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Mille-feuilles (Juillet 2023)

jeudi 6 juillet 2023, par Cécile Guivarch

Antoine Boisclair, Solastalgie, Editions du Noroît, Montréal, 2019, par Judith Chavanne

Dans son second recueil, Solastalgie, paru en 2029, Antoine Boisclair manifeste la volonté de se confronter à la réalité de l’homme moderne occidental, dont le capitalisme a envahi les différentes dimensions de l’existence : du paysage au comportement au langage. La poésie d’Antoine Boisclair est donc tout sauf une fuite, rien moins qu’une évasion, une tentative au contraire pour embrasser la complexité de notre positionnement dans le monde, nous qui sommes prédateurs et menacés en même temps et qui, malgré les contradictions, n’avons nullement renoncé à trouver « un fil invisible (…) un fin tissu de sens », fût-il « décousu », une vie bonne dans le chaos.
La solastalgie a été définie par Glenn Albrecht comme la « conscience malheureuse » dans un monde où elle peine à trouver sa place, condamnée qu’elle est d’habiter des lieux abîmés et appauvris par l’uniformisation. Anxiété et désenchantement parcourent le recueil d’Antoine Boisclair ; pourtant, le poète ne s’y arrête pas. Il cherche au contraire les moyens d’accepter le monde tel qu’il est, moyennant un renouvellement, une réinvention, même, du regard.
Grâce à un vers long et enveloppant, Antoine Boisclair décrit les « non-lieux communs de notre époque et ses paysages que la modernité a remodelés. Dans le plus préservé apparemment des lieux, dont, selon la formule consacrée des guides touristiques, « le panorama vaut le détour », courent d’immenses lignes à haute tension, comme de « vieilles cicatrices sur la peau des vallées », comme les stigmates de nos sociétés grandes consommatrices d’énergie. Une ferme, pourtant « en retrait de la 440 » et pour ainsi dire du temps, n’en est pas moins épiée par les « investisseurs » semblables à la « buse dont l’œil voit tout », tandis que les fermiers se sont pliés eux-mêmes aux lois du marché et vendent leurs « produits locaux (…) hors de prix ». Difficile, sinon impossible de « faire taire » où que ce soit « la rumeur marchande ».
La mondialisation économique comme le tourisme transforment les lieux en décors et désincarnent nos vies : nous ne sommes plus que des « figurant(s) », « des êtres sans visage accoudés au comptoir » de telle ou telle enseigne internationale et sans âme.
L’économie de surcroît ne s’impose pas seulement à notre environnement mais à toutes les sphères de notre expérience : à l’intimité comme au langage. C’est ce qu’Antoine Boisclair met brillamment en évidence dans un poème au titre éloquent, « Valeurs refuges », qui peut se lire à plusieurs niveaux. A travers la métaphore qui recourt au langage financier et économique, il évoque une expérience en somme spirituelle : celle du travail qui, de l’attention à l’intériorisation des « images » aperçues par le regard vigilant, donnera peut-être lieu à un poème, nourrira du moins le sujet ; mais en mêlant les registres, Antoine Boisclair dénonce sur le mode ironique la manière dont la langue du profit peut réduire et pervertir la plus secrète et la plus désintéressée de nos expériences :

« j’engrange les images avant l’hiver
(…)
Les investissements sont minimes,
(…)
mais les profits à long terme sont garantis.
(…)
Tout ce que mes sens mémorisent,
tout ce qui cristallise à mon insu
m’appartient comme un placement secret,
une valeur refuge incorruptible. »

Comment, alors, ne pas se sentir égaré quand tout en ce monde est susceptible d’être monnayé, comment ne pas se demander « où se cache la vérité » et s’il y en a une ?
Antoine Boisclair pourtant dépasse la dénonciation comme la déploration. Il esquisse des voies pour habiter ce monde comme il va, pour en traverser les aberrations, et dépasser notre jugement spontané. Il suffit d’ailleurs d’une neige pour y adhérer sans réserve :

« Trop plein de beauté dont la vitre éclate.
La neige comme un surcroît de présence
tombe maintenant hors de toute logique marchande. »

Car si chacun peut avoir le sentiment de subir l’évolution du monde, il ou elle peut aussi retrouver l’initiative, et la beauté sera son levier. C’est ce que suggère Antoine Boisclair qui s’essaie, s’efforce de percevoir et recevoir la beauté, qui entreprend de la guetter, la glaner, la traquer, la « braconn (er) » aux endroit même les plus improbables.
Dans cette démarche, il peut s’appuyer sur une attention aiguë à ce qui échappe à toute temporalité, à ce qui reste indifférent ou résiste à la modernité, à la « nature » qui malgré tout persiste dans les villes, tel ce « cri du goéland » qui, « tard en avril, « élargit l’espace » urbain, ainsi « les herbes folles » ou les « pissenlits » qui poussent sur les chantiers et les terrains à l’abandon.
Antoine Boisclair tente également de transformer sa vision du monde au moyen des figures. Ainsi remarque-t-il au centre même de la cité, un « troupeau d’autobus endormis » ; ainsi voit-il « paître la solitude » et « chasse »-t-il « les images rares/ près d’une clôture où « japp(e) l’automne ». Est-il artificiel d’introduire le langage bucolique pour décrire l’espace urbain ? C’est au contraire une réponse de poète à ce qu’Antoine Boisclair semble considérer comme l’une de ses tâches : apprivoiser le monde tel qu’il est, aussi bien parvenir à l’aimer.
De fait, la beauté a « laiss(é) des traces » malgré tout en ce monde abimé, et pas seulement dans les paysages à peu près préservés ; « son corps indéfini/ s’adapt(e) aux milieux les plus hostiles ». Aussi est-il possible au cœur désorganisé des villes, près des usines, dans les banlieues, les terrains désaffectés, de surprendre la « beauté béton ».
Par cette presque paronomase d’une grande efficacité sonore, Antoine Boisclair nous convainc de la possibilité de traverser nos conceptions du beau et du laid et de regarder notre environnement d’un œil étonné, sinon émerveillé :

« apprendre à voir l’autoroute,
sa beauté béton nimbée de rose
vers seize heures en novembre.
Tours, blocs d’ombre et monolithes,
leur silence obstiné entre villes et campagne :
il faut consentir à l’énigme de leur présence… »

Dans cette unité que forme le poème, Antoine Boisclair parvient à encadrer le chaos urbain, à organiser le désordre de nos métropoles et leurs prolongements. Si les lieux n’ont apparemment plus d’esprit, ils en retrouvent un dans le poème à la faveur du regard qui l’a précédé ; celui-ci garde trace, témoignage de notre réalité de vivants, et la sublime de sa quête de sens, quand bien même celle-ci serait déçue.
On lit ainsi les poèmes de ce recueil comme des tableaux appartenant à une sorte de « peinture de paysages » renouvelés au fil des siècles. A défaut d’absolu, Antoine Boisclair nous invite à goûter les « vérité(s) provisoire(s) » que nous offrent malgré tout nos séjours, nos villes et leurs quartiers. Le « lieu habitable » existe bien ici, au sein de ce monde dégradé, très imparfait :

« … on le découvre sous l’appentis.
Il fait entendre le moteur du taille-haie.
et – derrière les portes entrebâillées –
le bruit de la vaisselle qu’on empile,
les bribes de conversations qui sont des morceaux de sens,
des pépites d’or qui brillent dans la nuit. »

En poète, Antoine Boisclair favorise notre réconciliation avec le monde ; il nous aide à voir et à ne pas nous cabrer contre ce que nous qualifierions volontiers et spontanément de laid. Même cerné, « ceinturé » d’autoroutes, même dans l’un de ces « non-lieux communs », un bonheur est possible : « un bonheur de banlieusard », certes, mais « plein d’éternité bourdonnante », susceptible d’ « étancher (…) notre soif d’absolu ». C’est aussi le rôle du poète, dans la confusion et la désorientation, de nous ramener à l’essentiel, quitte à le rapprocher discrètement d’un discours militant. Dans une suite de poème intitulée « Pour gérer la décroissance », Antoine Boisclair nous rappelle qu’il n’est rien de plus précieux ni de plus désirable que la présence, notre présence à l’instant, que favorisent notamment la saison estivale et le temps des vacances :

«  Il n’y avait rien à gagner,
rien à perdre. Tondre la pelouse a été ma seule entreprise
avant d’écouter tomber la pluie sur les toits.
Quelques pas dans la grange humide,
deux ou trois craquements venus du fond de mon enfance
ont suffi pour me rendre heureux. »

Judith Chavanne

ça veut dire quoi partir, François Coudray, Ed. Alcyone, 2022 par Luce Guilbaud

« pour essayer de comprendre ça veut dire quoi
partir
respirer ton absence »

ça veut dire quoi mourir ? plus exactement ça veut dire quoi vivre la mort de l’autre, le frère, le même ? … Eprouver l’absence dans toute sa tension, la recherche des mots pour panser (penser) la déchirure, la perte. Raccorder le présent à cette question de ce qui marque si violemment, si profondément !
En de courts textes très forts, François Coudray affronte la forme du vide, ce qui dessine le corps de l’autre qui a grandi près de lui, en lui, dans le partage des jeux, des activités de la montagne (« courir la roche »), des souvenirs, la joie, l’effort « quand la lumière tremble et la brise descend de la montagne »…
Les poèmes sont une sorte de litanie douloureuse où même respirer seul fait mal quand on a eu l’habitude de respirer ensemble.
Beaucoup de textes commencent par « quoi » en une construction brutale des vers puisque le sens des questions est tellement inconfortable et insupportable. La destruction sémantique cogne contre l’absurdité de cette réalité.

