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Mille-Feuilles (à multiple voix, à multiple lectures) - février 2023

mercredi 1er février 2023, par Cécile Guivarch

A portée d’un oui, Pierre Dhainaut, Editions Les Lieux-Dits Cahiers du Loup bleu, Loup de Caroline François Rubino, 2022, par Calou Semin

Acquiescer. Au présent. Au monde. Au temps. A la beauté bien sûr, et à la musique en particulier. A l’inconnu. Au plus humble comme à ce qui nous dépasse. : « tu ne t’adresseras/qu’à ce que tu ignores, lui seul, dans l’espoir qu’il habite en toi. ». Tout cela sans hiérarchie et dans le souffle, dans ce mouvement fondamental qui nous dépasse et dont la célébration constante caractérise la poésie de Pierre Dhainaut car « nous n’avons de corps que dans les souffles ». Dans la forme, ceci se concrétise par un rythme , un phrasé très particulier qui évoque parfaitement celui des vagues, du ressac : « Gratitude, gratitude à ce qui se retire,/la relève assurée au creux de la paume /(…) l’immense, la voix aimante apportera son aide »

Acquiescer au fragile comme à l’indéfinissable. Mais toujours avec une grande exigence, comme celle de ne pas choisir parmi les choses de la vie, ou plutôt de ne rien réduire : « acquiesçons/sans réserve à la flamme fugace/ comme à la foudre, la splendeur s’offre,/elle se répercute ». A nous de savoir la saisir quand « nous recevons les bruits distants ou proches,/aigus ou graves, égaux : ne pas fixer, ne pas/ interpréter, ne pas défigurer l’indécis,/l’infaillible. »

Cette volonté d’ouverture et de gratitude est fondamentale. Elle se traduit avec douceur en usant d’infinies nuances. Elle procède, à mon sens, d’une position existentielle forte, issue d’une démarche qu’on pourrait qualifier de profondément spirituelle, au sens le plus large du terme. Il me semble qu’elle caractérise en fait toute l’œuvre du poète et qu’elle trouve comme un aboutissement (le mot est sans doute inadapté) dans ce recueil : « dans le feu fidèle/nous avançons les mains : bienvenue,/bienvenue, dit aussitôt l’esprit à la brûlure,/le fruit du son se trouve à l’intérieur. » . Cela fait longtemps que l’auteur nous menait dans cette direction, mais la démarche est ici clairement soulignée par le titre.

Le recueil s’ouvre sur plusieurs poèmes caractérisés par une très jolie anaphore » qui se centre sur l’instant présent, même quand celui-ci n’est pas doux : « Demain, c’est maintenant, et maintenant ,/le long d’un corridor, tu n’as aucun choix/les vents sont hostiles, cela s’exhale/cela se réitère/d’un heurt, écrasement des vagues sur des vagues/ou grattement du sable sur du sable ». Cependant, il semble qu’acquiescer, acquiescer profondément, permet toujours d’ouvrir l’instant vers quelque chose de plus grand, vers ce qui nous dépasse « tu vas, tu continues, tu rends sensible/parmi les coups de vent l’espace/au sein haletant de l’espace où l’on n’a pas/à saisir un caillou pour dire « ici »,/ici dans un avenir infini. ». Le poète finira par se demander brièvement : « combien/de temps l’éternité veut-elle ? ». Rien n’est en effet figé dans un mouvement qui est précisément celui des passages, des souffles et des vents.

La partie centrale apparaît comme une ode à la glycine, glycine qui, sans aucun doute, embellit et parfume la façade de la maison : « Une année de glycine, toute une année/un rameau, puis un autre, couleurs limpides, fût-ce en octobre, elle fleurit encore ». Acquiescement à la beauté simple et concrète, très directement accessible, et cela même quand les circonstances la malmènent : « Et vient la pluie, vient forcément la pluie/pour le saccage, la pluie n’y est pour rien :/piétiner la pierre, tu en es capable,/de tout ton poids écraser les pétales, salir/le blanc, le bleu, le mauve ». Les circonstances sont importantes, mais cette célébration va au-delà de l’anecdote : « Reste auprès d’elle, reste avec elle,/insouciante, la glycine a rejoint l’orbe/où la joie n’a pas la mort pour rivale ».

Et côtoyer la glycine nous ramène, comme bien souvent chez Pierre Dhainaut, à une autre dimension, qui est celle du poème, de la tentative d’approche du monde par le poème :« Glycine avec aura perpétuelle,/ce que l’on qualifie d’invisible,/tu l’entends, il se délivre en son nom même » « le poème, non, aurait-il prétendu/la célébrer :à coups, arrêts, cassures, défaut de vigilance (…) on n’a retenu aucun fil,/on a perdu l’image d’une trame ». Le découragement peut guetter, il ne dure pas, car « aux poèmes/il suffit d’une syllabe » et quand d’aventure « la nuit, la nuit libre/nous consume, nous appartenons au poème ».

