Nina Bogin, américaine de naissance (née à New York en 1952) et française par alliance, vit dans l’est de la France depuis 1976. In the North, son premier recueil, a été publié par Graywolf en 1989. Anvil Press a publié les deux recueils qui ont suivi : The Winter Orchards en 2001 et The Lost Hare en 2012. Thousandfold, son dernier recueil en date, a été publié par Carcanet Press (Royaume-Uni) en 2019. Sa traduction de L’Analphabète d’Agota Kristof est parue chez CB editions (Royaume-Uni) en 2014.
Sa poésie tente de cartographier un territoire intime : des lieux de mémoire et d’amour, de langue et de géographie, où les traces laissées par l’histoire affleurent la surface.
Les poèmes suivants sont extraits des recueils The Lost Hare et Thousandfold.
Nina Bogin s’est inspirée de différents portraits d’Ingeborg Bachmann pour écrire la série de poèmes « Un portfolio ». Nous n’en publions que deux, dont celui où elle figure en compagnie de Paul Celan (en cliquant sur les images, on est redirigé vers leur source).
A PORTFOLIO
Nine photographs of Ingeborg Bachmann
Klagenfurt 1926 – Rome 1973
HomeworkYou’re bent over a schoolbook, your bowl-cut hair
hiding your face. Stockings and shoes,
a long-sleeved Tyrolean dress. Nothing matters –not the bench you’re half-sitting on,
nor the photographer you’re feigning to ignore,
nor the spring afternoon and its stark light.There’s only the wide-open book
you’re leaning on with all your weight,
a pen in your handand the word you are about to write.
BicycleBoth of you are smiling :
daughter in skirt, father in lederhosen.Straddling the bicycle rack
while he pedals,you beam at the camera,
eager to please.Behind you, the green
meadow of your insouciance.Ahead, the road that will take you
farther and farther away from it.
DressesYou stand in your frilly peacetime dresses
alongside Jack, the Austrian-Jewish soldier
in British uniform. His arm’s looped overanother girl’s shoulder. But it’s you he knows.
To him – first friend, first confidant –
you’ve bared your soul.Now the air is heavy with impossible equations :
three young women, one soldier. Perhaps
that’s why you’re looking sidewayswith a wide, unblinking gaze, as if
like the summer breeze ruffling your skirt,
you’re already on your way out of the picture.
LipstickYour red, red lips.
They’ve tastedthe rich wines of desire, love.
You’re the poetup from Carinthia
who’s already undoneVienna’s literary men,
taken your place at the table,filled your glass to the brim.
You lean towards him –the other poet,
the ausländer –intent, unsure of your charm,
the words between youa fugue for two voices,
no one’s rose, in the storm of roses.Your heavy lips
that welcome him,his careful gaze
that strokes your skin.How brave your lips are !
Saying two things at the same time :Come into the chambers of my heart.
Come in, but do me no harm.
Chess GameYour face is a mask, soft and demure
as a cat. You bend over the chessboard,ready to pounce.
A visit from your brother,an evening at your flat.
His presence soothes you,you almost purr.
Via de Notaris, Rome.This is the city you love,
where you’ve made your home.You’ve chosen the place, the man,
the life. If not happiness,may courage suffice !
You move your pawn.
NecklaceYou don’t look at the camera, you rarely do.
In your elegant sheath, you cross your legs.
The ash from your cigarette falls to the floor.Your hair brushes across your cheek.
These days you look younger, sleek.
A string of pearls adorns your neck.But this is just the veneer.
Inside, over a wound that will never heal,
you are forging words of steel.
School DoorYour high school’s door is too heavy for you. You’ve been ill.
The perfume of clinics and bed-sheets clings to your hair.
Your grip’s gone slack.But you’re out in the sun, drawing in its warmth.
You look ahead. One step after the other.
Your hand on the latch, you hold on for dear life.
CigaretteThe ubiquitous cigarette
between your fingers.The tumbler of whiskey.
The sleeping pill.The bleak triumvirate
of your painlike a black umbrella,
its spokes askew.When you woke at last
to the flames,death –
that ultimate art –had already found
a way out for you.
