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Note Véronique St Aubin Elfakir

samedi 3 juillet 2021, par Cécile Guivarch

Ahmed Ben Mahmoud – Allumer l’humble bougie – Edition Accents poétiques, 2021

La poésie solaire d’Ahmed Ben Mahmoud est cette « langue du sable » balayée par le vent où se déposent quelques sédiments d’existence dans un langage à la fois épuré et incandescent : la houle d’un regard, une odeur de jasmin, l’écume de la mer, un agave trouant le ciel, une étreinte, la saveur du pain rompu et partagé, un moment de sérénité simplement assis là à contempler…
Si la vie s’apparente à « (…) une flamme/attentive et fragile », le poète en cultive ardemment le souffle vacillant, veillant avec patience sur ce jeu d’ombre et de lumières entrelacées.

Parfois, dans un simple frémissement, ressurgissent quelques fragments de paradis perdu, ces souvenirs au goût de rêve et d’enfance… Il nous appartient alors de transmuer cet exil constitutif, notre native incomplétude en chant de liberté, d’en faire en quelque sorte, selon les mots de René Char, « la blessure la plus rapprochée du soleil » : « est liberté de soleil/de choisir son exil/le mien raconte la vitalité de la lumière ». Cette fragilité constitutive ainsi offerte en partage d’humanité devient alors cette offrande généreuse et inquiète balayée par le souci constant de l’Autre : « ai-je fait profiter ce qui m’entoure/de cet excès de lumière ? »

Rien ni personne ne saurait être alors insignifiant dans ce recueil incessant du mystère de l’être, même ces « sans noms » et sans visages qui peuplent nos rues. L’oraison des jours, la simple lueur de l’aube devient alors cette prière muette qui s’oppose à toute sanglante barbarie en réaffirmant cette valeur intrinsèque de toute vie, même dans ses expressions les plus humbles et les plus ténues.
Sans doute cette parole journalière ne pourrait véritablement s’achever qu’aux portes même de l’infranchissable, cet « alphabet invisible » vers lequel tend tout poème comme un horizon possible toujours renaissant. L’univers devient alors ce livre de signes à parcourir dont nous ne cessons d’interroger le sens jusqu’au « torrent initial ». Chaque mot constitue alors une tentative de renaissance parfois dans la douleur pour en extraire la peur et tenter de ne retenir que la beauté, à l’image de cette « (…) fougère/penchée sur le désert du monde. »

Toutefois, il n’y a rien de désincarné en ces textes glorifiant la création, même la plus infime et la plus ignorée à l’image de « ce grain de sable/dans la paume de nos mains /posé/entre (nous) et l’inconnaissable ». C’est donc dans un foisonnement de couleurs et de sensations toujours renouvelées que s’ancre la poésie d’Ahmed Ben Mahmoud où l’écriture devient alors le garant de ce qui fut vécu : une trace apaisante et fondatrice qui « stabilise la terre » en tentant d’arrêter la course folle du monde et du temps…

Ainsi en terre de poésie demeure cette saveur préservée de chaque instant déposé comme un poinçon d’existence : une chaise posé sur un pas de porte, un olivier, un feu ou tout simplement une ombre qui bouge… Fugitive bougie éclairant notre nuit dont la lueur ne cesse d’éclairer et de parcourir ce recueil dont l’humilité et la simplicité patiente ne fait que rehausser la valeur de ce qui nous est ainsi offert : l’éclat toujours renaissant d’un moment de grâce partagé pour transcender la nuit où chaque regard rencontré devient ainsi « une graine prête à éclore ». Cette promesse engendrant à son tour la floraison incessante de chaque nouveau poème en un jardin imaginaire toujours renouvelé ou un patio secret dans une écriture mêlant à la fois la limpidité de la lumière et la sensualité de la terre…

Extrait :

Lorsque le réverbère
Hésite

Tu poses un bouquet de jasmin
Sur ton oreille

Ça sent le jasmin partout
C’est pour le goût de vivre

Tu brûles de l’encens
Pour que la flamme demeure

Dans tes yeux
Le plus longtemps possible

Que restera-t-il après sinon le silence de l’écriture ?