Le recueil s’achève en laissant au thème de la musique une place fondamentale . Sans doute la puissance de celle-ci ne laisse-t-elle pas d’interroger, eu-égard à sa dimension particulièrement insaisissable. Elle présente aussi une affinité profonde avec l’écriture de poésie : « nous nous promettons d‘alléger de notre ombre/ la musique et de poursuivre en elle, /il ne peut y avoir d’après ». Quoi qu’il arrive, « la suite appartient à l’ouïe,/le lieu, la respiration de l’ensemble,/sa modulation de plus en plus fine,/et l’attention persévérante au chant/qui ne s’effraie pas des fractures, qui attire/et redit les mêmes voyelles,/les mêmes consonnes, mais selon des mesures/dont le secret, parce qu’il nous échappe,/s’enivre, se régénère. ». Affinité profonde également avec l’attention au réel, prélude à l’acquiescement.

C’est donc toute une vie d’attention particulière au vivant et à l’ouvert qui se condense ici en poésie, dans une démarche qui atteint un haut degré de générosité et de sagesse. Quoi de mieux pour illustrer cela que le merveilleux petit poème qui clôt le recueil : « Donner, donner sans crainte,/le don n’a pas de fin,/l’œuvre ou la vie changée en source. » ?

Calou Semin

D’ores et déjà, Daniel Martinez, Les deux-Siciles, 2021, par Éric Chassefière

L’univers poétique de Daniel Martinez ressemble à cette « prairie sous-marine traversée par les stries lumineuses des lampes frontales qui la scrutent sans en percer le mystère, où glissent de noires silhouettes, algues humaines à la dérive », une grotte de la côte tunisienne, peuplée de poissons aux « yeux phosphorescents », dont la description ouvre la partie de L’esprit voyageur (première section du recueil) consacrée à la Tunisie, pays d’enfance de l’auteur. Une écriture à la fois concrète et spirituelle, donnant à voir la luxuriance de la beauté du monde sous le feu d’un langage tout entier couleurs et parfums, mais dans une lumière que l’auteur aime à teinter d’une part de mystère et de rêve, une part qui toujours échappe, promesse peut-être de la rencontre future, d’une unité à retrouver. Monde qui est celui des souffles, de la présence fugitive, de la mémoire en perpétuel devenir ainsi que l’exprime ce poème écrit en Inde dans un hameau perdu, « abstrait du monde », dont le nom seul, « Jhujhunu », porte le voyageur « dans l’espace / qu’ouvre la voix », poème dont une strophe dit ceci : « Vaste la carte de l’être / douce l’odeur du bois fruitier / qui brûle quelque part / et métamorphose le visible / la chaleur d’un autre corps ». C’est ainsi l’esprit qui voyage autant que le corps, corps et esprit tissés d’un même désir d’infini, comme si l’être lui-même était voyage, que voyageant on faisait vivre et réchauffait son être. La présence de l’être, chez Daniel Martinez, est frémissement d’infini, reflet à peine esquissé que perdu, ainsi cette vision lors d’un séjour en Chine : « On voit depuis le pont de pierre se fondre / dans l’eau lustrale une silhouette / pareille à une goutte d’oubli noyée là // Sous une pincée de petits bruits follets / les branches nues du saule dévisagent l’infini ». Par la densité charnelle de ses mots, la description quasiment sensuelle de ces paysages investis dans l’intimité du voyage, le poète vient habiter « choses et lieux aimés », dont il nous dit qu’ils « exhaussent la moindre faille du Songe », d’une présence essentielle redonnant plénitude à la vie et au rêve qui lui est consubstantiel. Présence qui au jardin de la maison d’enfance, dans l’île de Djerba, se fait quête d’un lien à retrouver avec sa terre, un espace à réinvestir de l’arbre de sa mémoire : « Là sous le brouillard du matin / l’esprit vacille / les premiers rameaux / des doigts parcourent / le sol à énigmes / ses herbes graves / délivrent / dans le cercle d’or / l’amitié des commencements ». Écoutons le poète, car lisant les mots une voix germe en nous (un désir peut-être, ces mots, de les caresser, les sentir rouler dans la bouche), chanter l’instant dans un paysage venteux de sa Tunisie où il a séjourné pendant près de quinze années :

« Le destin, s’il en est un, accompagne dans leur course folle les stratus, l’instant est de chair vive, le temps une blessure, figurée par le souvenir du dernier vestige.
À la rose des vents revient le soleil intérieur des choses. À jour tendu comme une peau, la raison sauvage ».

Toute la poésie de Daniel Martinez est là, dans ces quelques mots. Rose et soleil, parfum et lumière, instant et souvenir. Les mots sont à la fois rugueux et caressants, la lumière, autant céleste qu’intérieure, fait briller mots et choses d’un éclat secret, qui n’en livre que des fragments, à partir desquels reconstituer le Tout. On se trouve devant un mystérieux tableau, dont il faut trouver la porte d’entrée, le plaisir de lire le poème se confond avec celui d’entrer et se perdre dans un paysage dont peu à peu la brume se retire, dévoilant mille chemins nouveaux à parcourir.