« et quoi l’oubli quand mon corps (n’est plus que
le soleil à travers la vitre sa
chaleur sa douceur) peau à peau s’en va
avec lui »

ou

« quoi ainsi je sers lâche si fort »

Ces textes si émouvants comme un journal de deuil à surmonter sont surtout un chant d’amour à ce frère disparu. IL est loin, il apprend la mort par téléphone, alors « faut-il accepter que tu sois sans lieu ? pour mieux embrasser le corps du monde ». Les réminiscences, les souvenirs fouillent la douleur, lui donnent une forme. François Coudray trouve les mots pour « cela qui restera sans mots ».

« On peut vivre aussi dans la déchirure on peut très bien  »
J’ai envie de dire : vraiment ? Quel courage !
De ce genre de poèmes on dit que c’est un « tombeau » mais le poète, lui, dit : « qu’aucun poème/ pierre mais pas tombeau ». Et maintenant ?

« chanter bancal chanter quand même
sourire à la lumière »

François Coudray, en ces chants d’amour fraternel délivre aussi une belle leçon de : comment « Vivre avec nos morts » (Delphine Horvilleur).

Luce Guilbaud

Il se fait tard, Louis Dubost, Saison sans visage, Tarabuste Editeur, par Luce Guilbaud

S’écouter vieillir. Ecouter cette musique mélancolique dont les sons nouveaux nous appellent à la patience et à la sagesse. Le livre de Louis Dubost Saison sans visage est celui d’un poète et philosophe, lucide, maître de lui, à l’affût de ses émotions, de ses perceptions du temps qui passe, qui a passé, de cette saison de la vie où la pensée est tournée vers la finitude, « le corps tout entier/ comme en embuscade ».
Mais si cette saison n’a pas de visage, comment le poète l’envisage-t-il ?

Ces poèmes sont les mots vrais de ce qu’il sait être la saison dernière, un bilan, sans regrets ni remords. Il accepte la vie et sa fin inéluctable en sage mais pas forcément sans angoisse – « la mort est désormais possible » - On retrouve dans ces textes la désinvolture de l’auteur, l’alibi du sourire avec la peur d’une gravité trop pesante. C’est le philosophe « sagement désespéré » qui s’adresse à lui-même :

« tu écris parce que
bouche cousue
tu as quelque chose
à taire »

L. Dubost écrit avec le vocabulaire du jour sur les questions du soir avec une simplicité travaillée, un devoir d’éclaircie, « un sourire froid/ qui prend acte ». « Veilleur terrible/ dont le regard noir/ braque l’évidence/ sans retour ni recours ». Pourtant ce livre n’est pas noir, « la petite musique/ à peine perceptible » de ces poèmes est autant une leçon de courage que de reconnaissance à la vie, toujours et encore là, derrière la vitre.

Ces poèmes presque économes, de mots et d’images, nous touchent par leur simplicité, leur vérité (recherchée encore). « Plus rien/ à dire » ? Tant que les mots accompagnent le poète, il y aura toujours à dire, à penser, pour accompagner le lecteur, l’ami, même si parfois c’est trop fort, que ça « grince soudain/ une incapacité à dire/ quoi que ce soit »…

« Que le poème/ tienne parole/ jusqu’au bout » nous dit L. Dubost ! Saison sans visage nous ouvre cette saison qui vient où le gris peu à peu s’obscurcit, sans pathos, « en face/ à face avec/ au pire/ la beauté ». Ce qui n’est pas rien tout de même !

Luce Guilbaud

L’autre je de Jean-Pierre Farines, Alcyone, 2022, par Éric Chassefière

C’est d’un étonnement (« Que fait / je / dans ce monde ») que nait la quête de l’autre je, dans l’urgence de n’être que là où l’on est, questionnant seulement car sachant qu’on ne sait rien, et qu’est là, silencieuse, la vraie connaissance. Ce je, c’est celui-là en nous qui est pure présence au monde, celui dont Jean-Pierre Farines cherche en lui la naissance, derrière le bruit de la voix et le martèlement du pas. « Tu parles / et tu n’entends pas / l’autre voix / impatiente d’être / qui te rappelle », ou encore « Mon corps marche / sans moi / et je crois / que je suis », « Tu avances et / tu oublies / la question / qui te précède / et te suit / et s’offre / à chaque pas ». Se placer dans l’état d’écoute, coïncider avec soi-même, avec son silence, s’éveiller dans le soir plutôt que dans le matin, dans l’obscurité à inventer plutôt que dans la lumière donnée : « Invisible / dans le soir s’éveillant / écouter déjà la nuit / marcher sur le silence / présence ». C’est du silence que nous faisons en nous, de la nuit où nous plongeons nos yeux, que naît l’autre je : « qui es-tu / sinon celui qui te cherche / que tu n’écoutes pas », questionne le poète. S’écouter soi-même, vraiment, dans le silence de sa seule présence au monde, faire de l’inconnaissable la connaissance, du rien de l’instant le tout de la vie, n’être que dans le rien pour être soi-même. « Accepter d’être là / et simplement / s’étonner d’être ». Lumière qui ne naît pas de quelque source extérieure à l’être, mais jaillit de l’obscurité elle-même, de la nuit enlaçant la nuit (« Un soleil noir / étreint la nuit d’une silencieuse / ferveur ») :

Jaillie du noir immense
la vie
comme une source
de ténèbres où s’invente
le plus clair des cieux

C’est la beauté divine du vivant, nous confie le poète, qui éclaire l’instant, et donc ce je qui se cache en nous. Ce je caché, il ne s’agit pas seulement de l’imaginer, il faut surtout le voir vraiment, le voir avec ses yeux : « Attentif / à ce rien / je vois / je / finirai-je par naître ». L’idée, partout présente dans ces poèmes, que l’on n’est pas encore né, que l’on n’a pas encore été (« Pourquoi / disparaître encore / avant d’avoir été »), qu’un autre est à naître en nous qui deviendra le vrai nous-même, dans le vrai présent : « Être / cette flamme / jaillie de rien / qui éclaire / le vrai présent ». La vraie sagesse.
La quête est difficile, on se perd entre le faux et le vrai soi, le savoir et le sans savoir : « Perdu loin de toi / perdu entre je / et moi / dans un rêve / un sans savoir / désorienté ». Car il faut rentrer dans la peau de l’étranger, celui qui ne fait que passer, qui ne peut prendre pour maison que l’instant, qui à chaque instant invente son rêve : « Étranger / dormant / à chaque instant / dans un rêve nouveau ». Devenir le nomade de sa vie, le sans lieu ni destination, être capable de s’appréhender dans la fuite des instants : « reprends ton souffle / cet instant / puis l’autre / surprends toi / toi-même / encore en train de fuir » pour précisément s’approprier le rien de chaque instant, cette lumière « déjà loin », dont le poète nous dit qu’« on pourrait l’appeler / nostalgie ». Vivre, peut-être, dans la nostalgie de la lumière faite lumière, être ce passé qui sans cesse s’actualise, renait au présent de l’être. Faire vivre la lumière, la profondeur de la lumière, de seulement l’espérer, devenir vivant à cette lumière, être double, à la fois je et moi :

Aimer ce monde double
où je vois
que je suis

Eric Chassefière

Marie Alloy, Ciel de pierre, Les Lieux-Dits, 2022, par Eric Chassefière

Ciel de pierre est un chant à l’adresse du frère disparu, le frère aimé dont ces pages retracent gestes et pensées de l’entourage qui l’accompagne jusque dans sa dernière demeure. « Une vie s’achève // la nuit a pris ta main / ou peut-être une autre lumière / nous ne chercherons pas à savoir ». L’important est ici la main qui accompagne, cette présence qui se lève et convie au passage, dont on ne sait si elle est nuit ou lumière, secret de l’une ou secret de l’autre. « Nous ne lèverons pas le secret / mais nous lui donnerons à boire ». Comme si une plante, ou un arbre, devait naître de cette disparition, qu’elle était un jardin à patiemment arroser et cultiver : « Au piège de la mort / nous sommes désarmés / mais l’horizon est pur / et rien de l’âme ne chancelle / si le ciel demeure en son jardin », ciel peut-être de cette âme gagnant l’infini, de l’infini refaisant jardin du premier bonheur d’être. La lumière dans ces poèmes est fleur, fleur dont naissent d’autres fleurs : « Nous allumerons pour toi / quelques cierges / nous t’apporterons des fleurs / qui se multiplieront / belles de toute la force vitale de la nature / belles du soleil des terres que tu as aimées ». L’arbre du temps veille, fort de la multiplicité de ses branches, qui est à la fois mouvement d’ensemble de la vie et fragilité de ses plus beaux instants : « Le temps ne s’immobilise pas / le temps est un arbre qui demeure / même amputé d’une branche / oh frère aimé / dans nos vies éphémères / comme dans la grandeur / des plus fragiles instants ». Arbre commencement et fin de lui-même, comme ce fleuve que le disparu doit franchir : « Passage / vers cette autre rive / que nous ignorons tous // passage sans prise / chemin sans rive / fleuve de cendres et de source // à toi qui pars et ne reviendras pas ». Arbre, ciel, jardin : « C’est nous désormais qui sommes / encerclés par ta présence / l’empreinte que tu laisses / est le chemin parcouru / la voie libre ». Car le jardin est en nous, qui ne demande qu’à refleurir : « Entre les mains / cette couleur de terre fatiguée / et le cœur patient qui se demande / suis-je encore amour et brasier / chant de l’eau sur la pierre / pétale de rosier / fécondation du vent ? ». Faire vivre ses morts, en cultiver en soi le jardin, le ciel, la lumière, ouvrir les yeux (ceux des morts qui se sont fermés ?) pour éclairer, « illuminer » ces visages de notre passé, « Passé // qui n’est pas d’ombre / mais de douceur claire », dans ce regard qui est celui de l’amour et de la mémoire partagée. Il y a chez Marie Alloy le désir constant de l’authenticité, des saveurs à éveiller dans la tendre lumière du souvenir, des mots à faire sourire pour que les visages s’éclairent, l’autre nous réponde :

