Forough Farrokhzâd : Une autre naissance, éditions Héros-Limite, 2021
Forrough Farrakhzad (1934-1967) est un des visages les plus flamboyants de la poésie perse moderne. Elle est également une des inspiratrices de l’émancipation des femmes iraniennes. Dès l’adolescence, elle cherche à explorer ou créer de nouveaux espaces de liberté. Dans un premier temps elle pense, à travers le mariage, pouvoir fuir une cellule familiale étouffante caractérisée par la dureté et les brimades de son père et l’étroitesse d’esprit de sa mère. Mais son mari s’oppose à sa vocation poétique, en la vouant ainsi à une simple existence de femme au foyer. Elle se rebelle et refuse de renoncer à la poésie. Divorcée, on la sépare de son unique fils, ce qui créera en elle, une révolte et une blessure inguérissable. Elle travaille alors dans le cinéma en tant que monteuse et réalisatrice de documentaires et voyage en Europe. Ses liaisons font scandale et elle est ainsi vilipendée par la presse sans jamais renoncer à céder à la calomnie et au scandale. Elle meurt précocement lors d’un accident de voiture.
En une sorte de tourbillonnement permanent ces poèmes évoquent sans cesse l’amour, le désir, la captivité, la maternité. Son style ardent lorsqu’elle évoque le feu dévorant des sentiments ou l’absence de l’aimé, le souvenir d’une étreinte disparue s’apparente parfois à une psalmodie en une sorte d’écriture incantatoire. Ainsi qu’elle l’écrit dans un entretien la poésie est pour elle, une flamme de sentiments : « un poème est beau lorsque le poète y projette toutes les vibrations et les ferveurs de son âme. »
Ces derniers textes mêlent dialogues, interrogations, réflexions et souvenirs en des tableaux très imagés d’où surgissent couleurs, odeurs, sensations dans une sorte de ferveur dans l’évocation. Ainsi décrit-elle le poème « comme une fenêtre qui s’ouvre toute seule chaque fois que j’y vais. Je m’y assoie, je regarde, je chante, je crie, je pleure. Je me mêle à l’image des arbres et je sais que de l’autre côté de la fenêtre il y a un espace, il y a quelqu’un qui m’écoutera dans deux cent ans (…) C’est un moyen pour communiquer avec l’existence dans un sens large. L’avantage, c’est qu’en écrivant des poèmes on peut dire : je suis ou je fus. Sinon comment peut-on dire : je suis ou je fus ? ». [1] La poésie devient alors le produit de la perception d’un instant : « l’évènement du poème se produit entre les deux instants où la lampe s’éteint et s’allume dans la chambre », un moment d’éclipse ou de fulgurance entre lumière et obscurité, entre joie et douleur. Ainsi ces poèmes « flammes » nous emportent dans un brasier d’émotions en une sorte de transe.Extraits
Ces jours-là
Ces beaux jours
Ces jours pleins de vie
Ce ciel étincelant
Ces branches pleines de cerises (...)
Ces jours-là sont passés
Ces jours d’attirance et de stupeur
Ces jours de sommeil et de veille
Ces jours-là, chaque ombre avait un secret
Chaque coffret cachait un trésor
Dans le silence de midi
Chaque recoin du grenier
Contenait tout un monde
J’admirais ceux qui n’avaient pas peur de l’obscurité
Ces jours-là sont passés
Ces jours de fête
Dans l’attente du soleil et des fleurs
Au dernier matin de l’hiver
Un parfum frissonnait sillonnant la ville
Celui des narcisses sauvages, des bouquets silencieux
et pudiques
Apportés par des vendeurs qui chantaient
Le long de la rue parsemée de vert
Le bazar, avec ses odeurs troublantes
Odeurs fortes de café et de poisson
A chaque instant du chemin, le bazar s’étirait sans fin
sous nos pas.
Tournoyant au fond de l’oeil des poupées
Le bazar, c’était ma mère qui s’empressait
Vers les étals débordants de couleurs puis revenait
Les paniers pleins de cadeaux
Le bazar, c’était une pluie qui dévalait, dévalait, dévalait.