La deuxième section du recueil, L’envers des maux, chante les grands espaces, « l’ellipse de la mer / plissée déplissée // où êtres et choses / ensemble inconciliés / enluminent / un royaume contemplatif / les cristaux / de nos vies ». Un espace à la traversée duquel nous convient les éléments, pour leur seul plaisir : « Mues par l’appel des sternes / une poussée sauvage / une substance sonore / comme voiles apprêtées / pour le festin des vents ». Le poème se fait respiration, les yeux clos nous respirons le monde. « Sur le visage une huile d’or / les fleurs d’orangers ferment les yeux », nous sommes en communion avec les fleurs, le ciel, les arbres, « la création », nous dit le poète, « est née d’une pluie d’abeilles », comme si le ciel se faisait miel, ou encore « l’oreille au vent de juillet / éclate comme un fruit mûr », comme si c’était au vent que mûrissait l’écoute, qu’au soleil du vent elle se faisait parole du poème. Jeux multiples de l’infime et de l’infini, de l’inerte et du vivant. Retrouver dans les couleurs et mouvements de la nature la transparence de notre vécu, « là où l’on marcherait / à sa propre rencontre / là où la Terre cultiverait des images / adossées à l’infini ». Redessiner, à l’envers des maux infligés par les forces hostiles, l’humain dans les yeux mêmes de la nature :

«  mais retrouver
cette chaleur qui tend la peau
entre les os fragiles de la main
la perception du beau

goûter au sel
de tes yeux
à leurs concrétions d’écume »

Se parler de près, rapprocher les paysages, les temps de la vie : « Tout au bout du sentier / entrepris par les remous / des lauriers roses / l’air brûlant a franchi / les frontières de l’enfance / d’un paysage à l’autre / ma bouche à ton oreille », trouver l’issue « dans un flux de syllabes / incantées », devenir, écrivant, volonté de la poésie même. C’est la tâche qu’ici s’assigne le poète.

Les poèmes de Voisinages, la troisième section du recueil, convoquent des écrivains, ou artistes, dont l’auteur se sent proche : Rothko, Satie, Keats, Novalis, Poe, Saint-Amant, Podolski, Tchouang Tseu, Gu Cheng, Walser. Recherche peut-être d’une langue commune, une langue en mouvement, à la fois mémoire et devenir : « Là entre les doigts de sable / la langue des roseaux / est celle des premiers mots / ne dit-on que le mouvement / annonce ce que nous venons de perdre / … / tout se démet de sa propre forme / vers l’issue là-bas / qui est un commencement ». Langue dont, dans le silence et la nuit de la présence, faire sa demeure : « il n’y avait rien que le silence / pour détourer l’âme / les yeux fermés / ce qui la condense / la fine demeure de la langue ». Langue vivante, cœur battant et joyeux de l’être : « Nul or à dire mais / délestées des mots-pleurs / les pulsations d’un jardin secret / libre de se mouvoir en toi / émergeant et s’immergeant / tout à la fois ». Langue-devenir, langue-corps, langue-cœur, dont le poète, dans la richesse des liens qui l’unissent à d’autres poètes, semble dire l’identification à son être même, ce voyage à travers soi et le monde qu’est, on l’a vu, l’être au sens où l’entend Daniel Martinez. De la quatrième section intitulée Lyriques, retenons l’omniprésence d’une nature chargée de signes, et la tonalité d’ensemble plutôt sombre :

« Puissante vision celle qui te porte
dans son mouvement continuel
entre mille miroirs volés
tu resteras sans image
face au temps qui s’émiette
et couve sous l’usure »

Le recueil se clôt avec Bestiaire, offrant des portraits du Gypaète barbu, de la Libellule, du Saint-Pierre, du Sanglier, du Fennec, du Guêpard saharien, du Scorpion et de la Mouche-Scorpion. Portraits qui sont autant de somptueux tissages de mots replaçant l’animal dans son environnement végétal et géologique, voire cosmique. Ainsi, par exemple, parlant du Gypaète : « Un ciel qui sommeille encore / remué par les grands fonds / par ces poulpes que forment / les galaxies invisibles de l’œil », du Fennec : « lui, Fennec, jamais ne semble / souffrir du Soleil / qui frappe pierres et sol / et vrille le bleu intense », ou du Saint-Pierre, « laissant aller sa mâchoire mobile / pour happer un halo d’étoiles filantes ». Animaux-constellations que ces figures baroques sculptées au ciseau d’une langue charnelle et rocailleuse, qui dit leur inscription dans la mémoire du monde, et au-delà de l’univers.

D’Ores et Déjà dit l’urgence à garder vivant cela « que le temps ne saurait distraire et qui nous tient lieu d’être », mémoire et souffle initial d’une langue en grande partie perdue qui est à n’en pas douter celle de la poésie, et dont l’auteur nous confie que la résument trois mots simples : « oiseau, demeure, livre », symbolisant très certainement devenir, présence et mémoire de l’être s’exprimant en poésie.