Humbles mots qui ont gardé un goût de grange et d’avoine
Ils sourient incertains dans leur lit d’inquiétudes
Ils rejettent les abstractions recherchent les vergers
les pommes rouges du désir les nids d’ombre
et d’oiseaux le gîte des abeilles les fleurs entrouvertes
et l’onde des berges où remue la lumière

L’autre, ici ce frère aimé, que la poète semble vouloir rejoindre au plein de son absence, au cœur même de l’être qui les lie :

Mais la mort peut-être est cela
cette heure de dénuement
qui force à passer
à travers la flambée du jour
jusqu’à cette place nette
au centre du cœur
à midi tapant

Nous voilà
au bord de toi
la vie en nous
pour habiter ton absence

Car il faut habiter l’absence du disparu, faire croître le jardin, au-delà des mots, peut-être à travers eux, et c’est bien de cette nécessité qu’est né Ciel de pierre, pareil à quelque fleur muette, quelque flamme ancienne que le disparu nous exhorte à maintenir vive pour que la joie d’être ensemble demeure (« Le vrai visage est celui de la joie »). Habiter pour combattre la mort : « Habiter l’absence // refuser ce qui s’éteint / combattre cet effacement / dans le corps même / luttant / dans l’isolement de toute approche / l’impossibilité de la parole / la faible / la résistante ». Combattre non seulement avec son amour, les mots de son amour qui seraient ceux de la poésie, mais aussi avec son corps, peut-être celui de la peintre qu’est Marie Alloy disparaissant en gestes dans sa toile. Habiter la lumière de la toile, comme on habite l’absence du défunt, car peindre, nous suggère la poète, c’est aussi partir : « Il habite la lumière // celui qui peint / comme celui qui part / il entre dans le mouvement limpide / que rien ne sépare / ni l’espace ni le temps / ni le cœur ni l’esprit / ni la semence du geste ». Lumière qui est celle du regard, le peintre qui regarde la toile, la toile qui regarde le peintre, les deux regards indissolublement liés dans l’échange : « Plus tard j’ai compris que c’est la peinture qui nous regarde / et que le regard que nous portons sur elle / n’est rien s’il ne s’échange / avec la dimension intérieure // et ce passé oh mes frères / c’est lui qui nous regarde aussi ». Peut-être, à travers l’acte de peindre, la poète franchit-elle aussi le passage, rejoint-elle le frère aimé. Peindre, comme mourir, n’est-ce pas revenir aux sources : « revenir là où la feuille est tombée / s’est fermée s’est perdue / et lisser le grand lit d’eau des années / Ouvrir de la pointe d’un crayon / un autre monde / Là où chatoient les ombres / rêvent les couleurs // et tout nommer dans sa confiance / cette saison de neiges cette chute de fleurs / l’atelier inondé cette vie aux mains / qui palpitent ces paroles muettes / d’avoir trop pleuré » ? Tout sur ce chemin que la peintre ouvre dans la toile, en résonance avec la disparition de l’être cher, se laisse imprégner par la couleur : « Sur une ligne invisible désormais / nous marchons pour accueillir / un présent qui n’a d’autre épaisseur / que celle de la couleur qui a rejoint l’air / l’eau et la durée impalpable / de l’esprit dans ses ombres ». Peindre, atteindre l’autre rive, chercher réponse du poème, qui est aussi, peut-être, celle du frère disparu :

J’ai peint et brusquement l’eau
la couleur le bruissement des feuillages
l’écorce sanguine le toucher du fleuve
le grain de l’âme l’explosion des limites
la transparence et l’apparition
de l’infini du jour ont conduit mes gestes
vers l’illimité

Ici ce qui précède
comment dire ?
est devant nous

Peindre c’est toujours rejoindre
une autre rive

Le poème y est un paysage
au plus secret
comme une réponse
encore jamais donnée

Fraternité avec ce frère aimé qui, au-delà des liens particuliers, est celle de la lumière, des mots et des couleurs qui disent la vérité d’être et de durer : « ce que tu éprouves tu l’écris / sur la toile avec les couleurs intarissables / de ce qui résiste à l’immuable perte // et tu sais combien la lumière même / est fraternelle ».

Éric Chassefière

49 marches de Paul Sanda, Alcyone, 2022, par Éric Chassefière

Il y a ce vent qui tourmente l’automne, l’enchainement silencieux au père, le besoin de se libérer de quelque chose qu’on ne peut pas nommer, l’énigme dont on se saisit pour advenir, différemment, par un autre chemin : « comment pourrais-je / un jour créer depuis le fond de moi ? », ce besoin d’écrire d’une main neuve, loin du ressassement des silences anciens. Cela qu’au-dessus de l’automne, Paul Sanda, dans la quête de sa vérité propre, a placé cette « aspiration, en réciprocité : le poème, / épicurien, sensuel, sexuel, dans l’arête / directe, précise – complimenteur, / de ce fastueux ravissement ». Poème dont le vent seul venu de la mer est au fond des yeux capable de sécher l’encre, poème, peut-être, dont l’inscription durable au parchemin de l’être nait de la confrontation avec les éléments. Poème de l’énigme patiemment disséquée, de l’élévation conjointe « en un vertigineux abime », poème-labyrinthe de ces 49 marches que le poète nous convie à gravir à ses côtés, dans sa ville de Cordes sur Ciel, vers quelque chose comme la vie, vie « comme aucune vie », vie de l’exaltation de l’aurore et de l’embrasement des sens, porteuse de la faute comme de la rédemption. Création sans fin de la mort que cette étreinte charnelle de l’homme et de la femme dévorés de pulsion érotique : « Il y a assez d’obstination en nous / pour que l’abri de notre sépulcre / accepte de se creuser de lui-même ». Et le poète de dire le corps aveugle dans le déchainement du désir : « & tes yeux, contre la ténacité de l’inspir / - dans la dispersion de la folie / charnelle – contre ma myopie, / & contre ta cécité » et cet avenir rejeté « entre les doutes & l’enfer », car jamais rien n’est éternel. Splendeur, nous dit le poète, de « ce qui de la peine crée la vie, / ce qui de la douleur crée l’impensable / ce qui du cercle éternel crée / un temps suspect, décroché… », signe peut-être que « le fil est cassé, / le fil de la connexion à l’âme / à notre Dieu lui-même ». Splendeur générant sa propre défaillance. « Il n’y avait plus de possibilité d’être vrais, / ni le jour ni la nuit sous les décombres », celles qu’a provoqué l’ébranlement par le péché, la soumission à un désir qui ne s’apaise que de s’accomplir. Erreurs mesurées, longtemps répétées, sans que se dessine l’échappée. Puis, l’amour enfin réalisé, le repentir :

Depuis l’éden, notre dernier pôle
d’ombre s’ouvrait (dans la foi, dans
l’évocation voulue comme remède) ;
Dieu nous savait dans l’ambiguïté,
comme des cadavres si prévisibles :
errants, & selon ce qui ne sera pas ;

enfin nous nous aimions – enfin
(autour de ce puits-là) & je trouvai
la force d’épeler la dissolution, si
complexe, de la faute – dans la
contrition