Ces jours-là sont passés
Ces jours surpris par les secrets d’un corps
Ces jours de rencontre aux aguets
La beauté bleue des veines
Une main en appelait une autre, fébrile
Avec une fleur derrière le mur
La main confuse s’inquiétait
Salâm
Et l’amour se déclarait d’une voix pudique
Durant les après-midi chaudes, poudreuses
Nous lisions notre amour dans la poussière des rues
Nous parlions la langue simple des fleurs sauvages
Nos cœurs naïfs, nous les emportions au jardin des
tendresses
Pour les confier aux arbres
Et la balle tournait de mains en mains avec des baisers
pour messages
Et c’était l’amour
Ce sentiment trouble qui nous entourait soudain dans
l’obscurité d’un couloir
Et nous attirait dans la nuée brûlante des souffles, des
battements et des sourires volés
Ces jours-là sont passés
Ces jours-là se sont fanés
Comme des herbes séchées par le soleil
Ces rues étourdies par le parfum des acacias
Se perdent dans le vacarme des impasses
Et la fille qui frottait ses joues
Avec des géraniums, ah
C’est maintenant une femme seule
C’est maintenant une femme seule"
Dans le crépuscule sans fin
-Il faut dire quelque chose
Mon cœur veut se mêler à l’obscurité
Il faut dire quelque chose
(…)
-Je pense à une lune
-Au mot d’un poème
-je pense à une source
-A l’illusion de la terre
-A la riche odeur d’un champ de blé
-A la légende du pain
-Je pense aux jeux innocents
A cette longue rue étroite
Envahie par le parfum des acacias
-Je pense à ce triste réveil, à cette stupeur
Une fois nos jeux et la rue passés
Et ce grand vide laissé par le parfum des acacias
(…)
Il faut dire quelque chose
Il faut dire quelque chose
A chaque aube, à l’instant tremblant
Quand l’espace s’entremêle soudain à quelque chose
De confus
Comme au temps de l’adolescence
J’ai envie
De me soumettre à une révolte
J’ai envie
De tomber de ce grand nuage
J’ai envie
De dire non non non
-Partons
-Il faut dire quelque chose
-Le verre ou le lit ou la solitude ou le songe ?
-Partons. »
Amoureusement
« Tu as brûlé mes cheveux d’une caresse
Mis l’incendie à mes joues
O toi qui ignore ma robe
Qui ne connais que les prairies de mon corps
O toi lumière de l’aube qui jamais ne se couche
Soleil des contrées du Sud
O toi, toi plus vif que l’aurore
Plus frais, plus riche qu’une pluie de printemps
C’est une obsession, plus qu’un amour
Quarante lumières dans l’obscurité du silence
Lorsque ma poitrine s’est éveillée
J’ai fait don de tout mon corps
(…)
Toi qui me mêles au rythme éperdu
Tout ce feu que tu as versé dans mes poèmes
Cette fièvre amoureuse qui me consume
Voici tes flammes et mon poème en cendres.
Wallada, poétesse insoumise
La princesse Wallada, née à Cordou en 994 est la dernière fille d’un khalife Omeyyade. Sa mère était probablement, une esclave d’origine grecque. Suite à l’assassinat de son père, elle hérite de sa fortune et organise de somptueux salons littéraires.
A la fois belle, cultivée et libre, elle décide alors de s’affranchir des carcans de l’époque. Elle délaisse alors le voile et porte les vêtements transparents des femmes de harem. Elle pousse l’audace jusqu’à faire broder en fil d’or sur la manche droite de ses robes cette inscription : « par Dieu, je suis qualifiée pour les hautes positions, et j’avance fièrement dans mon chemin » et sur la manche gauche, « je permets à mon amant de caresser ma joue et j’offre mon baiser à celui qui le désire. » En son palais, elle prend part également à de nombreuses joutes poétiques sans aucune censure quant à l’expression de ses sentiments et de ses désirs. C’est à cette occasion qu’elle rencontre le poète Ibn Zaydoun dont elle s’éprend et à qui elle adresse des poèmes enflammés :« Sois prêt pour ma visite à l’obscurité,
Parce que la nuit est la merveilleuse
Gardienne des secrets.