EpilogueRain gear. A stormy beach,
perhaps, by the sea.
You face into the wind.Your wide smile,
your wet hair.
You’re at the far reachesof Bohemia, perhaps,
your chosen land,
by the sea.UN PORTFOLIO
Sur neuf photographies d’Ingeborg Bachmann
Klagenfurt 1926 - Rome 1973
DevoirsTu es penchée sur un cahier, ta coupe au bol
cachant ton visage. Bas et souliers,
une robe tyroléenne à manches longues. Rien ne compte –ni le banc sur lequel tu es à moitié assise,
ni le photographe que tu feins d’ignorer,
ni l’après-midi printanière et sa lumière crue.Il n’y a plus que le livre grand ouvert
sur lequel tu es penchée de tout ton poids,
un stylo dans ta mainet le mot que tu es sur le point d’écrire.
BicycletteVous souriez tous les deux :
la fille en jupe, le père en short tyrolien.Chevauchant le porte-bagage
tandis qu’il pédale,tu souris à l’objectif,
cherchant à faire plaisir.Derrière toi, la verte
prairie de ton insouciance.Devant, la route qui te mènera
de plus en plus loin d’elle.
RobesVous vous tenez dans vos robes à froufrous de temps de paix
debout près de Jack, le soldat juif autrichien
portant un uniforme britannique. Il a passé son brasautour des épaules d’une autre fille. Mais c’est toi qu’il connaît.
Devant lui – le premier ami, premier confident –
tu as mis ton âme à nu.Maintenant l’air est lourd d’équations impossibles :
trois jeunes femmes, un soldat. C’est peut-être
pourquoi tu regardes en biaistes yeux grand ouverts et ne cillant pas, comme si
telle la brise d’été faisant voler ta jupe,
tu étais déjà en train de sortir de l’image.
Rouge à lèvresTes lèvres, rouges, si rouges.
Elles ont goûtéaux vins généreux du désir, de l’amour.
Tu es la poètede Carinthie
qui a déjà déstabiliséles hommes de lettres de Vienne,
pris ta place à la table,rempli ton verre à ras bord.
Tu te penches vers lui –l’autre poète,
l’Ausländer –déterminée, peu sûre de ton charme,
les mots entre vousune fugue pour deux voix,
la rose de personne, sous l’orage des roses.Tes lèvres charnues
qui l’accueillent,son regard attentif
qui caresse ta peau.Tes lèvres sont si courageuses !
Prononçant deux choses en même temps :Entre dans les chambres de mon cœur.
Entre, mais ne me fais pas de mal.
Jeu d’échecsTon visage est un masque, aussi doux et calme
qu’un chat. Tu te penches sur l’échiquier,prête à bondir.
La visite de ton frère,un soir à ton appartement.
Sa présence t’apaise,pour un peu tu ronronnerais.
Via de Notaris, Rome.Voilà la ville que tu aimes,
et que tu as faite tienne.Tu as choisi le lieu, l’homme,
la vie. Si ce n’est pas le bonheur,que le courage suffise !
Tu bouges ton pion.
CollierTu ne regardes pas l’objectif, tu le fais rarement.
Dans ton fourreau élégant, tu croises les jambes.
La cendre de ta cigarette tombe par terre.Tes cheveux effleurent ta joue.
Ces jours-ci tu fais plus jeune, distinguée.
Un rang de perles orne ton cou.Mais c’est juste le vernis.
Dessous, sur une blessure ouverte à jamais,
tu forges des mots d’acier.
Porte d’écoleLa porte de ton lycée est trop lourde pour toi. Tu as été malade.
Le parfum des cliniques et des draps de lit embaume tes cheveux.
Ta poigne s’est affaiblie.Mais tu es dehors sous le soleil, il t’insuffle sa chaleur.
Tu regardes devant. Un pas après l’autre.
Tes mains sur la poignée, tu t’y accroches comme si ta vie en dépendait.
CigaretteLa sempiternelle cigarette
entre tes doigts.Le verre de whisky.