« Dormir, appuyés (si réservés / étions-nous depuis l’enfance) / dans les escarres de nos solitudes / - le poème sera notre dernier repas, / dans l’ascèse, ou dans la cruauté ». Poème, peut-être, d’une théologie de la chair, pour reprendre les mots de Serge Pey dans sa préface. Cruauté, probablement, du renoncement à la jouissance, car « notre étreinte pleure, sur ce verbe-là / sur ce qui venait expirer entre nos mains » et, poursuit le poète : « le réel du monde me semble étendu / devant moi, comme un jardin mort ». Le réel, peut-être, comme bonheur à la source de l’extase, impliquant un don total de soi. L’emmurement du cœur dans l’union des corps : la fracture, le deuil (« ma vraie nécessité »), cette autre, mutique, qu’on ne peut vraiment atteindre dans l’embrasement : « Ne pas pleurer, ne pas ressentir, ne pas vouloir – la désolation / est bien trop forte (les mots ?) ». Peut-être alors la mémoire, la douceur des mots là où la joute se tait, les secrets échangés, l’alliance légère (du corps et de l’esprit ?), « la danse au profond des choses vitales », quelque chose qui dans l’apaisement passe de vie à vie, de corps à corps. « Compassion pour le corps ». Le poète, dans le même temps astronome et marbrier, ouvre l’univers avec la tombe, la pensée avec le corps, dans son amour il se défait de tout. Inconcevable temps de l’amour. « Nos infractions physiques (lascives) / nous faisaient nommer pécheurs / (porteurs de croix impénitents) - / mais nous n’oubliions pas que notre / sang pouvait se joindre à la volupté ». Et ce partage par le sang, n’est-il pas révélation qui s’incarne, fruit de la liberté souveraine de celui qui « se décide au sexe, dans la / foi, pour ceux qui savent entendre » ? Entendre Dieu, entendre l’autre à travers Dieu. Corps en miroir, ou comme s’unissent deux flux de vie : « ce qui était nécessaire en toi, c’était / notre reflet, c’est la seule souveraineté / que j’ai pu admettre jusqu’à présent ». Exaltation d’abord, chez Paul Sanda, de la liberté, cette « part de force » en nous de « la pierre la plus dure – ou bien rien », celle qui nous fait rechercher la pulsion qui élève, loin de toute certitude et tout jugement. Mais il y a la ruine progressive de la chair, ce long crépuscule d’un déchirement désynchronisé entre les corps, la terrible nostalgie étreignant le poète dans sa chair à l’égal de la fusion passée : « tu sais ma lassitude devant la quête : / & que te retrouver si densément va / rester définitivement incertain ». La réparation du corps, l’éternel retour, sont-ils encore possibles ?
Le poète confie avoir voulu renoncer, dans le silence, en une « cérémonie de consolation (sans aucune / erreur, sans aucune faute) », guérir et s’endormir, pour au réveil entrevoir un futur. « Pour des chants nouveaux, il faut toujours / une harpe nouvelle ( ce qui se détache alors / c’est la force vitale – allégorique / & sanglante) ». Mort et résurrection :

Tout se brise, & tout s’assemble à nouveau :
l’amour éternellement se bâtit (c’est le
même édifice en des corps différents)…

Tout se sépare, se mêle à nouveau, un
ressac, un rythme, une succession qui
s’imprime & dépasse l’entendement

& puis dans le soleil je me coucherai,
pour assumer notre éternité

« Mourir en un instant », tel est l’elliptique sous-titre de l’ultime poème, celui qu’on prononce à la quarante-neuvième marche, texte sacré en main : « notre déluge / ou bien mourir en un / instant ; la morsure de notre fusion si / extravagante : & puis (évidemment) / retrouver ton âme au-delà, / dans l’intervalle  ». Dernier poème, peut-être, avant la croix. Poème pour le partage du pain et l’apaisement. Liberté d’être ensemble qui s’accomplit en acte, car il n’existe pas de vérité intangible. Seulement le partage, le pain du poème.

Eric Chassefière

Béatrice Marchal, L’ombre pour berceau, Al Manar, 2020, par Eric Chassefière

Ce recueil est né du tissage intime de deux lumières, l’une qui est celle du bleu que la peintre Caroline François-Rubino fait vibrer de la couleur profonde des sous-bois et des chemins, toutes en ailes et balancements de ciel, l’autre qui est celle née de l’ombre, du berceau de l’ombre, dont la poète Béatrice Marchal se fait à travers la fenêtre du souvenir un guide vers le jardin enfoui de son enfance. Le bleu partout éclate en mille nuances, se resserre en mille confluences, à mi-chemin quelquefois du végétal et du minéral : l’entrée d’une grotte au sombre du feuillage, l’éclatement de la pluie ou de la lumière, on ne sait, feuilles ou ailes dispersées par le vent, oiseau de neige se dessinant dans un sous-bois, empilements plans sur plans d’arbres et de haies fleuries, cascade dans un brouillard de branches, duo de fines tiges aux bulbes légers de pétales, arbres qui paraissent se dessiner sur des falaises, on ne sait, du clair, du sombre, lequel dessine l’autre, si c’est neige sur nuit, ou nuit sur neige, que brille la forêt. Couleur vraie, d’une forêt, d’une vie, qui nait précisément du patient métissage de couleurs diverses, que leur juxtaposition, plutôt que de les brouiller, accorde en une unique profondeur de vie : « [la couleur] qui domine dans un tableau / coexiste avec d’autres tons, / du blanc au noir, d’intensités multiples, / elle risque le mélange, elles les intègre, / les ordonne pour un effet plus profond plus intense, // ainsi se révèle la couleur d’une vie / quand ce qui menaçait de la brouiller, / une fois reconnu, fait d’elle un camaïeu ». Et c’est bien de la diversité des bleus de la peintre que nait l’unité de ce recueil, de ces poèmes venus prendre vie et couleur aux jardins de la mémoire de la poète : « dans la campagne blanchie par le givre / on se rappellera / sans savoir pourquoi la forêt / par une nuit de grand vent la houle des arbres / et l’eau de l’étang qui brasillait sous la lune ». Les souvenirs s’enchainent, ceux de la petite enfance, avec ses joies et ses peurs, ceux de la jeunesse et de l’espoir de l’amour vrai, de la nuit qui n’ouvre que sur le jour : « chaque soir revenait le même espoir d’entrer / dans le jardin, d’aller / plus loin sans que la porte / s’ouvre sur le sommeil / la nuit », de la difficulté aussi à se résoudre à l’avancée : « Sur une prairie d’herbes tendres / quelqu’un était entré / par effraction, ce fut en permanence / le crépuscule, terre vaine / en dormance où l’oubli / ne laissa rien survivre que l’attente ». Cette forêt d’arbres et de bleus de l’ici réinventé, la poète nous dit que c’est elle qui tient ensemble l’infini, comme si le lointain prenait racine dans le proche : « Les sapins entaillent le ciel à l’horizon / des mille minuscules pointes de leur cime, // peut-être aspirent-ils à se coudre à / cet infini que leur ligne crantée/ empêche de s’effilocher, // chers sapins, qui prenez soin même de / l’inépuisable ».

Et il y a bien en effet l’idée d’une fusion avec le monde par l’opération de tous les sens : « penchée sur [les fleurs de l’azalée], me voilà soudain plongée, / par cette humble tâche, dans une matière / prodigieusement tendre fraîche délicate, / j’en éprouve la texture jusqu’à me fondre en elle », ou encore : « regarde / écoute / respire / accueille sur ta peau la caresse du monde / laisse entrer en toi la force initiale / qui ne fut pas ton lot, la joie qui t’a manqué, // et sans plus de regret ni calcul, donne-les », une communion dont on comprend qu’elle est tardive et que l’offrande en remerciement s’en fait d’autant plus pressante. L’omniprésence du blanc dans les aquarelles, dont les accumulations et les stratifications évoquent des feuillages maculés de neige, se fait pour la poète traduction de l’engourdissement de la vie : « obsession de la neige / dont les mille flocons ont ici la pâleur / d’une vie uniforme, engourdie d’habitude, / qui ne sait même plus ce qui bouge au-dedans ». Mais peut-être est-ce la fin de l’hiver, neige et glace fondent, une trouée se dessine vers la lumière : « La glace aura fondu, // d’entre les blocs où le gel avait enserré / le bleu translucide des mots / viendra l’appel // à qui osera gravir leur empilement / aux arêtes tranchantes, / pénétrer à l’intérieur de la bouche noire, / s’ouvrira un passage dans la roche // jusqu’à la trouée lumineuse au fond / où se profile une clairière », cette lumière dont la poète nous confie, « précieuse » comme elle est, qu’elle « a l’ombre pour berceau ». Un passage s’ouvre :

Que s’ouvre au travers des forêts
un passage jusqu’à l’orbe voilé,

qu’il diffracte ses rayons où voltigent
de transparents moucherons dans l’or automnal,

qu’il en coule au centre de la clairière
une lumière tamisée par le grand pin

avec nos cœurs dans l’ombre
vivante, brûlants attentifs.

Lumière et feu embrasent l’être. La forêt prend visage, cette lumière de l’échappée, la poète en compare le dessin dans le feuillage à celui d’un sourire : « la lumière à travers les feuillages / son reflet dans l’étang / découvrent un sourire – un pur sourire // visage de la forêt, visage espéré ». Il n’y a plus d’avant et plus d’après, le cours du temps se fait libre, chaque instant est temps : « L’oiseau, l’arbre, la fleur sont-ils jamais / en retard ? Ils adviennent, / conformes ou non aux prévisions, tout entiers donnés, / ils sont là, et peu importe pour qui entend / l’oiseau, embrasse l’arbre, voit la fleur, / à quel moment ». Cette forêt où la poète vient rêver sa vie, elle est son jardin d’Éden, où retrouver joie et innocence de l’enfance, un jardin où vivre « au rythme de ses pensées », « un jardin où le temps coulerait à sa guise / pour le voyageur enfin délivré / du désir d’ailleurs, un lieu paisible, accueillant / où il ferait bon vivre / seul ou en compagnie d’êtres selon son cœur ».