Si le soleil sentait l’étendue de mon amour
Pour toi,
Il ne brillerait plus,
Et les étoiles s’éteindraient d’émoi »Une dispute probablement due à la jalousie met fin à cette idylle et Ibn Zaydoun continuera à écrire à son amour perdu jusqu’à la fin de sa vie sans pouvoir la revoir toutefois. Elle prend alors pour amant, un vizir et plus tard s’éprend d’une femme dont elle fait l’éducation et qui deviendra à son tour poétesse. Car son salon devient alors une école pour femmes de toutes conditions. Elle y enseigne à la fois la poésie mais aussi l’art de l’amour et ses raffinements jusqu’à l’âge vénérable de cent ans….
Dans la plus pure tradition arabo-andalouse, ces poèmes célèbrent le bien-aimé, l’ivresse de la sensualité à l’image de ces quelques rares textes incandescents qui ont pu nous parvenir :Regrets
Lorsqu’en hiver nous nous
Rendions visite, les braises du
Désir me brûlaient la nuit
Durant
Comment se fait-il que
J’en sois venue à être séparée
De lui, c’est bien le Destin qui
Précipita ce que je voulais éviter.
Les nuits passent sans que je vois
L’éloignement prendre fin,
Sans que je vois la patience m’affranchir
De la servitude du désir.
Que Dieu arrose une terre devenue
Désormais ta demeure, en
Déversant une pluie abondante
Et ininterrompue. »
Les Adieux
Une amoureuse a perdu patience
Et te fit ses adieux pour avoir
Ebruité un secret, à toi, confié.
Elle regrette de n’être pas restée
A tes côtés plus longtemps,
Maintenant qu’elle te reconduit
Pour faire ses adieux.
O toi le jumeau de la pleine lune
Pour l’élévation et l’éclat,
Que Dieu préserve l’instant qui
Te fit naître.
Si après ton départ, mes nuits
Sont devenues longues
Que de fois ne me suis-je plainte
De leur brièveté en ta compagnie. »
Emily L. de M. Duras : le poème perdu
Faire sans cesse l’expérience de la dépossession, c’est cela, pour M. Duras, écrire, dans une sorte de ravissement ou d’étrangeté intime. L’écrivain, en acceptant de se confronter au réel, se dresse seul et presque sans recours, face à cet inconcevable qu’elle nomme « l’infini ». L’œuvre porte la trace et la nostalgie de cet impossible à dire en une sorte de limite ultime contre laquelle elle ne cesse de buter : « Écrire, c’est traduire ça, le mortel dans la vie. C’est une tentative déraisonnable ». [2] De cette « folie » que constitue l’écriture, le personnage d’Emily L., nous paraît emblématique.
A travers ce roman, M. Duras, scénarise ce travail de l’écriture et plus particulièrement de l’écriture poétique. En effet, quand elle ne navigue pas sur toutes les mers du monde, Emily L. écrit des poèmes. Dans une sorte d’indifférence ou d’absence à elle-même, elle écrit comme on respire, presque qu’à son insu. De ces textes qu’elle dissémine dans sa maison de l’île, un seul émerge toutefois. Ce poème, écrit par une froide et lumineuse journée d’hiver, lui paraît condenser une sorte de vérité fulgurante qui la blesse et l’étreint comme une déchirure. Cet écrit toutefois ne se manifeste d’emblée qu’à travers sa disparition, car son époux, « le capitaine », l’a détruit. Jaloux de cette activité qu’il ne comprend pas, il a brûlé ce poème, comme s’il voulait ainsi éradiquer cette part secrète et inconnue d’elle-même ou l’écarter à jamais de cette zone dangereuse : « Le Captain avait lu le poème à travers les ratures et les régions claires de l’écriture. Cette région-là lui paraissait plus étrangère que celles dont elle avait douté. Elle disait à travers les ratures que certains après-midis d’hiver, les rais de soleil qui s’infiltraient dans les nefs des cathédrales oppressaient de même que les retombées des orgues. » [3] Il ne peut supporter qu’en écrivant ainsi, Emily lui échappe. Comme une intime brûlure, son écriture lui fait offense. La perte est ici irrémédiable car elle sait qu’elle ne pourra jamais retrouver l’énigmatique et douloureuse beauté de ce qu’elle croit avoir égaré. Son contenu nous est toutefois offert : « Dans les régions claires de