Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Nil Didier

mardi 4 juillet 2023, par Cécile Guivarch

La sonnette feule.
Dans le sommeil, je trouve le gîte et le couvert ; les arbres ont pour fruits les mots passés.
Il y a des miettes de phrases auxquelles ma mère n’avait pas fait d’ourlet ; il y a un orchestre effiloché.

J’ai tiré de la boîte d’allumettes de Neptune un minuscule trident. À sa vue, le nuage de grêle qui fendait l’air en notre direction sursauta. L’idée d’embrocher quoi que ce fut m’apparut répugnante.

Une voix à demi reconnue me dit : Nil, approche ta minceur de l’hydrocution ; défie les barreaux de toute prison. Au lavoir, nettoie les distances à grandes eaux.

Sur la passerelle de l’espace et du temps, tu te penches sans vertige, faisant descendre les objets que tu aimes encordés tête nue dans la lumière matinale.

Avant de répondre, j’irai saler mes espoirs à la criée.

À côté de la hutte trop petite qu’est devenu mon corps, l’encre a déposé un lieu où je peux me rendre la nuit et le jour.
J’y entre toujours seule.
De profil c’est une longue chaîne de dunes,
de face une aile fragile comme un vitrail.
Une silhouette marche sur les mains ; elle avance, filiforme, les jambes au niveau du regard, attendant que j’applaudisse.
La paix l’a vêtue de ce qu’elle a trouvé en chemin : de profil, une tempête de sable ; de face, une couverture de soie.
Du lieu déposé à côté de mon corps, je ressors rarement seule.

C’était un orage en forêt, une sève mariée à une absence. Après la plage, la soif te réveillait la nuit ; l’immensité, le sel te réveillaient la nuit.

À présent, l’enfant se demande comment se laisser pousser la barbe. Aussi, elle envisage quelques écailles et des sabots.
Les coutures sont transparentes dans l’eau du bain.

Arrivés par l’enfance, nous accostons les bras chargés de vivres, l’âme en arche.
Dans la quiétude des pentes nouvelles, les membres de l’équipage se séparent. Et parfois,
à quelques décennies de là,
ils tombent dans les bras les uns des autres.
Après les monts et les crêtes, les falaises et les plages.

La griffe fait naufrage.
J’ai de l’encre sur les doigts, du ciel sur les doigts.

Le moteur des bus, des motos chuchote au loin
Assise à son bureau, elle assiste au vêlage de son iceberg.


Entretien avec Clara Regy

Pour commencer, une question assez habituelle : d’où vient l’écriture pour vous ? Pourquoi la poésie, pourquoi cette forme précisément ?
J’ai commencé à écrire des poèmes il y a quelques années ; jusque-là je n’avais jamais eu de pratique personnelle de l’écriture.
Un soir, en 2019, j’ai entendu une interview du dramaturge et metteur en scène Wajdi Mouawad. Dans cette émission, Wajdi Mouawad racontait un échange qu’il avait eu à dix-sept ans avec le proviseur de son lycée et que l’on pourrait résumer ainsi :
- Mais Wajdi, il y a bien quelque chose qui t’intéresse, non ?
- L’art m’intéresse mais je ne suis pas artiste. Je ne sais rien faire, je ne sais pas jouer, je ne sais pas écrire, je ne sais pas chanter…
- C’est quoi pour toi un artiste, concrètement ? Tu ferais quoi si tu en étais un ?
- Aller au café, fumer des cigarettes en écrivant ; avec un foulard...
- Et bien fais ça : fait semblant. Fais juste semblant. Tu verras.

Ce conseil m’a saisie. Il replaçait les choses à petite échelle, rendait le désir d’expérimenter soudain accessible, levait les grandes attentes. Faire semblant effaçait la crainte de se sentir illégitime puisque c’était pour de faux. Une fois l’émission terminée, j’ai donc pris un crayon et écrit un court poème. En écrivant ces trois lignes, j’ai vécu l’un des moments de bonheur le plus intense de ma vie. Cette sensation s’est conjuguée à une très grosse migraine, comme si mon corps opposait une résistance à ce verrou qui sautait, à cette autorisation qui m’était soudain accordée. Après avoir fait semblant d’écrire un poème, j’ai fait semblant d’en écrire un deuxième, puis un suivant. Et petit à petit, l’écriture s’est installée.