Comme un château en ruine envahi par les herbes
où l’on flâne au premier soleil parmi les chants d’oiseaux
en quêtant, sans regret des traces d’une histoire
oubliée, d’inexplicables signes de joie

- ce qui reste à vivre quand il se fait très tard.

Rejoindre, donc, « l’avenir gros de rêves incertains / et le présent plus riche encore de possibles » dont l’enfant tant se réjouissait à l’approche des étés, repeindre de ces bleus légers toute une vie d’attente et d’espérance, chercher l’ombre pour trouver la lumière. Un recueil à la sincérité touchante, dont chaque poème frémit comme un feuillage dans un vent imperceptible.

Éric Chassefière

Saison sans visage, Louis Dubost, Tarabuste éditeur, par Roland Nadaus

Un grand de ceux qu’on nomme "petits éditeurs » : Louis Dubost, à qui la Poésie et les poètes contemporains doivent beaucoup. Ainsi que leurs lecteurs.
Mais Louis Dubost est d’abord lui-même poète : accepter de parfois sacrifier son œuvre pour servir celle des autres, quel nom donnez-vous à cela ?
Il fut aussi professeur de philosophie : il demeure philosophe. La politique a donné des mains à ses mots, bien qu’il ne soit pas, au sens ancien, « un poète engagé ». N’empêche : Poésie, Philosophie, Politique : ces trois P sont au cœur de l’œuvre et de la vie de Louis Dubost.
Il publie aujourd’hui, aux éditions bien nommées « TARABUSTE », un recueil titré SAISON SANS VISAGE . Et ça le tarabuste d’être en âge de mourir plus probablement qu’il y a septante ans : ça le tarabuste, mais ça ne l’inquiète pas. Cette saison qu’il vit, que nous sommes plusieurs à vivre, elle est pour lui « sans visage ». Mais il nous livre ici néanmoins une sorte de « Directives anticipées » tout en restant dans la discrétion ontologique qui est un de ses caractères.
« On ne sait pas quoi répondre » écrit le poète-philosophe : à ce niveau de clarté, d’humilité sans gnian-gnian, oui poésie et philosophie sont sœurs jumelles. Et accessibles toutes deux, oui : accessibles sans qu’on ait lu Hegel ni même Rimbaud !
Louis Dubost nous parle de notre « chaotidien ». Louis le jardinier « pour de vrai ». Louis le poète « pour toujours ». Louis le semeur, le planteur qui a des mains et des mots. Et qui l’a prouvé une vie entière : une entière vie.
La mort rôde depuis la naissance. Entre les deux : la Vie ! uniquement si belle et encore plus unique quand elle est partagée. Louis Dubost a les mots pour DIRE cela, l’ECRIRE sur du papier : preuve que tout ne s’est pas perdu dans le virtuel.
Alors : le LIRE. Noter, souligner. Y revenir : ah je n’avais pas senti/compris ça sur le coup !
Mais du coup : l’angoissant et cependant affectueux miroir de nous-même en les poèmes de Louis. Chrétiens, athées, agnostiques et compagnies. Mais à chacun l’heure viendra. Vient peut-être déjà. Pour Louis Dubost, son recueil se termine (???) ainsi :
"maintenant
j’attends"
…... Sans visage , puisque

Roland Nadaus

Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe, Déborah Heissler, Cheyne, Collection grise, par Héloïse Rocquencourt

Face à la poésie de Boris Pasternak, Marina Tsvetaïeva pose la question de savoir “qui écrit qui” entre le poète et la nature : “La réponse est dans la transparence, dans la perméabilité. Il se laisse à tel point transpercer par la feuille, par le rayon, qu’il cesse d’être lui pour devenir la feuille, le rayon.” [1] Y a-t-il de cela dans la poésie de Déborah Heissler ? Nous pouvons le penser.

Dans ce recueil, l6a poétesse se fait presque absente, ou du moins discrète, observatrice de la nature, de son jardin et de ce “tu” à qui parfois elle s’adresse, le recueil prenant alors l’allure d’une lettre. C’est une écriture en “fragments de rêves”, délicate et feutrée, avec tout son herbier et sa variété d’arbres. Avec ses oiseaux et leurs chants. Avec tout son parfum de pluie.

“Il vient de pleuvoir abondamment, pendant quelques minutes. Les oiseaux ont perdu leur forme après avoir perdu leurs couleurs. Ce qui se passe ensuite m’échappe presque entièrement.” [2]

Sous le sceau de quatre mots japonais, comme quatre talismans, Déborah Heissler nous offre quatre “séquences”, quatre ensembles de tableaux des plus sensitifs, ciselés dans la délicatesse. En quelques phrases, le livre disparaît derrière des images qui animent tous nos sens, et, avec la poétesse, on se souvient ! On redécouvre des sensations de l’enfance, de douce étrangeté, cette sourde inquiétude que l’on peut ressentir face à la nature, mais aussi notre tendre émerveillement pour celle-ci, et la consolation qu’elle nous offre.

“Je me souviens le bleu des nues d’orage et celui de la source, le bleu de la sauge fait pour être froissé dans la main. L’abandon, le don, cela seul. Les derniers arbres fleuris dans les jardins. La pluie de juin qui tombe comme un chuchotement, universel, sur un chemin d’herbe et de violettes mêlées – et la fraîcheur du soir qui vous saisit.” [3]

Le chuchotement universel de la pluie. Universel, oui, c’est bien le mot qui nous vient face à la transmission si pure et humble qu’est cette poésie faite de sensations, d’atmosphères et de crépuscules. L’heure bleue, semble-t-il, où la nature nous inspire le mieux cet état poétique. On cède avec plaisir à cette invitation à se perdre entre les arbres, pister les fleurs à leur parfum, et reconnaître en chaque chant d’oiseau un souvenir familier.

“Rappelle-toi le rouge-gorge cerné par la neige, dans le feuillage d’une yeuse, presque noir. Corps sans poids, les couples de papillons au printemps volant de plus en plus haut. Rappelle-toi le retour des martinets, là où ils ornent, en buissons de plumes noires, les ruines sombres de chênes brûlés par l’incendie.” [4]

Héloïse Rocquencourt

Jusqu’au cœur, Alain Brissiaud, Les Hommes sans Epaules éditions, par Stéphane Bernard

UN CORPS DE POÉSIE

Il y a des poésies que l’on croit hermétiques et qui en fait finissent par nous amener au constat que c’est nous qui sommes fermé. Et il n’y a pas toujours de mal à ça. Les antennes... Encore les antennes... Si on peut être fier d’en avoir développées certaines, doit-on ressentir une gêne de n’avoir pas pu pousser à éclater les bourgeons des autres ?

Eh bien, quand on m’a proposé d’écrire quelque chose sur les livres de deux auteurs, j’ai tout de suite eu mes accès au premier. Et rien n’y a fait pour le second. Et je ne peux même pas dire que ce sont celles de mes antennes qui sont le moins déployées qui en sont responsables. Peut-être n’est-ce pas un bon livre. Peut-être que je n’ai pas su voir que c’était un bon livre. Je n’y ai rien trouvé.

Cela semble un manque de chance, plus que de talent ou de travail, mais il arrive que dans un livre nous ne trouvions rien. Toutefois ce rien n’est jamais tout à fait rien. Parce que parmi ce rien, sur le chemin parcouru à travers ce rien, au bout du compte il y a soi. Et même pas rarement. Immanquablement. C’est inéluctable. Implacable.

Si l’on s’écoute, soi, sur ce chemin de rien, l’on se trouve. Sûrement parce que l’on est soi-même aussi toujours constitué de ce rien. Pris entre les deux mâchoires de l’existence : l’une, cette gravité qui nous comprime et forme et tient ; et l’autre, plus nucléique, avec son lot de questions invincibles. Néanmoins c’est ce rien qui nous laisse l’espace où articuler en nous ce qui n’est pas rien, ce qui est ou semble tout.

Alors parfois on peut lire un livre où l’on ne trouvera rien, que des questions, comme : Pourquoi un tel livre a-t-il été écrit ? Des questions qui nous articulent, nous meuvent, nous déplacent en d’autres points de nous-même. Et ce sont en ces points que nous découvrons que nos animadversions ont une vocation tout aussi analeptique que nos penchants. Seulement ces éléments de force regagnés n’intéressent ici que moi. Je ne parlerai donc que d’un seul livre.

Un livre où l’on ne trouve rien, ce n’est en aucun cas la situation de ce livre d’Alain Brissiaud : Jusqu’au cœur. Je ne relèverai pas, non, qu’après une vie consacrée à l’œuvre des autres l’auteur ait attendu un âge avancé pour nous soumettre ses poèmes — qui atteignent ainsi une forme et une énergie intime nées déjà au bout de leur maturation. Et comment pourrait-on s’empêcher de penser que cette condition, associant une gestation infiniment tenace à sa très tardive présentation au gros d’entre nous, figure ce qu’il y a de plus estimable dans le commerce de la poésie ?