l’écriture, elle disait que les blessures que nous faisaient ces mêmes épées de soleil nous étaient infligés par le ciel. Qu’elles ne laissaient ni trace ni cicatrices visibles, ni dans la chair de notre corps ni dans nos pensées – qu’elles ne nous blessaient ni ne soulageaient – que c’était autre chose. Que c’était ailleurs. Ailleurs et loin de là où on aurait pu croire. Que ces blessures n’arrangeant rien, ne confirmaient rien qui aurait pu faire l’objet d’un enseignement, d’une provocation au sein du règne de Dieu. Non, il s’agissait de la perception de la dernière différence : celle, interne, au centre des significations. » [4]
Cette ultime « différence au centre des significations » qui constitue le point nodal du poème, fait écho à un inconnaissable, entre le vide et l’infini, autour duquel gravite le langage et qui constitue à la fois sa part d’ombre et de lumière, à l’image de ces blessures infligées par des « épées de soleil ». S’il n’y a pas de vérité ultime qui pourrait faire objet de savoir ou d’enseignement, il reste toutefois ce réseau de signifiants auxquels on peut s’arrimer, pour tenter de circonscrire ce vide, pour tenter d’exister. Car, pour M. Duras, le sentiment même de la vie, se tient à la jointure de l’écrit : « Quand il n’y a pas d’écrit, c’est comme si rien n’avait été vécu, c’est terrible. » [5] De la même façon, pour Emily, ce poème détruit s’inscrit là comme une sorte de rappel de quelque chose d’essentiel, qui lui paraît rassembler tout son être, mais qui sans cesse se dérobe. Ainsi, il ne peut être réitéré ni même retrouvé car il contient une vérité « insu » qui ne se maîtrise pas
A partir de là, Emily n’écrit plus, comme s’il était désormais vain de vouloir atteindre cette zone irradiante qui n’est peut-être que le pur vertige d’un manque. Si nous sommes arrimés à ce processus de la signifiance qui n’a qu’une valeur purement différentielle – un mot ne prenant sens que par rapport à un autre-, on peut avancer l’hypothèse qu’à travers ce poème, elle prend conscience de ce qui lui fait partiellement défaut : un arrimage ou un appareillage signifiant qui lui permettrait de s’inscrire dans la réalité ou d’être pleinement présente à elle-même. Emily boit comme elle voyage, pour inlassablement s’effacer. Toujours entre deux eaux, aux confins, elle navigue sans que rien ne puisse l’arracher à cette déperdition d’elle-même en dehors de ce clair et fugace instant qu’elle tente de capter. Cette inscription signifiante pourrait constituer une boussole ou un chemin qu’elle ne parvient pas toutefois à suivre. Cela est consommé par l’anéantissement du texte qui semble venir métaphoriser ce rapt ou ce ravage de l’être. La spoliation de son objet, l’écriture, vient ainsi définitivement redoubler celle de son identité.
Il y a là une sorte d’insondable décision de l’être, écrire ou se perdre, qu’elle ne parvient pas à réaliser. D’autres la prendront à sa place, de la même façon que la mise à mort de son écriture est assurée par un agent extérieur, son époux. La faute ou le défaut d’être, de même que sa possible réparation, se trouvent en quelque sorte projetés à l’extérieur et assumés par l’Autre. En effet, le gardien de l’île, de cette maison natale où elle ne reviendra jamais, sauvera quelques-uns de ces écrits qu’il remettra à son père, lequel en assurera la publication. Sans le savoir, elle acquiert ainsi une certaine renommée. Tout se passe presque sans elle. De sorte qu’il n’y a pas trace en elle d’attente. Elle se tient là simplement dans une sorte de nudité ou de désœuvrement. Ce poème emporte avec lui la vision de l’essentiel. Il constitue pour elle, à la fois une énigme, une ellipse et une éclipse, dans la simultanéité de son effraction et de sa disparition. Il lui vient en quelque sorte d’un « dehors », d’un ailleurs. Ailleurs que ce qu’elle est, dans ce lointain qu’elle tente de rejoindre à l’horizon de son incessante navigation désormais sans translation.