Post-Scriptum : Cette recension a suscité de la part de Daniel Martinez les précisions suivantes :
« L’approche matérialiste des éléments qui nous entourent ne m’intéresse pas vraiment. Je crois intimement que notre raison d’être sur terre est de découvrir cette dimension perdue, voire oubliée, de l’Origine. Le poète à mon sens est par sa démarche, sa quête, le plus à même d’approcher (sans jamais y parvenir tout à fait) l’infini qui nous anime, que l’homme dissout en permanence dans du fini pour borner sa vie de toutes parts, la sécuriser dans le court terme en quelque sorte. Ces bornes que les civilisations s’imposent (dont certaines vont à l’inverse de leurs intérêts propres, notamment en valorisant l’esprit guerrier, en somme l’Histoire de notre histoire depuis les débuts de l’humanité) sont in fine la mise en abyme de notre chute progressive dans l’événementiel, le factuel, dans la mise à mal de nos passions et facultés créatrices, de nos désirs dans leur teneur initiale (ô l’élévation du « Chant des chants »).
À ce propos, l’énergie intérieure du vers ne renvoie pas à une idée ou à une volonté de puissance, mais à la conscience de sa fragilité, à son développement intuitif où les connexions intellectuelles n’interviennent qu’après coup, relativisées qu’elles sont par la langue propre au poème. S’il peut bien, a posteriori, être un point d’appui dans le monde, il se défie de toute domestication, en particulier cartésienne. Le « magistral effet de la poésie » souligné par Leopardi vient de ce qu’elle introduit le lecteur dans un monde irréductible à son propre contexte. Cette irréductibilité générée par l’auteur est le miroir d’une dynamique dont la caractéristique principale est de multiplier les chemins d’approche - j’y reviens, en les libérant de tout carcan préétabli.
... À rebours, qu’il me soit permis d’ajouter ici que je suis comme beaucoup, profondément perturbé par la marche de notre temps. Par « hygiène de l’esprit », ma poésie essaie à sa mesure de questionner sans l’admettre cet advenir. Autrement dit, la contemplation première, ferment du poème, ne saurait exclure les éléments qui la brident ces temps-ci avec plus d’insistance que jamais : d’où la quatrième section, plus sombre effectivement comme tu l’as bien senti, qui est le constat d’impuissance d’un voyageur sans bagages devant cette Beauté, cette Lumière salies par tous les fracas du monde.
Mais revenons pour conclure à une note positive, à l’art de dire d’un Rainer Maria Rilke :
“ Nous sommes les abeilles de l’invisible. Nous butinons éperdument
le miel du visible pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’Invisible.” »

Eric Chassefière

Je suis vivant, Pier Paolo Pasolini, NOUS, 2022, Éric Chassefière

Je suis vivant, présenté en édition bilingue, a été traduit de l’italien par Olivier Apert et Ivan Messac. Il inclut en première partie le recueil Dal diario (Du journal), publié en mai 1954 à Caltanissetta par Salvatore Sciascia. Pasolini y a retenu des poèmes de son journal de jeunesse, dont certains avaient paru dans des recueils édités au Frioul, la région de ses étés d’enfance, en 1945. La présente édition propose une version enrichie, par rapport à celle de 2011 chez le même éditeur de Dal diario, d’autres poèmes écrits à la même époque, Europa et Appendice (1945-1947). La préface, de Olivier Apert, pose le contexte de l’écriture des poèmes regroupés dans Je suis vivant : le village de Casarsa dans le Frioul, dont est originaire Susanna, la mère de Pasolini qu’il vénèrera toute sa vie, le rejet du père membre du parti fasciste, la présence-absence douloureuse du frère, Guido, assassiné à dix-neuf ans en 1945 par des partisans communistes, la transparence solaire des paysages de l’enfance.

Ce qui frappe d’emblée dans la poésie de jeunesse de Pasolini est l’expression omniprésente, retrouvée dans quasiment chaque poème, du contraste entre la clarté cristalline des paysages frioulans à l’arrière-plan de la maison familiale, et l’obscurité de l’intérieur des murs dans laquelle bien souvent le poète cherche à se retrancher :

« Ah ce n’est pas pour moi cette beauté
de cristal, ce printemps amer :
un cri, même de joie, et je serai vaincu.
(Je referme les volets et laisse le monde
seul, avec son ciel d’argent). »

Beauté que le poète semble juger trop pure pour être supportable, l’amertume du printemps étant peut-être celle de l’homme blessé que sa (mauvaise) conscience travaille, celle du péché de chair, très certainement exacerbé par l’obsession homosexuelle : « Le ciel transparent m’envoie un signe / léger… Ce n’est qu’une ombre blanche, / un nuage. (Je reconnais cette ombre, / la parole indicible… la blessure… / Ah, ma conscience, seule comme le ciel) ». La beauté solaire des paysages trouve son équivalent dans la sobriété et la simplicité des mots utilisés. Poèmes-paysages de mots que Pasolini compose dans la lumière, semble-t-il suggérer, de sa présence corporelle (couleur sang ?) à la page : « Dans mes yeux, et mes cheveux / en bataille sur le front, toi petite lumière, / insouciante tu rougis mon papier. / … / À présent où qu’il soit [son frère mort], toi rouge lumière / sans rien dire, tu illumines, et le grillon / soupire dans les campagnes inanimées ». Poèmes sortis des tripes, et du désir, mais dont ne serait tracée sur la page que la partie qui en émerge à la lumière : « Et moi je suis toujours là, penché sur mes feuilles ? / Ah images désespérantes, ah certitude / de n’être rien d’autre qu’une apparition / à la lumière… ». Il existe chez Pasolini comme une frontière, une vitre à laquelle il semble se cogner, entre le monde du dehors et celui du dedans, matérialisant le cercle d’une solitude qui apparaît déjà comme essentielle (et le poursuivra toute sa vie) : « Sur le bas-côté ensoleillé dans le silence / habituel de la blanche campagne / je me berce d’une solitude mortelle / dans le mortel matin, qui depuis toujours / blanchit de sa lumière l’intense campagne. Mais sous cette lumière monotone (où je rêve) / souffle un filet de vent, et l’or s’enflamme / dans les frondaisons des frênes lointains ».