Il y a des textes qui nous semblent fermés de prime abord mais dont on reconnaît plus tard que ce n’est qu’en raison d’un manque de ce culot que nécessite toujours un peu l’accès à une voix neuve. On se rend compte après avoir maintes fois fait le tour de la propriété, arpenté le terrain, collé le front à la vitre de chaque poème, que la porte d’entrée était sous nos yeux. Sous nos yeux, mais plus humbles que nos yeux. Il fallait simplement tendre la main vers cette porte discrète, invisible, d’une pudeur qui nous la rendait presque passivement hostile — par manque d’exercice. Une porte transparente mais que le bout des doigts peut aisément toucher et dont le simple contact suffit à l’ouvrir. Ce Paul par exemple ne nous est pas inconnu :

Paul
j’aborde ta contrée d’innocence
par le versant
où la pierre use mon pas

tu es dessous
dans les eaux souterraines
cherchant la lumière
une branche brisée
ne peut
t’en détourner

Quelques matins, sur ma route, il m’est arrivé d’avoir une pensée pour la poésie d’Alain Brissiaud. Et souvent cette pensée se liait au mot fidélité. Le mot fidélité joint à d’autres. Mais celui-là toujours présent. Présent à cheval sur tous les sentiments, toutes les sensations. Fidèles sensations sentimentales. Fidèles sentiments sensuels, sensitifs. Cette voix qui s’y adonne n’a pas quitté la terre de tous les hommes. Elle y a tiré un trait — comme un éclair solide et qui brûle et enlumine ce chemin — entre l’homme et l’esprit de l’homme, entre l’esprit de l’homme et l’amour, entre l’amour et la terre, entre la terre et l’homme. C’est une voix de la nature de l’homme. Elle va aussi loin de celui par qui elle porte qu’elle est proche de celui qui l’accueille et porte.

L’on perçoit dans cette poésie comme une manière de séparation et qui serait tout à la fois fusionnelle — d’avec l’autre, d’avec la nature, le temps, etc. Et d’avec toutes les facettes de soi. Une rupture si vive qu’elle refond aussitôt ensemble, et plus durablement, tout ce qu’elle rompt — créant simplement l’énergie brève que nécessite ce soubresaut de lumière qui chaque fois imprime plus en nous l’objet pudique du poème.

Ces remuements de sentiments à l’orée du secret, frontaliers de l’inavouable, galets légers polis doucement par l’eau d’une observation et le temps. Petites choses décisives libérées des chemins durs qui nous y conduisent. Les essences seules, émancipées, se contactent, et de leur parfum général émane tout le sens.

Avec une ouverture du sens dans assez de directions qu’accroché à une vue aussitôt elle cède et fait nous suspendre à une suivante, plus basse ou plus haute, plus enfouie ou périphérique.

Certaines strophes sont bues d’un trait jeté droit au cœur, quand d’autres demandent qu’on les gardent en bouche ou sous la langue.

Ce n’est pas un rythme qui produit l’effet. C’est une fréquence qui l’émet. Une fréquence dans le cœur, dans le sang. L’esprit vient après. S’il vient. Il n’est pas ici une astreinte. Il peut être dans sa vacance. L’on s’adresse souvent ici à toute l’intelligence de tout le reste dans l’homme. Cela suffit. Cela épuise et repose. Et germe. Et lève.

C’est
la même parole
du même poids
même
impossible parole
qui vit de moi

Comme l’écrit Auster de celle de Dupin, on pourrait également dire de la poésie de Brissiaud qu’elle « exige de nous moins une lecture qu’une absorption ». Elle qui passe par le cœur, le sang, qui leur parle bien avant l’esprit. Elle conjure la vie et le reste — tout son dépôt — de tout ce qui la fait qui nous reprend par les frontières qui nous unissent à la terre, à l’eau, au songe, à la lumière, à la chair.

Lire Alain Brissiaud c’est s’introduire dans un corps de poésie. Un corps où se sont fichées toutes les flèches d’aucun sentiment oublié.

Il est entendu que notre interprétation d’une voix peut nous faire basculer dans une zone que son auteur lui-même trouverait insolite ou idiote — ce qui lui ferait une joie ou lui signifierait un échec. L’auteur, pas plus que le lecteur, n’ont précisément idée de ce que l’un fait dans l’autre, ou pour l’autre. Seulement la poésie est une magie à qui la manipule bien. Ponctuation, diction — même interne —, champ lexical, structure, thème-prétexte sont autant d’outils imparfaitement saisissables mais qui sollicitent leur conversion en gestes bien tangibles débouchant à un rituel — même bref, même dérisoire. Ce rituel pourtant fondamental, quoique presque toujours subconsciemment commandité.

Je tremble quand tu poses tes yeux
sur chacun de mes mots
et fouilles
et cherches
le signe enseveli
qui serait le dernier souffle

arraché

Stéphane Bernard

Battre le corps, Dominique Boudou, Le Nouvel Athanor , par Stéphane Bernard

MOUVEMENT PAR LA FAIM

Quand j’ôte le bouchon, l’odeur d’encre fraîche
descend dans mon ventre affamé
et me rend triste

Takuboku

« J’aurais aimé pouvoir manger à sa place et que ce soit elle qui reçoive la nourriture » nous confie Richard Brautigan dans son Journal japonais à propos de son amie Kazuko hospitalisée. Il ne serait pas si fantaisiste d’imaginer que c’est un sentiment similaire qui a poussé Dominique Boudou à rédiger ce déroutant journal de bord de ses visites à sa compagne très affaiblie par un carême destructeur. Journal-poème à vif et frugal. Reflet peut-être là du régime que s’impose la femme du notateur-spectateur impuissant. Et par cette économie du langage, instinctivement l’ego aussi est mis à la diète. Celle-ci propice. Pour laisser temps et espace où écouter et entendre ce si peu que dit l’autre — dans la singularité d’un geste, un simple regard, un mot gracile.*

Et ce qui dicte ici à la main est un amour attentif, l’amant courbé sur la femme. Mais sans rompre, car il faut pouvoir tenir. Pour porter. Et se courbant l’amant se creuse : paume, vasque où l’aimée pourra, qui sait, se ressaisir, ou ressaisir le reflet de sa propre image absentée, détruite. Ce désir de transfuser à bas bruit sa volonté en elle. Geste avéré de l’amour. De l’amour qui parfois vaut conjuration.

Et c’est, de temps en temps, une des raisons pourquoi le poète ose la parole. Comme ici. Afin de parler « pour ». Pas « à destination de » mais « à la place de ». Deleuze dit ça. Celui qui ne peut pas ou ne peut plus émettre de parole, de par sa condition ou les circonstances, trouve alors quelque fois dans une autre voix son émetteur.

Seulement ce livre-ci, ce livre tendu — tellement volontaire —, c’est davantage. Battre le corps est moins un livre de poèmes qu’un test du miroir.

Et d’un insigne tact.

Mais avec un miroir brisé. Fait d’une mosaïque de tessons de langage. Tessons laissés là sur le chemin qui va de l’amant déconcerté à la femme chérie, et retour. Et c’est un chemin dur. Pour qui le terrasse ou qui le parcourt. Les tessons coupent et ce sont des flashs sévères, cuisants ou glacés, qui par à-coups éclairent. L’auteur d’abord. Puis le lecteur. L’un l’autre y « paissent des débris de miroirs ».

Cinq ou six vers tombés par hasard sous mes yeux auront suffi à imprimer en moi un grand désir de me procurer ce livre. Dès les premiers mots on est saisi. Ses pages produisent un effet équivalent à celui qui est rapporté par l’auteur lui-même dans un précédent ouvrage (Quand ta mère te tue), où il liait déjà l’image de la faim à la froideur du pire de l’hôpital :

J’ouvre la porte du frigo et sa lumière de morgue me saute dessus.

Dominique Boudou, dans un répertoire proche de ceux d’un Giovannoni, d’un Rahmy, d’un Metz ou d’un Takuboku (dans ce qu’ils auront signalé de plus urgent et tripal) mais à la tessiture bien personnelle, comme eux met en flacon un cri sobre. Et comme on parle d’écriture blanche : un cri blanc.

Mais ici ce blanc est d’un blanc « cassé ». De celui des draps usés — lavés et relavés en famille — et du linge de table austère reçu en hoirie : legs empesé de mots durs et de silences calcifiés. Empesé de toute l’histoire de l’être cher pudiquement encodée.

Aussi le corps qui se détruit est la biographie qui s’écrit. Chaque bouchée refusée est un oui à la question du mal.

Dans son saisissant Mouvement par la fin Philippe Rahmy donne peut-être une clé à cet engrenage funeste :

J’aime le mal pour ce qu’il m’ôte d’irréalité. Le mal est toujours vrai, la régularité avec laquelle il frappe disperse l’incertitude de vivre.

La souffrance donne un autre corps. Remplace dans le corps ce qui s’en absentant la génère.

Le balancier d’un régime naturel n’en équilibre plus les fonctions. Un chaos lent s’est installé. Le passé a creusé, a prélevé, a taillé. Le corps est anguleux. Et les angles du corps accrochent les souvenirs qui en sont les géomètres : ces « mains lourdes » qui les ont formés — avec leur calcul mauvais, la nuisibilité de leur dessein qui s’inscrivent au charbon sur la transparence de la peau.