C’est cette obscurité irradiante que M. Duras tente d’atteindre dans ses écrits, dans un était de dépossession de soi ou d’ouverture absolue qui s’apparente à ce qu’elle nomme la « confusion mentale » de l’enfance. C’est pourquoi le seul poème véritable est, selon elle, « celui qui a disparu » ou celui qui n’existe pas. La parole ne peut que se confronter à son impossible même, impuissant à dire ce Tout d’un réel qui irrémédiablement nous échappe. L’écriture n’est pas un processus de remplissage mais d’effacement, de substitution, qui lui permet de convertir la souffrance en « malheur merveilleux » : « Il me semble que c’est lorsque ce sera dans un livre que cela ne me fera plus souffrir… que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé. Je découvre ça avec cette histoire que j’ai avec vous : écrire, c’est ça aussi, sans doute, c’est effacer. Remplacer. » [6]
Ainsi ce poème perdu paraît contenir pour Emily, toute « l’inintelligibilité de la vérité », qu’elle définira en dernière instance comme cette place laissée vacante ou cette chance laissée à l’amour, sorte de vacuole de vide libérant le désir et l’espoir d’une possible renaissance de soi vers l’Autre : « Je voulais vous dire ce que je crois, qu’il fallait toujours garder par devers soi, voici, je retrouve le mot : un endroit, une sorte d’endroit personnel, c’est ça, pour y être seule et pour aimer. » [7]
Nous laisserons à cette parole retrouvée face à l’oubli du poème, le mot de la fin. Mot perdu ou troué face à l’inconnaissable qui creuse toutefois l’espace d’une attente et d’une invention toujours renouvelée, qui formerait comme la mélodie secrète d’un interminable et universel poème, lieu d’une possible fraternité à travers la communauté du verbe : « Elle était quelqu’un qui avait tendance à croire que partout on écrivait le même poème à atteindre à travers toutes les langues et toutes les civilisations. » [8]
Extrait de Écrire pour vivre, Paris, L’Harmattan, 2017
Sohrab Sepehri : l’oasis de l’instant
Sohrab Sepehri (1928-1980) est un poète et peintre perse. Il est né à Kāchān, une oasis au cœur du désert où il aimait à se réfugier dans la solitude et le silence… Son père était un musicien qui jouait du Tar et un calligraphe et sa mère était également poétesse. Il passe son enfance dans l’un des plus grands jardins de Kāchān où il apprend à regarder, contempler, méditer : « Je me suis lavé les mains et le visage dans l’eau courante ; je me suis laissé aller dans le vent. Je brûlais de la passion de contempler. Si un jour je ratais le lever ou le coucher du soleil, je me sentais coupable. La tombée ce la nuit m’a habitué à la méditation, m’a appris la contemplation. » [9] Les dunes du désert lui apprennent la modestie car « là où y avait l’horizon, on ne pouvait qu’être modeste. » Ce jardin, cet éden perdu, rempli d’acacias, de grenadiers et de nénuphars bleus, de pigeons et d’hirondelles, se retrouve dans de nombreux poèmes et vient fertiliser son écriture dans une floraisons d’images éclatantes :
Sepehri éprouve également un grand attrait pour l’Asie et séjourne au Japon, où il apprend la gravure sur bois avec un maître et s’initie à l’art de dépouillement. Il s’intéresse également à l’Inde et ces mythes. Il voyagera dans de nombreux pays. Il appréhende la nature avec le regard d’un peintre sensible au moindre détail : le sillage d’une hirondelle, la vivacité d’une source, le vert des prairies…
Il appelle ce monde « l’oasis dans l’Instant » ou Hichestàn c’est – dire un « nulle part » derrière lequel « le parasol du désir reste à jamais ouvert ». Cet autre lieu pourrait symboliser ce pouvoir de métamorphose de l’art qui crée une autre dimension de la réalité pour la transformer en vision en signes… Dans cet espace différent de l’univers poétique, l’Instant est tendu vers l’éclosion de l’évènement est l’évènement est un état d’âme, une présence qui s’ouvre à l’Heure. L’Heure est cet instant où temps et espace ne font plus qu’un dans le dévoilement de la parole. [10]
Cet ailleurs qui s’apparente à un songe, cet univers « sans épines », presque paradisiaque, la nature sans cesse nous le révèle pour peu que nous sachions le voir.Ailleurs
Entre l’instant et la terre,
La tige ne subit aucune crainte.