Lorsque j’ai vu
La première lueur
Du jour
J’ai su
Ce qu’est
Une prière
Dans la crypte
Des millénaires

J’écris sur une route
De pèlerinage
Ma parole s’achève
Là où surgit
L’alphabet invisible

La minute illuminante d’André Hardellet

« Nul besoin d’aller très loin pour découvrir le large »

A travers ses écrits, André Hardellet nous livre le secret de sa méthode pour atteindre ce qu’il nomme « la minute « illuminante », ce moment ineffable qui le propulse hors du temps et qui nourrit inlassablement son chemin de vie et d’écriture. Infatigable promeneur, il part en quête de sensations, à la recherche de ce qu’il nomme « l’analogie » : il s’agit de dégager dans ce qui nous entoure une ressemblance avec les éléments de notre histoire, d’unir en quelque sorte l’intérieur et l’extérieur.
Ainsi, lors de ses multiples déambulations, Hardellet part toujours d’une image même la plus humble : un arbre, un balcon, un angle de rue, pour faire ressurgir le sentiment d’une ressemblance ou réminiscence où se télescopent le passé et le présent. C’est alors que surgit cette « illumination » proche pour lui du paradis de l’enfance, qu’il s’agira toujours de faire ressurgir : « Je vous ai parlé d’analogie ; l’art suprême du promeneur consiste à dégager dans ce qui l’entoure une ressemblance avec des éléments de son histoire secrète, avec les parcelles d’un royaume oublié. La rue ou la route, vaut avant tout par ce qu’elle tente de vous confier en son langage de formes et de couleurs. » [1]

Pour lui, le monde nous appartient du moment que l’on peut étreindre le temps, le contracter à volonté. Il existe selon lui une région où passé, présente et futur se rassemblent et la marche est un moyen d’approcher ce lieu : « Il suffit de presque rien. Un certain reflet de soleil sur un mur, un tas de pierres, une combinaison d’arbres, une grille, une maison en ruine. Cela me rappelle quelque chose ; impossible d’analyser, de définir avec plus de précision ce que j’éprouve. Si vous voulez : un souvenir en hibernation qui se réveille. Cela dure quelques secondes à peine, mais pendant ces brefs instants je saisissais au vol les images et sensations d’une existence seconde, comme si je m’introduisais dans la mémoire d’un inconnu, je ramasse mon butin ; ensuite, je n’ai plus, pour ainsi dire, qu’à développer ces photos mentales en écrivant. » [2]
Au-delà de la perte, il s’évertue ainsi à créer un espace où les choses ne cesseraient jamais d’exister, une sorte de dimension autre. A l’instar par exemple de la recherche esthétique du peintre Masson dans son roman intitulé Le Seuil du jardin pour qui le monde semble proposer une énigme en lui montrant une de ces faces comme une mauvaise copie dont il s’évertue à retrouver l’original. A l’image de son tableau, l’artiste se tient toujours à la porte secrète de ce jardin dérobé qui ramène invariablement aux souvenirs de la maison de ses parents à Vincennes : « Cependant, à côté de lui, si proche que, souvent, un cristal trompeur semblait l’en séparer, s’étendait cette contrée où rien ni personne ne redoutait de périr, cette terre de la joie enfantine et du savoir définitif. Avec une passion totale, intransigeante, Masson s’accrochait à elle et voulait en exprimer l’essence avec des formes et des couleurs. » [3]
Face au manque, s’érige ce paravent d’imaginaire, l’éventail des mots et des couleurs pour suturer l’entaille de l’existence et faire revivre indéfiniment ce qui s’est enfui : «  (…) le salut réside dans ce sentiment d’être dépossédé de quelque chose qu’on doit reconquérir à tout prix. C’est la pierre de touche. Votre œuvre est là pour vous prouver qu’une vérité subsiste en dépit du temps, en dehors de vous-même.  »