Les mots sont maigres
et la page très blanche.

C’est le corps et
la peau de l’aimée

via les yeux de l’amant.
Via son regard aigu

sur quoi
se tend son poème
.**

Chaque poème ici est une esquisse de l’aimée, mais qui suffit : davantage en blesserait le portrait. Et chaque esquisse, sur vélin très fin, se superpose à la précédente. Et à la fin « remonte » la chair, le visage. Corps et visage dont la « reprise » est attendue sous cette serre du livre. Et dans les interstices des silences la lumière qui prend tout, où tout « prend », dans cette attente est prière.

Le mot faim, omniprésent, lui aussi est prière. Mais une à nul père, à nulle mère. Une prière à l’appétit du gouffre en soi. A son éveil.

Battre le corps est un journal de bord. Oui. De bord du gouffre. Du gouffre de l’autre. Du gouffre entre soi et l’autre. L’autre qui entre toujours un peu en nous à mesure qu’on y a un peu pénétré.

L’autre en nous, air de gouffre, petite musique. Petite musique de sons de machines médicales et des pulsations d’un cœur qui bat au rythme d’un autre. Petite musique concrète d’amour malade.

Et les heures s’y égrènent dans une autre temporalité. Les « boudins » de la pendule montent, descendent au rythme des soins et de la relève. Mais il y a une fenêtre. Toujours au moins une fenêtre, seul théâtre où se joue une réalité qui semble désormais factice.

Ce matin, j’ai essayé de chercher dans le ciel voilé des aquarelles de Turner ou de Constable. Il y en avait parfois.

C’est ce que note Hervé Guibert dans son Journal d’hospitalisation.

Dominique Boudou, lui, voit même dans l’oiseau venu un peu au carreau un reflet volatile de l’aimée :

Tu lui parles de l’oiseau
Et c’est lui qui sourit sur ton visage

Un appétit d’oiseau... Alors juste un oiseau, un bout de ciel :

Un ciel trop vaste
Et tu trembles

Ce poème pluriel n’a pas une nécessité. Il est au-delà de la nécessité. Il est l’évidence. Il est amour. Amour de l’autre prescrit en complément chez l’autre de la perte (ou de l’absence) de l’amour de soi. Greffe de tendresse prodiguée au corps émacié qui dilapide la pudeur de sa chair.

Dominique Boudou est le scribe d’une souffrance tue, d’un cri disparu avec la faim.

Au cours de ma lecture d’autres voix ont posé un menton discret sur mon épaule. Par exemple celle de Sumitaku Kenshin, poète qui n’aura pas non plus été sans acuité face à la maladie (ici la sienne) et dans ce registre du paysage clinique :

Ôtant la coquille                    Mon visage déformé —       Suspendu dans la nuit
de l’œuf dur —                        je le puise                               la poche de perfusion
mes doigts de malade         dans la cuvette                      la lune blanche

Les livres de ces auteurs — Kenshin, Rahmy, Boudou, Metz… — ont en commun de donner le sentiment d’avoir été davantage expirés qu’écrits. Ce n’est plus l’eau qui goutte dans la clepsydre, c’est le souffle. Encore que souffle macéré, oui, peut-être. Cependant souffle lavé, tendu, et séché au blanc de la page.

Un aveu consterné conclut parfois la note-poème devant tous les stratagèmes, inconscients ou non, employés par l’aimée pour ne pas « prendre » le fruit en elle. Comme évoquer en larmes des peines similaires à la sienne ; l’intrusion du rire ; le récit d’un mauvais rêve.

Et nous saisit, nous travaille au corps, running gag déchirant — qui en dit long — le feuilleton, le roman noir d’une pomme, dont on suit toutes les stations, de son entrée en scène jusqu’à sa complète oxydation.

On connaît les leçons de ténèbres. Ces pages-ci sont des leçons de lumière d’hôpital. Il ne fait aucun doute que leur auteur — tel un Celan, tel un Chalamov — aurait beaucoup sacrifié pour ne jamais voir cette occasion de les produire.

Cependant elles sont là, elles existent. Et dix ans après ce livre tient. Tout y tient. Il est des mots en retrait si bien ajustés, des bégaiements du cœur (paradoxalement fixés avec une diaphane acuité) si honnêtement établis qu’ils en démodent les modes.

Tout est beau ici. Tout est beau parce que tout y est dosé et parce que tout y est un besoin, une soif. Une faim. On ne devrait pas dire beau, on ne devrait pas dire faim. Mais on le dit, parce que si la maladie n’est jamais belle, la souffrance de celui qui assiste à la souffrance et tente de les dire, les deux, la sienne et l’autre, cela est toujours beau. C’est un geste dont on ne doute pas qu’il est vain. Qu’il essaie, ce geste, de combler un vide. Dans Battre le corps ce vide est la faim. La faim de comprendre. La faim de voir tout cela finir. La faim de la faim de l’autre.

*

* J’écris tout cela des années après la sortie de ce livre. Parce que ce livre reste dans un coin de ma tête. Parce que je crois que ce livre mériterait un retour sur le devant de la scène. Même si son auteur ne le souhaite peut-être pas. Dominique Boudou a mis les mains dans le cambouis — cet atroce « cambouis blanc » — pour l’écrire. Peut-être n’a-t-il pas envie de réveiller ce « cambouis ».

** Qu’on me pardonne ce poème qui m’est venu.

Stéphane Bernard

Jean-Pierre BOULIC – Enraciné – Éd. La Part Commune 2023, par Claude Serreau

Si, parmi les poètes bretons contemporains, il y en a bien un qui peut affirmer être « enraciné » dans son terroir, entre landes et océan, et qui y fait honneur, c’est Jean-Pierre Boulic dont le présent ouvrage, ainsi titré, vient de sortir aux Éditions de La Part Commune, à Rennes. Fort joliment présenté et imprimé, ce recueil d’une centaine de poèmes offre un saisissant itinéraire au long de la pensée de cet auteur à l’œuvre déjà importante, après plus de trente publications qui lui ont valu deux prix récompensant ce chantre d’une nature celtique marquée par les vents du large propices à la pérennité de son inspiration. Ici, l’âge venant, avec un apport du recul et de l’expérience intime, J.P. Boulic s’adresse « à tous ceux du chemin », signifiant ainsi qu’il considère non seulement les années passées, mais aussi, les proches et fidèles lecteurs qui, au long de ses pérégrinations, l’ont accompagné dans son cheminement intérieur par leur invisible présence. Ce n’est donc pas un retour à la nature sacrifiant à la mode en ces temps troublés, mais une investigation profondément humaniste qui va jusqu’à « entendre le souffle des sèves » et lui permet de mieux percevoir l’océan, les êtres et les choses dans une « présence de la mémoire/aussi de l’envol du temps ». Toute cette éclairante introspection s’écrit sans aucune emphase, comme autant de constatations à la fois inquiètes et rassurantes quand « ciel et lumière eau et terre demeurent/au premier regard/des yeux du cœur ». Car c’est bien par le cœur que ce poète se fait voyant lorsqu’il « écoute s’immiscer/le bleu silence de la beauté » tout en prenant la dimension de son univers dans une sorte de triskell symbolique puisqu’ « ils sont trois terre ciel et océan », là où se meut l’homme d’Ouest qu’il est, ramené à ses justes capacités, « et toi tout petit ».
Belle leçon de sagesse que ce voyage littérairement « enraciné », lequel en quatre actes, de la « veille » au « matin » est en attente de la « fête à venir » que célèbrera un « hymne » adressé aux « multiples saisons », « de l’océan aux entrailles des horizons/de l’âme de la source à la main de l’aube/aux traits des visages » afin de mieux « laisser passer la clarté ». Des images qui en disent long sur le talent d’un poète sensible et convaincant par l’authenticité de son chant.