O compagnon de route,
Nous avons rejoint l’éternité des fleurs !Confie l’éclat de tes yeux au sable et à l’étoile :
Il n’y a aucun secret sur le sillon du regard,
Ni aucune trace de peur sur la terre,
Ni aucun signe d’étonnement sur l’azur de là-haut.Plonge-toi dans le chant de l’oiseau !
Aucune angoisse de l’aile ni de la plume
Ne voilera ton visage.Dans l’envol de l’aigle
Ne se projette pas l’image de l’abîme.
Pas une épine ne sépare les yeux du regard.Au départ il apprend l’art de la poésie en composant de nombreux ghazals en compagnie d’un ami poète, ce qui aura pour effet de le plonger dans un état de rêverie permanent : « J’étais engagé dans un échange agréable avec la vie et je marchais en amour. Je lisais moins de livres. J’observais davantage. Au milieu des tracés de ma solitude, j’entrais en extase. » [11] Il se lie également d’amitié avec Forough Farrokhzad, son âme sœur poétique, avec qui il partage cette alternance permanente d’ombre et de lumière, de joie et de mélancolie profonde dans un clair/obscur permanent. Sohrab compose ses textes parfois en peintre, comme des tableaux colorés d’où surgit la puissance d’un souvenir, d’une évocation envoutante ou parfois de sortes de paraboles jamais exemptes d’une pointe de dérision. L’eau en tant que source de vie, est omniprésente dans son œuvre, ce ruissellement de l’instant jaillissant comme une cascade ainsi que ce vert des jardins qu’abreuve l’amour.
Ainsi le mot doit s’apparenter au vent et à la pluie même, s’imprégner des odeurs de la terre, « planter un arbre au coin de chaque parole », sentir le poids de l’être, voguer sur tous ces éblouissements pour atteindre l’illumination, dépoussiérer l’habitude pour retrouver la fraîcheur du regard quand il ne s’agit que d’être « vaste, seul et humble ». Il faut aussi beaucoup marcher et traverser l’horizon et « parfois monter une tente dans la veine d’un mot » pour traverser, atteindre l’étendue « de la genèse des feuilles », retrouver l’enfance aux eaux salées, chercher le cerf-volant de l’autre jour, vivre « tant qu’il y a des coquelicots », voir le visage de Dieu dans la palpitation du jardin… Rêver d’une ville mythique où « les poètes sont les héritiers de l’eau, de la raison et de la lumière », où chacun porte en lui-même son propre ciel et l’existence n’est plus qu’un « sansonnet qui s’envole », ou la femme est cette « houri du verbe originel au moment de la brillance du soleil ». Il faut alors « fermer les livres. Il faut se dresser/Et marcher sur le prolongement de l’Heure. /Il faut contempler les fleurs, /Prêter l’oreille au silence du mystère,/Courir jusqu’au fin fond de l’Etre./ Il faut répondre à l’appel parfumé de la terre du Néant./Et atteindre le lieu où se rencontrent l’arbre et Dieu. Il faut s’asseoir/au seuil de l’expansion mystique/quelque part entre l’Extase et le Dévoilement. » [12]
Extraits :
« Un éventail était visible dans la main de l’été.
Voyage de la graine vers la fleur.
Voyage du liseron d’une maison à l’autre.
Voyage de la lune au bassin.
Poussée soudaine de la fleur colchique.
Coulée de la jeune vigne sur le mur.
Tombée de la rosée sur le pont du sommeil.
Saut de la joie sur le fossé de la mort.
Traversée de l’évènement de derrière de la parole.
« C’était midi :
Heure initiale de Dieu.
Le désert chaste du sable
Prêtait l’oreille
Au murmure mythique de l’eau :
Œil grand ouvert
Aux étages multiples de la perception.