Cette solitude « mortelle », n’est-elle pas, outre celle de sa « différence » (affirmation d’une singularité dont il ne se départira jamais), enfermement dans la matrice originelle (on sait l’amour passionné de Pasolini pour sa mère), n’est-ce pas le cri de sa propre naissance que le poète entend à l’horizon de son rêve, celui de son enfance (« Mon passé s’étend / autour de moi comme un ciel dégagé »), de cette lumière s’enflammant dans les lointaines lignes d’arbres : « Un enfant crie, je rêve ?, crie ou chante / il crie dans la muette campagne, je suis vivant, / un enfant crie ». Cri du nouveau-né, chant peut-être des arbres dans le vent, qui ne peut être répété une deuxième fois : « Un cri naît / au dedans de moi (toute mon enfance / qui revient), un cri qui pourrait m’anéantir ; / je le tais, une fois de plus résigné ». Cri dont ailleurs le poète dit la persistance de l’écho, emplissant le paysage d’une joie spontanée, celle à n’en pas douter d’être vivant : « Aurais-je crié ? L’écho ne s’arrêterait pas ? / et mon cri approcherait / les nuages ? Je ne peux étouffer / ma joie ingénue, retenue ». La joie chez Pasolini n’est évoquée qu’avec discrétion, sans effusion, telle celle de ces « papillons aux vols pudiques » disant l’éclatement de l’instant. On ne s’y attarde pas, le sentiment nostalgique toujours domine. « Cette onde [celle d’une fontaine familière] chante pour moi : mais je reste sourd / à sa joie profonde, à son frais sourire » ; certes elle fait remonter des souvenirs d’enfance, mais il n’en reste rien dans le présent : « Ah, pourtant rien de tout cela / dans les alentours ignorés / dans le murmure impassible des eaux ». Le poète comme devenu indésirable dans le monde qui l’a vu naître : « Où aller maintenant ? À quoi bon / le vieux foin sous la première gelée / les mornes étoiles ; il n’y a plus qu’un désert / horrible, sans fin… ». Même l’oiseau incarnant l’enfance ne réveille rien : « Et si dans l’azur aride / l’irascible rossignol exhalait son chant diurne / je l’écouterais avec ferveur, mais sans espoir. / Je ne rêve pas, je ne veille pas… ». Ferveur et désespoir constituent les termes de cette poésie marquée au sceau de l’arrachement à l’enfance et de la nostalgie qui en résulte, que synthétise parfaitement le dernier poème de Dal diario, dans lequel se trouvent réunis tous les éléments de la constellation poétique du jeune écrivain, qui déjà dans le miroir discerne les signes de vieillissement de son visage, et dont la nostalgie est celle du péché, qui seule le réchauffe, comme s’il ne trouvait de réconfort que dans la singularité qui justement le condamne à la solitude :

« Ô silences chagrins du rossignol
pleins des claires stridences des hirondelles !
Je regarde mon image sur le lit
pourri, et l’image innocente
qui m’enlace… Seule
la nostalgie du péché me réchauffe…

Et dans la maison morte
de Casarsa, toi tu souris, ô Conscient
et dans ton regard fixe, de maniaque,
je lis mon histoire. Et voici
la chambre tombeau des tiédeurs et des
ternes solitudes de mon corps ;
le miroir où je regarde en connaisseur
les facettes de mon visage ; le lit sans fantasmes, nu,
auquel la lumière crue
donne des blancheurs de plâtre, et que ton rire
accroche au passé »

Les poèmes de Europa et de Appendice (1945-1947), écrits à la même époque, disent la même nostalgie, la même résignation à la perte, le même combat avec la mort, mais aussi parfois, et nous terminerons sur cette éclaircie, le miracle de l’instant et de la découverte de soi :

« Dans l’herbe à l’aurore un coq blanc
rougit comme la neige sur les monts inanimés.
Sur le lit blanc je tressaille et de mes mains,
inconnues, je touche mon visage.

Une femme chante, une voix de petite fille
Suspendue dans l’azur. »

Rarement un poète a su aussi bien que Pasolini dire avec des mots simples et modestes la lumière du monde comme son obscurité, la blessure et l’émerveillement intimement mêlés, « la clarté et le mystère » « éprouvés ensemble dans l’évocation d’un même poème », comme le souligne Olivier Apert dans sa préface. Les poèmes de Je suis vivant, dont la lecture ne tarit jamais l’envie de relire, s’abreuver à la source de ces mots à la fois sombres et lumineux, charnels et spirituels, se laissent parcourir comme des paysages. On y sent au fil du pas, sous l’or de la lumière, s’y tresser ensemble l’intime et l’universel, à la façon qu’a su si bien incarner l’homme de toutes les audaces, profondément singulier et libre, que fut Pier Paolo Pasolini.