La minute illuminante n’est toutefois pas exactement pour Hardellet un simple souvenir qui ressurgit. Il s’agit en quelque sorte de traverser différentes strates pour atteindre une dimension autre, intemporelle à l’image du célèbre bal de la chanson tirée d’un de ses poèmes. Le monde devient alors une sorte de musée imaginaire à parcourir et chacun de ces personnages n’apparaît dans ses écrits, ainsi qu’il le confesse, que pour faire ressurgir par leurs voix ces « minutes heureuses » au-delà et inoubliables au-delà de toute limites : « Le temps mesuré par la pendule se volatilisait, comme la nuit, comme les murs emprisonnant le rayon de la lanterne sourde. Stéphane croyait passer de l’obscurité d’un bois au jour limpide d’une plaine où tout ce qu’embrassait la vue se trouvait miraculeusement réconcilié avec son être profond. Il devenait le chasseur posté devant les éclairs des miroirs tournants, vers midi, entre des meules et des charrues dételées, il devenait l’oiseau qui planait au loin sur le clocher minuscule signalant un village ; il lui suffisait de se penser en quelqu’un pour qu’aussitôt une sorte de mémoire, toujours disponible, lui en rendît le moi oublié.  » [4]
Suivre les pas d’André Hardellet, c’est ainsi se perdre dans les dédales de la mémoire à la recherche « du temps perdu » ou d’un monde oublié, copie sans défauts de notre réalité ressurgissant à travers ce royaume des mots, où survit l’indépassable ardeur d’une enfance inégalée : « Chacun lutte comme il peut contre l’angoisse de la mort et la solitude ; tracer des mots pour les écarter ne constitue pas l’un des plus mauvais moyens inventés par l’Homme.  » [5]

 

Extraits de La Cité Montgol

Si tu reviens jamais danser
Chez Temporel, un jour ou l’autre,
Pense à ceux qui tous ont laissé
Leurs noms gravés auprès des nôtres.

Souviens-toi : quand tu l’as choisie
Pour tourner la valse en mineur,
La bonne chance enfin saisie,
Deux initiales dans un cœur.

Pense à ta jeunesse gâchée,
Sans t’en douter, au fil des jours,
Pense à l’image tant cherchée
Qui garderait son vrai contour.

Des robes aux couleurs de valse
Il n’est demeuré qu’un reflet
Sur le tain écaillé des glaces,
Des chansons - à peine un couplet

Mais c’est assez pour que renaisse
Ce qu’alors nous avons aimé

Et pour que tu te reconnaisses
Dans ce petit bal mal famé

Avec d’autres qui sont partis
Vers le meilleur ou vers le pire,
Avec celle qui t’a souri
Et dit les mots qu’il fallait dire.

Oui, si tu retournes danser
Chez Temporel, un jour ou l’autre,
Pense aux bonheurs qui sont passés
Là, simplement, comme les nôtres.

 
 

Poème
Le mystère - c’est la voix étouffée des ramoneurs derrière les murs et le parcours de la Grange- Batelière sous l’Opéra.
La peur - c’est un roulement de tombereau, la nuit, dans un bois où ne passe aucune route.
La douceur - c’est un vol de chouette, sous le taillis, au crépuscule.
Le contentement - c’est l’odeur d’une blonde qui, lente, efface ses bas noirs.
L’angoisse - c’est la congestion, comme une émeute violette, sur le bitume où bouge un soleil
ahurissant.
L’été - c’est l’ombre de la jarre qu’emperle son frais et cette parole qui traverse encore le dédale de vacances.
L’Île-au-Trésor - c’est la touffe de parfums entre tes cuisses - salées.
Le désir - c’est la flèche de rubis qui voie par-dessus 1’Orénoque en flammes et décochée sans bruit.
L’amour - c’est ce pays à l’infini ouvert par deux miroirs qui se font face.
L’enfance - c’est la clef rouillée que cachent les buis - celle qui forcerait toutes les serrures.
Le rêve - c’est l’instant où tombe enfin la robe des clairières.
La plus belle récompense de l’homme - c’est encore son sommeil.
Et le mien tarde bien à venir.
« Qu’exigeons-nous du ventre d’une femme, sinon le plus somptueux dérivatif à notre misère d’être au monde ? »

