue sombre, les pieds durs, couchée sur le désert, pupilles sous l’oreille contre le sable et les tempêtes, j’attends. Comme une baleine comme une promesse, j’attends, énorme dans l’eau, gigantesque sous et entre les vagues, et j’élargis sous mon fracas le collier serré des écumes pleines. Comme un orvet transparent qui longe les pierres rares de la colline, j’attends. Comme une fourmi jetée aux autres et à la respiration collective et noire, au tumulte parfait d’elle avec les autres, j’attends. Comme une lionne chasseuse qui va revenir, j’attends. Comme une chouette chassée ce matin de son creux d’arbre par les brames de trop d’élans, j’attends. Comme un rongeur précis, j’attends. Comme un ragondin. Comme un castor. Comme une biche dans un fond de paysage, j’attends. Comme la mâche infinie des vaches au début des barrières, j’attends. Comme leurs oreilles, comme un coquillage terreux, j’attends. Comme une coccinelle j’attends, aveugle encore de la prochaine semelle.

Jamais tu ne penserais
Que la lune n’a pas de dignité,
À chaque soir être là et faire
Ce qu’elle doit faire.
Ainsi Je serai là, bien sûr, à ton retour, avec
Ma dignité d’amour.

...

J’aimais quand toi et le soleil,
Comme deux serre-livres,
Me preniez à la fois.

Et la dame qui avait
Besoin de ses parents a dit : J’ai besoin de vacances.
Comme a dit celle qui avait
Besoin de rêver : J’ai besoin de dormir.
Et parce que j’avais besoin de toi
J’ai prétexté, quand on m’a dit tu es pâle, avoir besoin de l’été.

Ce n’est pas parce que tu n’es pas là que tu me manques mais parce que tu me manques que tu es là.

...

Réaffronte-toi au réel : ce qu’il y avait qu’il n’y a plus. Et dans l’écriture de la description, exclus-toi provisoirement, Comme, pour battre, Le cœur doit aussi, donc, une fois sur deux ne pas battre.

J’ai posé tes mains sur mon ventre
Et comme tu n’étais pas là
J’en ai profité pour
Ne plus jamais les enlever.

Toi, avec ton dos, il y avait des mondes.

...

SE COLTINER MOURIR

La dame dans l’église a remercié le mort
Pour tout ce qu’il avait fait de ses mains,
« Merci Pour tout ce que tu as fait de tes mains. »
C’était je crois
La plus belle phrase trouvée.
Que les morts sont ceux
Qui ont fini de faire des choses de leurs mains,
Et qu’on peut remercier.

...

« J’aime bien l’idée des cendres
Mais moins celle du feu »,
A répondu à ma question ma mère,
De son avis – sur le canapé d’avoir l’après-midi vu enterrer son père – sur la crémation.
Presque douce gourmande : j’aime bien l’idée des cendres. Mais moins celle du feu – et c’est vrai que déjà elle n’aimait pas
Qu’on sautât d’un muret trop haut,
Et pas non plus Les tatouages.
Et c’était rassurant et beau
Qu’après l’après-midi avoir
Propulsé son père sous la terre et la terre sur son père,
Elle trouvât le soir
Ses mêmes mots d’elle-même.
J’aime bien l’idée des cendres
Mais moins celle du feu.

...

Le vieil homme meurt et retrouve
Ses amis d’enfance.

...

La nuit un jour
S’en va dans la mort.
...

Mourir sera
Ne plus entendre
La biscotte qu’on mange.

...

Milliardaire, paie-moi le luxe
De suivre avec ma tombe
Le soleil quand il bouge.

Extrait de CE QUE M’A SOUFFLE LA VILLE, Le Castor Astral, 2023

J’ai posé longtemps les mains à mon crâne
Je savais : vie et mort sont là, le reste
N’est que le réel.

« Je suis un vieillard »
A réclamé, fier, dans le métro,
Un siège, le vieillard.

J’ai souri à la fille dans le bus qui pleurait,
Sans savoir que la semaine d’après
Ce serait moi.
C’est vrai, alors,
Que la réincarnation existe.