Eric Chassefière

Australie, le temps d’un rêve de Sabine Péglion, Rougier V. éditeur par Cécile Oumhani

Quelle traversée, pour quel voyage ? Sabine Péglion pose des questions essentielles dans son recueil. Quête incessante d’un chemin frayé entre temps et espace, ses contours s’échappent, à la fois fluides et lumineux. « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, » écrit Shakespeare dans La tempête. L’Australie de Sabine Péglion est elle-même tissée dans les plis d’un rêve qui embrasse les souvenirs personnels et la mémoire de l’humanité. La trajectoire à laquelle elle nous convie pose les fils où chercher une route à travers l’opacité où nous sommes plongés. Les « Rituels de départ », où se font ces « Bagages que l’on refait, défait », jusqu’à « La nuit en vol – contorsions – jeux reflets », apparaissent en italiques sur la page, comme pour mieux figurer ce lent glissement des apparences vers l’envers, cette face cachée où se déploie par instants le sens, comme par surcroît. « Poissons ailés / Sur les vagues du temps / Et cette aube / Qui n’en finit pas / d’espérer ». Car le poème s’ouvre là où l’aube est éternité, où le départ se fait retour, où l’eau devient le ciel. Il est le témoin de la mouvance, du flux infini de l’être et des choses dont il saisit les bribes. « et la barque s’élève / à hauteur de l’oiseau / Dans la transparence / du silence / elle glisse ondule / circule en marge / là où la terre devient nuage ». Il est à l’affût du craquellement des écorces, de la fragmentation des roches, ces brèches où se découvre parfois la peau secrète des choses. L’Australie est souvent perçue comme le bout du monde et Sabine Péglion rejoint dans ce « Lieu en marge de la terre » l’histoire de l’humanité entière, au-delà de celle qui la relie à l’Australie. Attentive à ce qu’elle entend vibrer dans la terre et ses paysages, elle entrevoit la culture aborigène. La poète laisse surgir ici sa présence ancestrale, sous les traits d’un enfant. « Écoute enfant Écoute / ce qui surgit en ton être / Écoute bien la voix / Celle de tes ancêtres ». Elle a la voix du didjeridu et elle est aussi le chant du kookaburra. Attentive aux sons, Sabine Péglion l’est autant aux couleurs des paysages présentes dans ses poèmes que dans les illustrations dont elle les accompagne elle-même. L’étoffe dont sont faits les rêves est peut-être aussi celle où l’artiste et poète a posé ses touches de couleurs. Elle convoque avec délicatesse des bribes d’images peuplées de silhouettes fragiles qui s’attardent « dans la vibration des heures / dans ce silence / surgi du fond des astres ». Mots, sons et couleurs s’entremêlent en une subtile partition qu’on lit et relit pour en saisir chaque fois de nouvelles nuances.

Cécile Oumhani

Soleil-bivouac de Patrick Argenté, Jacques André Éditeur, 2022, par Samuel Martin-Boche

*

Solaire, le nouveau recueil de Patrick Argenté l’est d’abord visuellement, avec les illustrations vives et lumineuses de Joé Lhote, faussement naïves : fleurs-fusées, feuilles et feux d’artifices, arbres polychromes, auxquels succèdent de grands oiseaux hiératiques en noir et blanc, inspirés par l’art précolombien.

Car le voyage auquel nous convie le poète prend pour toile de fond l’Amérique du Sud – traversée moins géographique que mentale, semble-t-il : dans la langue et l’imaginaire. L’inverse, en somme, d’un guide touristique. Au-delà de rares allusions (« cordillère des Andes, ocarina, condor, puma… »), nulle trace en effet de pittoresque.

Il s’agit bien plutôt de montrer l’envers du décor. Le poète nous aura prévenus : « ...tout est joli château de rêve sur/ la rive » mais il faut bien s’arrimer à la « réalité dure », « le monde/ est amer et têtu ». L’auteur y convoque des mythes universels, la mort, l’errance, la soif d’absolu et de vérité, l’inquiétude en bandoulière :

À quoi aura servi de veiller si tard
œil de condor

tout est venu de la plaine
la mort et les serpents noirs

Parmi les figures récurrentes qui peuplent ce périple, on retrouvera Sancho Panza, l’Inca (« frère de cheval et de brume »), le Chevalier sans nom, le conquistador… dans un univers hanté par le désert ou la fin du monde. Outre la cohérence de l’ensemble, il faut souligner la force de frappe des poèmes, qui s’embarrassent peu des politesses d’usage, attaquent bille en tête :

Et hop toboggan les mots

Chaque texte dessine ainsi une trajectoire, une étape du voyage, avec un effet de halte ou de chute. Le poème se veut campement transitoire, « à la dure », sous les étoiles. Lecture tendue, dynamique, grâce à la multiplication des énonciations et des registres de langue, la maîtrise des énumérations… On retrouve les coupes franches (enjambements, élisions du sujet…) propres à l’écriture de Patrick Argenté, autorisant jeux de mots ou doubles sens. Question de rythme, de tempo.