Claude Serreau

Ironiques, les abîmes ultimes, Dalibor Frioux - Valéry Molet, Éditions Sans Escale, par François Thiéry-Mourelet

L’écrivain en général, ou le poète en particulier, se pose, naturellement, un certain nombre de questions. Et il devrait ne pas s’en poser d’autres. Commençons par les questions inutiles (ou futiles) : pourquoi j’écris ? Dois-je privilégier le fond ou la forme ? Est-ce que j’ai quelque chose à dire ? Est-ce que ce que j’écris aura du succès ? Serai-je connu grâce à ma poésie ? Et l’émotion, tu la mets où, l’émotion, hein ?
Les vraies questions — celles qui intéressent au moins l’auteur de ces lignes — concernent la structure fondamentale du message écrit : si, par nature, je suis le narrateur, avoué ou caché, qui est mon interlocuteur avoué ou caché ? Et qui sont mes auditeurs-spectateurs-lecteurs ? À partir du moment où un auteur croit être tout le monde, il n’est personne. À partir du moment où il croit parler à tout le monde, il ne parle à personne. Sartre, en se moquant de Mauriac, a plutôt bien exprimé cette notion de l’omniscience peu acceptable de l’auteur : « Il a choisi la toute-connaissance et la toute-puissance divines... Dieu n’est pas un artiste ; M. Mauriac non plus ». Selon la façon avec laquelle on répond à la question « qui écrit pour qui ? », l’écriture ne devient possiblement lisible qu’avec la double ambition de ne succomber ni aux redites ni aux phénomènes de mode. À propos de mode, j’ai envie de partager cette phrase de Balzac — « Connaitre ce qui est à la mode, c’est une science. Cela s’étudie et s’apprend. Savoir ce qui n’est pas à la mode, c’est un instinct. Cela se devine et se sent » — phrase qui ouvre sur une analyse comique et précise des mécanismes d’un très éventuel succès plus qu’éphémère. Pour en revenir avec l’ambition du poète, elle a ceci de paradoxal, c’est qu’une fois qu’on a conscience de qui parle et à qui, celui-ci n’en a plus rien à faire du comment on le dit, il n’en a plus rien à faire de la mode, il n’en a plus rien à faire d’écrire en vers ou en prose. Il écrit. Il écrit. Il écrit. Mais une fois en route vers un nouvel horizon — son ou ses poèmes —, après avoir passé le cap fatal de l’omniscience des faits et des situations, il reste un écueil à contourner, celui de l’omniscience tout court. Alors que faire ? Valéry Molet a sans doute trouvé la solution : poser, dans un même livre des textes philosophiques écrits par un philosophe et des poésies écrites au fil du sable, au fil de l’eau — nous sommes souvent en Bretagne avec Valéry Molet —, au fil des lectures d’autres poètes ou au fil de l’amour. C’est ce qu’il a fait dans Fermeture ajournée des zones d’ombre où ses poèmes font écho aux pensées de Julien Farges, grand spécialiste de Husserl. Et, c’est à nouveau le cas dans Ironiques, les abîmes ultimes, qui se termine avec un conte philosophique de Dalibor Frioux, philosophe concerné par l’écologie et le futur de l’humanité. Autant dire qu’on est dans du lourd : un poète aux tendances désabusées pour ne pas dire cyniques dialogue avec un philosophe aux tendances nonchalantes pour ne pas dire insolentes. Ainsi la poésie de Valéry Molet frappe au cerveau comme elle frappe au cœur. Si je n’avais qu’un seul poème à conseiller au lecteur, ce serait L’amant dépravé par son amour, où le narrateur sans illusion affronte l’ironie de sa maîtresse.

"J’écrase des peaux de rats aplatis par des pneus
Formant d’autres pavés ;
Les taxis taxidermisent
J’évite les queues soviétiques
Où les vieux surnuméraires
Tentent de régler quelques chouquettes
Comme des yeux de rats gonflés à l’hélium."

Et, si j’avais plusieurs poèmes à conseiller au lecteur, ce serait tout le recueil.

François Thiéry-Mourelet

Annie Wallois, Sur la pierre bleue du seuil. Éditions Douro. 2023, par Philippe Fumery

Dans le recueil intitulé Sur la pierre bleue du seuil, Annie Wallois dit à sa manière sensible la présence au monde, sa secrète beauté et la perplexité qui nous tenaille. Elle « écoute sans fin / son rêve d’un monde / sans ténèbres ».

Le monde semble éparpillé en différentes contrées aux frontières poreuses : monde de la cité avec ses rues animées, ses sirènes, « la foule aux mille têtes », les valises poussées au petit matin, une grue qui « interroge le ciel en reconstruction ». Monde des campagnes apaisées, « où commence un pays / à l’arrière des pluies partagées ». Contrée des rivages, du bord de mer, de la côte d’Opale, et « partout le vert en besoin d’eau / pour se refaire une prairie ». Une part du monde existe encore, celui d’avant, de l’enfance. Il suffisait de franchir la porte et son « rideau de perles » pour se plonger dans « un infini d’herbes et de poules grasses ».
Annie Wallois se tient à équidistance de ces contrées, elle ne choisit pas, garde l’équilibre, n’impose rien. « Comme on s’assure du sol » titrait son précédent recueil. Cette fois, tout se passe comme « si on allait enjamber le monde ».

« Le monde se presse dans un trou de serrure », tout dit « l’émiettement du vivant ». Chaque partie de ce monde est en quête d’une « vignette » qui le représenterait, le signifierait.

Avec la porte et la pierre bleue du seuil – comme un reflet du bleu du ciel, après le rideau de perles, ce sont les fenêtres qui permettent le passage d’une contrée à l’autre du monde. Elles sont évoquées à plusieurs reprises comme une pièce essentielle pour chacune des sept parties qui composent le recueil. Ainsi, « on ouvre au jour / qui insiste à la fenêtre ». Plus encore : « Je vais à la fenêtre / et c’est tout un voyage ». Mais le monde a cogné à la vitre et s’y est invité : « Vignette du monde / échantillonné à la fenêtre ».

Annie Wallois nous entraîne dans une quête personnelle de ce monde pluriel, qui fascine et effraie, qui rassure ou menace. Sa démarche est foncièrement et superbement celle du poète qui, en ce monde ici et maintenant, doit « promener encore / les mots sourciers / en l’obscure géographie / où se trouve la voie / vers un feu impatient ».

Philippe Fumery

Alouette, Mérédith Le Dez, Le Manteau & la Lyre, Obsidiane, février 2023. Bourse Gina Chenouard de création de poésie de la SGDL 2022, par Marilyse Leroux

Combien d’alouettes faut-il pour alléger ses fantômes et renouer avec la vie ? Le sang d’une seule peut-il suffire « dans la gorge du matin » ? C’est à un long chemin contre la perte, contre la peur, auquel nous assistons dans ce recueil d’inspiration autobiographique, organisé en 24 chants précédés d’un préambule, une longue traversée des saisons sur un vol d’alouette, hautement chahutée par la vie, jusqu’à en mourir.

« J’ai marché si longtemps / J’ai marché dans mon oubli ».
Ainsi s’ouvre le recueil sur une sentence prophétique attribuée à un vagabond de passage « aux yeux sarrazins » en route pour un lointain « finistère » (la Bretagne est partout présente dans le recueil jusque dans l’homonymie avec la fleur de blé noir). Et c’est la même errance sans réponse que connaît la narratrice sur « la nuit sans clé ». La poésie elle-même perd toute figure entre « miz du » et « miz kerzu », les mois noirs de la langue bretonne.
Miraculeuse alouette. Il suffit un jour de redire le mantra pour que les choses s’accomplissent, que la saison redonne une clé de « joie neuve », « je pouvais marcher /et je marchais encore / je marchais / dans mon oubli ». La poète n’est plus seule sur la route : avec elle chemine un être aimé des abeilles et des pieds d’alouette. Mais bientôt la fameuse phrase sert d’obole à celui qui s’en va « en barque sur le fleuve ».
S’ensuit au fil des années une série d’épreuves alternant destruction et résurrection. Le paysage a beau changer, ce sont les mêmes soubresauts, les mêmes ressacs. Pauvre alouette à qui rien n’est épargné mais qui revient, toujours, légère et tenace. Car, si fragile soit-elle, elle sait se faire phénix « sur la page blanche / d’un poème retrouvé ». Et la vie recommence, la mer rebrasse les mondes dans « la joie jubilante / de l’oiseau merveille ». Jusqu’à ce que. Alors résonne à nouveau la fameuse phrase : il faut continuer de marcher dans son oubli, « dévoré d’ombre et de clarté » et, qui sait, renaître au chant revenu.

La langue tenue et sensible de Mérédith Le Dez, sculptée, architecturée, avec ses subtils reliefs lexicaux et grammaticaux, ses échos entre les mots, ses discrètes références littéraires, ses reprises, ses images fortes entre terre et mer, sait tresser la longue corde des saisons et des âges : souvenirs, douleurs, joies, désirs, perte, déréliction, résurrection. L’alouette, chaque fois, accompagne la route, son chant devenu force de vie, envers et contre tout. On remarquera dès le début du poème la récurrence de termes liés au cheval comme si la vie était toujours en retard d’un galop sur le vol de l’oiseau.
On referme le livre, bousculé par les heurts, les drames, les obstacles, avec la volonté dans les jambes d’aller nous aussi « à travers le monde », une alouette au cœur, à jamais irrésolue.
Chante, belle alouette, autant que tu peux. À toi seule tu rééquilibres le monde.

Extraits

XVII

L’air était de sel
le temps était de sable
le ciel était chemise
battant pavillon blanc

Alouette
une voix montait
algue nouée
d’entre les coquillages
frayant inexorable
sa pure traversée

Une voix
comme un arbre
constellé de lichen
rayonne dans l’ombre
après la mort

Et racine prenait
inscrite par les veines
dans le corps agrandi
l’allure des lianes
obscures

des brunes lianes
rêvant toujours sous la mer
aux forêts pétrifiées.


XXIV (dernier fragment)

Il faut aller
alouette cornaquée
par l’invisible.

Marilyse Leroux


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Notes

[1Marina Tsvetaïeva, Des poètes, ed. des Femmes Antoinette Fouque. 1992.

[2Déborah Heissler, Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe, ed. Cheyne. 2010. p. 16.

[3Ibid. p. 26-27.

[4Ibid. p. 33.



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