L’oiseau a sifflé en plein Paris, trois petits coups vifs,
Et l’enfant lui a répondu,
Et l’oiseau à nouveau a sifflé, trois petits coups encore,
Et l’enfant lui a répondu,
Et l’oiseau encore une fois,
Et l’enfant cette fois-ci osa
Ne siffler pas et ainsi
Vérifier son pouvoir et admettre
Que l’oiseau lui enseigne
Modestie,
Puisque sans sa réponse,
Bien sûr
L’oiseau siffla encore,
Les trois mêmes petits coups vifs.

...

Soir d’avoir marché :
C’était l’heure, d’entre jour et soir, où nos ombres sont devant nous, comme une famille nombreuse.
Nos ombres, nos nus noirs.

...

Tôt le matin :
Toute l’église sur les épaules de la seule dame venue prier.
Elle est descendue de sa chaise de petite cuisine pour une deuxième, en bois de prière.
La genèse du monde, d’accord.
Mais celle de chaque matin ?

Ils jouent dans le métro
À pierre feuille ciseaux
Sous les yeux de la dame aveugle
Qui a deux fois plus de suspense, alors,
Que chacun d’eux.

...

Le garçon gonfle et dégonfle son biceps dans le reflet de la porte du métro
Et l’on voit
Respirer un poisson.

Quand tu donnais
Ton pain aux pigeons, moi
Je t’imaginais père.

Ville
Cascade qu’un train
A figée.

Tu nous reconnaîtras. On te ressemble.
Ont écrit ses parents
À l’enfant qui allait naître.

...

J’ai eu la maladie – Après la maladie J’ai repris la vie.
A expliqué l’homme.

...

Janvier, la veuve jette le sapin
Mais continue avec la guirlande
À l’allumer le soir, pour comme une présence.

...

J’ai regardé le courage du moineau
De revenir se baigner dans son trou parfait de bord de trottoir
Après le passage en fanfare du camion.

...

Elle lui a tendu un billet
Et le clochard en le prenant
Lui a fait un baise main.

...

La dame devant moi prend
Au lieu d’une entrée et un plat
Deux entrées dont des œufs cocottes au bleu
Et l’on dirait, alors
Que cette dame sait exactement ce qu’elle veut, dans la vie.
Mais elle est plus vieille que moi et j’ai le temps
Avec mon livre vague et un café.

Le clochard s’est battu avec le pigeon pour le bout de pain.
Je crois que le pigeon l’a laissé gagner.

J’aime les cimetières.
Je voudrais même, peut-être, avoir mon prénom sur une tombe,
Mais pas mon corps dedans.

La dame s’est assise à la bibliothèque
Pour lire le bulletin paroissial avec les chants
Donné à la messe.

1er Mai.
On allait aux choses ouvertes parce que sans ouverture ou fermeture. Par exemple, on allait au lac.

...

Je vais peu bien. Elle a dit et l’on savait que c’était un moyen terme entre bien et pas, que l’un et l’autre étaient trop difficiles non seulement à dire, mais aussi à savoir, aller bien ou pas, et ainsi coupait-elle entre les deux, comme on marche les bras croisés parce qu’on n’a pas de poche, mais que les laisser pendre serait, à ce moment, être trop nu.

« L’anarchie vaincra » tagué sur
Le dossier vert et sage
D’une des petites chaises du Luxembourg.

Le clochard invite les deux qui l’ont secouru d’un bout de pain
À s’asseoir sur les sièges du métro, à côté de lui : asseyez-vous,
Pareil que si c’était sa table.

...

« J’ai faim et deux enfants »
Avait écrit celle
Qui sinon n’avait rien.

Le camion a écrasé la lumière
Au passage clouté
Et le camion est passé
Et la lumière revenue.
– Moi aussi j’étais
Peut-être moins triste que ma tristesse.

Bibliographie

- Ce que m’a soufflé la ville, éditions Le Castor Astral, Février 2023
- De la disparition des larmes, éditions théâtrales, Octobre 2022
- Se coltiner grandir, éditions Lurlure, Septembre 2022
- Je t’aime comme, Éditions Lurlure, Septembre 2021
- L’autre jour, Lurlure, Octobre 2020 (Prix SGDL de révélation de poésie 2021)
- Nuits, Éditions La ptite Hélène, 2019
- Poèmes d’époque, Préface de François Bon, Polder Gros Textes, 2019
- Et puis le roulis, éditions théâtrales, 2018

Chaîne Youtube

www.youtube.com/c/MileneTournier

Un entretien

Page établie avec la complicité de Françoise Delorme


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