Le lecteur suit cette procession hallucinée vers on ne sait quelle fête des Morts, des mots :

une vie c’est peu de temps
on a rangé l’Inca
dans les pages du dictionnaire

Dépaysement garanti.

Samuel Martin-Boche

Dévêtir l’obscur, de Jacqueline Persini, éditions Les Lieux-Dits, collection Jour & Nuit, 64 pages, 12 €, par Chantal Dupuy-Dunier

Trois parties composent ce recueil : Et le nœud existât, Ce fil…vers la beauté, et La danse rouge des sauterelles, avec une progression au cours de laquelle la poète démêle des fils jusqu’à la survenue du désir, dans une troisième partie très sensuelle.
Jacqueline Persini dispose de différents écheveaux pour tisser les poèmes et entrecroiser plusieurs registres d’écriture : psychanalyse, jeunesse, poésie.
Après son récent « Ce qui vient de lumière » (éditions Rougier), « Dévêtir l’obscur », dans une collection des Lieux-dits dont le nom Jour & Nuit convient à merveille, témoigne d’une recherche identique. La lumière est présente au sein même de l’obscur (comment ne pas penser au peintre Soulages ?) Il faut défaire patiemment les nœuds des pelotes pour la découvrir,

Les dénouer
Dans la grande nuit
Du poème.

Ces nœuds, aussi appelés du joli nom de « nouages » par l’autrice, sont d’abord les liens qui nous emprisonnent, nous étranglent, liens transgénérationnels ou anciennes douleurs :

Se démêlent les fils
De nos cicatrices.

Mais les fils peuvent aussi nous relier, nous sauver :

Encordons-nous
Les uns aux autres
Afin que se dessine
Un petit espace
Où nager
Sera possible.

Si Jacqueline Persini scrute les zones d’ombre derrière les nœuds qui nous enferment, c’est pour révéler ceux qui peuvent nous relier aux autres et au monde.

Vers où aller
Pour être
Être
Parmi les humains ?

Ce recueil explore ce qui constitue l’essence même de la poésie : le mystère, le secret, la magie.

Délacée ta langue
Ne sait pas où elle va
Rebelle au chemin plat.

Rebelle à la banalité, à ce qui est convenu, la langue poétique ne se trouve que hors des sentiers battus :

Trouvera-t-on les mots
Pour traverser la nuit
Des mots
De renoncule âcre
D’angélique sauvage ?

Chantal Dupuy-Dunier

Comme on s’assure du sol, Annie Wallois, éditions Henry, septembre 2022, par Philippe Fumery

Avec le titre qu’elle a choisi pour son recueil, Annie Wallois semble glisser une remarque simple, appropriée pour une démarche quotidienne ; mais ce pourrait être une recommandation pour la marche ou l’escalade, la pose d’un bâti. Un geste plus déterminant, fondateur, une précaution nécessaire et éprouvée par l’expérience. Quand le titre apparaît dans le recueil, il s’insère dans un appel aux autres : Je vous cherche comme on s’assure du sol (24).

Le monde nous est-il devenu si peu sûr ? Dans la première partie, Annie Wallois multiplie les signes de l’inquiétude : nous marchons si serrés (9), notre pas oblique (10). Il s’agit de ne pas trébucher dans le brouhaha (17), la ville n’offre au mieux qu’un trottoir repavé (10). Nous ne sommes plus que des ras de terre (11), qui n’en finissons plus de creuser le bitume (12).

Le besoin se fait sentir de retrouver un peu de sérénité, il nous faut réapprendre la vie, la sensation, comme dans ce matin pris de pluie / Muette (23). Il faut garder les gestes de l’ouverture au monde : On ouvre la fenêtre / Et c’est l’espace qu’on libère (22). La vie ne nous abandonne pas, si nous le désirons vraiment : Les rivières de voix amies / Rappellent le murmure de la vie (28). C’est une question de focale, de démarche : Un moindre monde s’éclaire / D’un petit pas de côté (17).

Le sol est-il cet idéal d’un monde qui se montre accueillant aux arbres et aux fleurs ? Il offre cet humus nourricier, propice à l’enracinement. C’est, nous dit Annie Wallois : La jeunesse de l’humus / Entourant le pied (45), ou encore ce Pied bien pris dans le noble humus (40), comme la recommandation reçue d’une grand-mère qui n’encourage pas les questions. Les bouleaux, en frêle cohorte, malgré la fragilité de l’arbre déhanché (43), se révèlent grandis sur une terre / Ensemencée d’oubli (30). L’enracinement est une force, non pour immobiliser un tronc dans un socle, mais pour conférer une énergie primordiale, il s’agit bien d’un élan enraciné dans l’obscur (61).

Il nous faut sans doute repartir vers l’enfance, à la fois territoire, pour que se rouvrent les granges d’antan / sur des sandales d’enfants (41), mais aussi creuset pour le temps des apprentissages : Le pied haut levé s’abat / Tout premier pas de l’enfant (39). Annie Wallois jette un regard sur les bribes glanées de son enfance, du côté de l’Artois, les champs de blé, les poules et les œufs saisis dans les nids de paille. Dans son territoire elle se sent protégée, à l’image de ce jardin bien planté / Autour de la maison (49). Elle est sensible à ce mouvement, cet « élan enraciné », il est celui du vent buissonnier / Qui nous réenfante (35). Il ne s’agit pas de nostalgie complaisante, mais bien d’une vie qui va puiser à sa source.