Le somnifère.Le triumvirat désolant
de ta douleurcomme un parapluie noir,
sa baleine de travers.Lorsque finalement tu t’es réveillée
au milieu des flammes,la mort –
cet art suprême –t’avait déjà trouvé
une voie de sortie.
ÉpilogueVêtements de pluie. Une plage sous l’orage,
peut-être, au bord de la mer.
Tu fais face au vent.Ton grand sourire,
tes cheveux mouillés.
Tu es aux confinsde la Bohême, peut-être,
ta terre de cœur,
au bord de la mer.
THE LOST HARE
Every day a different weather,
weeks without seeing moon or sun,
and a hare I’ve been trying to track down
these twelve years gone, ever sinceI glimpsed it, deep in thought,
in the high grass of the marsh ;
I saw the ash-grey tips of its ears.
Seeing me, it disappearedinto blackthorn and wild rose,
leaving its burrows unattended,
the entryways clogging with cobwebs.
In the meantimemy hair has gone grey,
my hands thick-veined, and the lines
of my thwarted quest cross my face
from every direction.My long-haired daughters have grown,
left for other cities. We tend the fire,
keep the rooms clean, lay the table for two.
And beyond the black doorthe sky fills up with stars
shedding their slow light
on the innumerable paths
through the marsh-grassto the hollow
where the lost hare sleeps
bedded down in the thoughts
and dreams I hoarded there.LE LIÈVRE PERDU
Chaque jour le temps change,
des semaines sans voir la lune ou le soleil,
ou ce lièvre dont je cherche en vain la trace
ces douze dernières années, depuis la foisoù je l’aperçus, perdu dans ses rêveries,
dans les hautes herbes du marécage ;
je discernai la pointe cendrée de ses oreilles.
En me voyant, il disparutdans les églantiers et les épines noires,
abandonnant son terrier,
ses entrées bouchées par des toiles d’araignée.
Entre tempsmes cheveux ont grisonné,
les veines de mes mains épaissi, et les lignes
de ma quête contrariée zèbrent mon visage
dans toutes les directions.Mes filles aux cheveux longs ont grandi,
sont parties pour d’autres villes. Nous entretenons le feu,
gardons les chambres nettes, dressons le couvert pour deux.
Et au-delà de la porte noirele ciel se remplit d’étoiles
semant leur lueur lente
sur les innombrables chemins
à travers les herbes des maraisjusqu’au creux
où sommeille le lièvre perdu
lové dans les pensées
et les rêves que j’y ai accumulés.
THE DIVORCE
From this point onward, everything will go backward.
The rugs will slide out from under their feet.
The lamps will click off, one after the other,
as the doors to each room are opened, then shut.
The last teacups wsill huddle on the sideboard.
Pried from their fingers, the gold rings
will roll across the polished floors
and lose themselves in little clumps of dust
under the carved oak armoires
emptied of all their belongings.LE DIVORCE
À partir de ce moment-là, tout fera marche arrière.
Les tapis se déroberont sous leurs pieds.
Les lampes s’éteindront, l’une après l’autre,
tandis que chaque porte sera ouverte, puis fermée.
Les dernières tasses de thé se blottiront sur le buffet.Arrachées de leurs doigts, les alliances
rouleront sur le plancher ciré
pour se perdre dans les moutons de poussière
sous les armoires de chêne sculpté
vidées de tout ce qui leur appartenait.
DEMENTIA
Has seized our marriage by the throat.
Made us snap and snarl and spit.
Slap. Shout. Hit.Heart pounds. Door bangs.
Pace outside, let it settle.
It’s summer, it’s beautiful.I pout, sulk.
Shrug. Sigh. Frown.
Who is this woman I’ve become ?The girl you married with long black hair.
Your honey-brown eyes, your voice, so warm.
Your trust. Mine.It was good for a long time.
Now your gaze is veiled,
you wear someone else’s smile.Your voice wobbles,
anxious, edgy.
You’re fidgety, crotchety.Where’s my flashlight,
my shoe horn, my book ?
Where did you putmy cell phone, my glasses ?