Pourquoi la poésie précisément ? Cela reste mystérieux pour moi. Enfant je jouais beaucoup avec les mots. J’appelais le chat Mon La, la chatte Ma Le, ma mère Mou d’eau… J’aimais la combinatoire ; la musique et la surprise de ces jeux d’association qui faisaient images. Je crois que c’est resté. Quand j’ai commencé à écrire des poèmes, me venaient en tête ces rêves où l’on découvre une nouvelle pièce dans sa maison. Les poèmes m’évoquent des lieux de surprises à soi-même. Un peu comme ces pièces restées inoccupées, qui, une fois découvertes, nous donnent une sensation d’espace.

Ecrire ? Ici nous en arrivons à « comment ». Une situation, un mot, une pensée, décident du désir, du besoin d’écrire ? Ou est-ce une « activité » régulière voire ritualisée ?
J’écris rarement à partir d’une situation ou d’un thème que je me serais donnés. Dans les moments où le désir d’écrire se manifeste, il y a une première étape qui demande de capter une fréquence proche de celle du rêve : des sensations physiques, des images inscrites à mon insu se présentent dans le désordre. C’est de leur association que naissent les images autour desquelles le poème va se construire.
Une fois que des images se sont détachées de ces instants, il y a un deuxième temps très différent, plus long. Un travail pour faire de cette matière un objet lisible. Antoine Emaz parle très bien du passage entre ce qu’il appelle une « suée de vivre en mots » et ce deuxième temps de l’écriture où l’on alterne entre un « double regard d’auteur-lecteur » où « il s’agit d’être à la fois dedans et dehors, le plus familier et le plus étranger ».

Votre profession, au sein de musées à caractère plutôt « scientifique » nourrit-elle vos écrits ?
Avec l’écriture poétique, je nage dans des eaux différentes, éloignées de visée didactique. Mais en réfléchissant à votre question, des vases communicants m’apparaissent entre ces deux mondes… Parvenir à expliquer simplement un phénomène scientifique repose souvent sur la recherche de la bonne image, à la fois proche et surprenante. Et cela demande de trouver une possibilité de synthèse pour éviter de perdre les visiteurs dans des explications fastidieuses. Quand j’écris mes poèmes, je ressens quelque chose de l’ordre de cette nécessité. Transcrire l’essence d’une précipitation chimique. Essayer de trouver une clarté dans l’écriture mais en s’autorisant, dans l’espace du poème, à conserver le mystère du sujet.

Quels sont les auteurs qui vous ont nourrie et de quelles façons aussi -peut-être-, vous accompagnent-ils (poètes ou non bien sûr) ?
Tout a commencé dans l’enfance et l’adolescence par la littérature américaine ; les nouvelles de J.-D. Salinger, les romans de Faulkner, d’Erskine Caldwell et de Carson McCullers offerts par mon père. Ces écrivains ne m’ont jamais quittée. Leur façon de questionner la fraternité humaine ; l’oralité de leurs écrits – la poésie, l’humour qui se nichent dans cette oralité – continuent de m’accompagner.
Dans ma vingtaine, la lecture de Vie secrète de Pascal Quignard, transmis cette fois-ci par ma mère, m’a beaucoup marquée. Son écriture fragmentaire, la profondeur et la concision de sa pensée... Je pense aussi à l’impact des chansons d’Alain Baschung, au bonheur très particulier de l’entendre s’affranchir de la signification explicite pour mettre en résonnance une dimension ou une autre de l’existence.
Parmi les livres que je garde à proximité immédiate se trouvent également les recueils de poèmes d’Arthur Rimbaud, Émilie Dickinson, Henri Michaux, René Char et Anise Koltz. Ou encore le roman Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry dont j’ai appris des passages par cœur comme s’il s’agissait de poèmes, quelques mois avant de commencer à en écrire. Ce livre passe du dedans au dehors, de l’immensité des paysages mexicains aux pensées glissantes du personnage principal, dans une langue dont la fluidité rappelle le mouvement du ruban de Moebius. Mouvement infini de la poésie, sans rupture de l’intérieur à l’extérieur.

Et vous n’échapperez pas à la question subsidiaire un peu revisitée d’ailleurs : si vous deviez définir la poésie en trois mots quels seraient-ils et si vous deviez y ajouter une couleur (quelle serait-elle) ?
Matière. Strates. Rythme.
Pour la couleur, je répondrais le bleu.

Nil Didier est née à Paris en 1991.
Elle est conceptrice d’expositions au Palais de la découverte et à la Cité des sciences.
Parallèlement, elle écrit des poèmes.


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