Lourdes, Lentes

Denise Le Dantec – ô saisons – Editions des instants, 2021

Denise Le Dantec aime les inventaires, les fleurs, les aphorismes, les citations et la philosophie… Tout cela rehaussé d’un brin de cocasserie à la Lewis Carroll. En ce jardin poétique surgissent parfois quelques présences ou images incongrues qui tintent le recueil d’une pointe d’ironie ou d’autodérision. Ainsi la profondeur aime parfois à s’allier à la légèreté pour faire contre-champ… Dans un foisonnement de métaphores telles des plantes luxuriantes, se trouve célébré les cycles de la vie et de la nature… A cet égard une phrase nous paraît emblématique du recueil : « Tu as vu souffler une rose : j’ai aimé que tu essaies de dire dans l’inachevé.  » Les mots suivent le rythme de maturation d’un fruit mûr tombant de sa branche. Ils tombent comme « les pêches dans le verger » et ainsi se promène « dans la syntaxe des mots » et du monde. La page elle-même devient floraison.

Entre rêve et réalité, tout un univers onirique se déploie également proche de l’univers surréaliste parfois, où on se laisse gagner par ce qui surgit d’inattendu et qui semble nous ramener au temps de l’enfance et de ses comptines. Le burlesque est cette voie d’accès à cet incessant mystère qui laisse toujours un reste à créer ou à dire…. De la même façon l’énumération des choses vues ou rencontrées se trouve toujours décalée par un élément déplacé ou imprévu qui ouvre à cette dimension autre de l’invention : « Encore une passerose sur les cailloux. /Des choses roulantes. Des lettres prismatiques. / Des trouées de voyelles dans la futaie. Le grain du souffle qui dit. Ne dit pas. »

Fleurs et mots se mêlent en permanence en une sorte de couronne où s’entremêlent souvenirs, questionnements et rêves : « Cérémonie des voyelles et des coquelicots. Printemps enflammé/Lambeaux d’histoire battante aux portes de la ville. / ---Est-ce la mort le problème ?  » De ces incessantes épiphanies survient une sorte de gai non savoir aux saveurs parfois presque paradisiaques, un florilège déroutant qui vient miner nos certitudes dans un espace à la fois ouvert et aérien. De sorte que ces texte réunis méritent pleinement ce terme de recueil où il s’agit à la fois de réunir, d’accueillir mais aussi de la plus délicate des façons de célébrer chaque graine, semaison et promesse de mots…

Extraits

La pluie tombe entre les lilas et les fleurs blanches.
Bercements flottés. Extases au sol.
Senteur de giroflées. Clip d’oiseau.
Le contrat lyrique est signe

*

J’apporte une lampe
Une voix mystérieuse chante
Le ciel est un grand trou rempli d’étoiles
Mon oreille, minérale
Le miroir, amnésique

Je cherche un mot

*

Le paradis lointain
Le jardin de la Mémoire
Le diagramme de Vems
La grande Diagonale
La Poétique du débordement
Le titre et le soutien des fleurs
La traversée du temps

*

Il y a des cercles de cristaux concassés – des solitudes.
Deux, trois signes dans l’air, qui tourbillonnent,
Puis reviennent à leurs ombres.
-Les jointures des membres.
Un fourmillement d’insectes – tout un tremblement

Véronique St Aubin Elfakir


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Notes

[1André Hardellet, Donnez-moi le temps suivi de la Promenade imaginaire, Paris, Gallimard,1991

[2Ibid, p. 20

[3A. Hardellet, Le Seuil du jardin, Paris, Gallimard, 1979, p.20

[4Le Seuil du jardin, p. 84

[5Donnez-moi le temps, op. cit , p. 83



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