C’est dans ce travail des mots qu’une poète trouve le véritable secours. Contre le doute et ses « œillères », il y a le sentier qui dit l’espoir, comme un serpent d’air entre les arbres (63). Le recueil se termine par ces deux vers, à propos du chemin à choisir : Si je ne le trouve pas dans la jungle des mots / Je le lirai peut-être dans le feu continu d’un regard (63). C’est devenu une certitude, l’âge venant : À présent ce sont les mots / Qui se posent sur les sentiers autrefois martelés (52). Toute cette magnifique page 52 expose une manière de credo pour Annie Wallois, qui réalise que c’est à partir de là qu’elle peut connaître les Mots pour tisser / L’enlacement des blés.

Quand elle montre les pas hésitants de l’enfant, son besoin d’assurance entre des bras qui le soutiennent, elle se pose cette question : Doutera-t-il alors / Avoir touché terre ? (39). La poésie d’Annie Wallois n’est pas âpre lorsqu’elle évoque le monde perturbé, elle ne cultive pas le doute, le questionnement. Elle choisit d’en parler sur le registre du tremblement : la ville en déshabillé tremble (15). Ce terme donnait déjà le ton de son précédent recueil [1] : La Terre tremble à bas bruit.

Le recueil compte quatre parties, et propose une progression sensible avec une libre circulation entre les pages. Les poèmes sont composés avec la même latitude entre vers courts ou poèmes plus amples. Cette poésie se pose sur ce « tremblé » du monde qui nous entoure, sensible au territoire de l’enfant « réenfanté », et peut se déployer sur des chemins de vent et d’air, des chemins ouverts. Elle s’y trouve juste, belle et chatoyante.

Il faut donner à nouveau la parole à Annie Wallois, avec les derniers vers de la page 52 :

Aujourd’hui
En appui sur ce plancher stratifié d’années

Au seuil de l’infranchissable commencement
On se réassure.

Philippe Fumery

Ce temps qui ne passe pas, Lancelot Roumier, le Petit Pois, « Prime Abord », 2022, 32 pages, 13,50 €, par Samuel Martin-Boche

À la table du temps

« Le Temps est un grand maigre »
Balzac

Prosaïquement, dire que les heures « ne passent pas » est synonyme d’ennui, de marasme, de stagnation. Tout le contraire, en fait, du livret de Lancelot Roumier ! En effet, si l’on ne compte plus les représentations du Temps à travers l’histoire (allégories, etc.), celle du poète a ceci d’original qu’elle inverse nos perspectives habituelles et fuit toute plainte ou sentiment de nostalgie.
Dans une langue sans « effets » ni artifices, à rebours des généralités, ce recueil replace le sujet dans notre quotidien, presque modestement pourrait-on dire. D’où une proximité avec le lecteur immédiate et sincère.
On convoquera tout d’abord Apollinaire (« Le pont Mirabeau ») avec le motif traditionnel de l’écoulement et du passage : « je regarde le ciel/ les murs passent/ avec les heures » ; « au bord du ruisseau/ nager dans/ le temps des poissons ». Clin d’œil à Bergson, également, dans le traitement psychologique de la durée.
Mais là n’est pas la ligne de force de cet ensemble.
Chaque partie qui le compose incarne un élément naturel (végétal ou liquide), au détour desquelles le temps (sans majuscule) se veut ici le principal destinataire ou le protagoniste en chef, qui accompagne le poète (l’invité, le commensal, voisin ou hôte de marque) :

le temps est parti
juste avant que le soir ne tombe

L’image pourrait sembler a priori farfelue mais se révèle très efficace et nous permet d’amadouer ou d’apprivoiser ce « grand maigre », auprès de qui l’on converse et qu’on quitte pour mieux se donner rendez-vous.
On passe également de l’infiniment petit (une vie d’homme ou d’insecte) à l’infiniment grand (les proportions de l’univers). Si un sentiment d’angoisse naît parfois devant la fragilité ou la brièveté de l’existence :

j’oublie les dates
(…)
parfois ce qui est
dans mes tentatives d’être là

cette impression cède généralement la place à la douceur : « le soir/ tombe/ le foin/ tombe aussi/ le silence des bêtes/ rassure  », comme (dans un autre poème) « me rassurent/ tant d’autres lieux/ où je n’existe pas.  »
Appréhendé sur le mode de l’amitié ou du compagnonnage, le Temps ici personnifié est rendu amène, hospitalier. Ce motif est abordé à hauteur d’homme, par le biais d’une écriture concise et fragmentaire.
On a refermé le livre depuis quelques heures. La bouilloire siffle. Plus tard, on relira ces vers :

le temps ne bouge pas c’est l’heure des fenêtres se lever remettre du café chaud dans le café tiède

L’invité n’est jamais parti longtemps.

Samuel MARTIN-BOCHE


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Notes

[1Versets de la marche, éditions Henry, 2017. Page 41. Ce recueil a obtenu le prix Simone de Carfort.



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