And now I’ve lost my carte vitale,
my carte d’identité !Yes, husband, your identity
has been misplaced,
mishandled, misshapen,slowly crumbling
like your old ski boots
we found years laterthat fell apart in our hands
in an avalanche
of powder.LA DÉMENCE
A sauté à la gorge de notre mariage.
Nous faisant craquer et grogner et cracher.
Gifler. Crier. Frapper.Le cœur bat fort. Les portes claquent.
Faire les cent pas dehors, se calmer.
C’est l’été, il fait beau.Je fais la moue, boude.
Hausse les épaules. Soupire. Fronce les sourcils.
Qui est cette femme que je suis devenue ?La fille à la longue chevelure noire que tu as épousée.
Tes yeux couleur de miel brun, ta voix, si chaude.
Ta confiance. La mienne.Pendant longtemps c’était si bon.
Maintenant ton regard est voilé,
tu arbores le sourire de quelqu’un d’autre.Ta voix tremble,
inquiète, nerveuse.
Tu es agité, irritable.Où est ma lampe de poche,
mon chausse-pied, mon livre ?
Où as-tu mismon portable, mes lunettes ?
Et maintenant j’ai perdu ma carte vitale,
ma carte d’identité !Oui, mon époux, ton identité
égarée,
malmenée, déformée,s’effrite lentement
comme tes vieilles chaussures de ski
retrouvées des années plus tardqui se désagrégèrent entre nos mains
dans une avalanche
de poudre.
FEATHERS
Who can say whether my great-great grandmothers
in Galicia or Ukraine plucked goose feathers
from snow-white geese held firmly on their knees ?
No one will tell me, but I can see them
sitting on their stools with their wide laps
and heavy skirts and aprons, their fingers
plucking goose down and feathers
for pillows and coverlets and eiderdowns,
their faces worn as old linen.
In voices I can almost hear
they gossip and exclaim
about the nephew who left for America,
the daughter-in-law who’s barren,
the husband who’s pious
and the one who drinks too much,
their words drifting across the courtyard
into the autumn skies and cloudsas smoke curls from the chimney-tops
and mingles with the odors
of stored apples and potatoes,
fresh-cut wood and fallen leaves.
Those grandmothers with their nodding heads
and captive geese and baskets of feathers
cannot for the life of them imagine
that one day I will be sitting at a laptop
straining to hear their voices on a winter’s night
in a house banked with snow
and a fire burning down to embers.
Fixed in my time as they were in theirs,
I will try to imagine my great-great grandchildren
as distant from me as tonight’s scattering of stars,
and I’ll wonder
who among them will think of us,
who will remember ?DES PLUMES
Qui peut dire si mes arrière-arrière-grand-mères
en Galicie ou en Ukraine plumèrent des oies
immaculées tenues fermement entre leurs genoux ?
Personne, mais je peux les voir
assises sur leurs tabourets, avec leurs cuisses larges,
leurs jupes épaisses et leurs tabliers, leurs doigts
arrachant du duvet d’oie et des plumes
pour les oreillers, les couvre-lits et les édredons,
leurs visages aussi élimés que du vieux lin.
Avec des voix que je peux presque entendre
elles cancanent et poussent des cris
au sujet du neveu parti en Amérique,
de la belle-fille stérile,
du mari dévot
et de celui qui boit trop,
leurs mots dérivant dans la cour
jusqu’au ciel d’automne et les nuagestandis que la fumée s’échappe de la cheminée
et se mêle aux odeurs
des pommes et des patates engrangées,
du bois fraîchement coupé et des feuilles mortes.
Ces grand-mères avec leurs têtes dodelinantes
et leurs oies captives et leurs paniers de plumes
auraient été bien à mal d’imaginer
qu’un jour je serai assise à mon ordinateur portable
m’efforçant d’entendre leurs voix un soir d’hiver
dans une maison enfouie sous la neige
et devant un feu réduit à des braises.
Aussi ancrée dans mon temps qu’elles l’étaient dans le leur,
je tenterai d’imaginer mes arrière-arrière-petits-enfants
aussi loin de moi que les étoiles éparpillées de cette nuit,
et je me demanderai
qui d’entre eux penseront à nous,
qui se souviendra ?
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