La cigogne, simple accident blanc
Au bord de l’étang,
Dépouillait le relief de sa présence
Dans l’image pure de l’isolement.
L’œil s’ouvrait à l’Heure dilatée de l’Eau.
La pure saveur des signes
S’effaçait aux terres salées du désert.Jusqu’où dans le désert
Le jardin vert de la proximité
Etendra-t-il la forme pure
D’un rêve enchanté ?O toi, pause sublime
Dans l’intimité frémissante
Des herbes de l’imminence,
Vers quelle direction de notre regard
Le néant irisé
Projettera-t-il son mirage ?Et l’homme, dis-moi
Le découvrira-t-on un jour
Comme chant de l’offrande
Dans le verger de l’espace ?O subtilité d’un commencement originel,
Vide est la place de nos paroles fascinées.
"Il ne nous appartient pas de percer le mystère de la rose.
Nous ne pouvons à la rigueur
Que nous baigner dans la magie de la fleur.
Dresser notre tente par-delà le savoir.
On tremper notre main dans le sortilège d’une feuille.
Et nous mettre ensuite à la table du banquet.
Et à l’aube, quand se lève le soleil, renaître à nouveau,
Donnant libre cours à nos exaltations.
Arrosons de fraîcheur la perception de l’espace,
De la couleur, du son et des fenêtres.
Et laissons filtrer le ciel entre deux syllabes de l’Etre.
Vidons et remplissons nos poumons du souffle de l’éternité.
Allégeons le dos frêle des hirondelles du fardeau du savoir.
Enlevons leur nom aux nuages,
Aux platanes, aux moustiques, à l’été.
Et empruntant les traces humides de la pluie,
Gravissons les hauteurs de l’amour.
Et ouvrons la porte à l’homme, à la lumière, à la plante, à l’insecte.
Et peut-être devons-nous poursuivre
L’appel de la Vérité
Entre l’immémoriale vision du lotus
Et l’actualité de notre siècle."
La parole nomade de Lorand Gaspar
Lorand Gaspar est né en 1925 en Transylvanie occidentale. En 1943 il fuit l’invasion russe pour l’Allemagne puis le nazisme et finit par arriver à Paris où il entreprend des études de médecine. Par la suite il deviendra chirurgien à Bethléem puis au Liban. Il séjourne ensuite à Jérusalem où il découvre le désert de Judée puis en Grèce et finit sa carrière à Tunis où il réside à Si Bou Saïd dans une maison surplombant la mer.
De cette expérience originelle de déracinement ou d’exil imposé, il aura su faire une force ou un mode de vie enclin au nomadisme à la fois existentiel et poétique. Chaque voyage constituant pour lui une sorte d’accroissement de l’existence, un supplément de vie ou de désir : « à jamais sans racines au-dehors /autre que l’eau, autre qu’aller/dans le cœur ouvert au désir/au battement propre des choses/La part insondable de chacun/Visages de mots à jamais/dissonants, mités, maladroits/toujours éperdus de clarté/en quête d’étendue, la même/Sans bornes dehors ni dedans. » [13] De la même façon sa rencontre avec le désert est un élément fondateur de son œuvre où il fait l’expérience paradoxale d’un extrême dénuement débouchant sur un pur sentiment de plénitude. Il devient alors ce « sol absolu » qui irrigue toute sa poésie : « Nuits d’hiver transparentes au désert de Judée, d’une densité, d’une compacité difficile à exprimer. Sentiment de toucher du doigt, d’ausculter les pulsations d’un « corps » qu’aucun extérieur ne vient limiter. Toucher des yeux, des doigts et de l’esprit une « loi » éternelle, au rythme unique qui lie les pierres de ce désert, quelques herbes, mon corps et les aiguilles glacées des étoiles. Crissement de la neige des nuits claires de mon enfance. » [14] De cet horizon sans bornes surgit une sorte d’ivresse ou de fulgurance qui s’apparente aux neiges de l’enfance. Ainsi qu’il s’en explique dans les « Carnets de Jérusalem », le désert n’a jamais été pour lui une figure du néant, bien au contraire, de cette nudité essentielle, surgit le sentiment ineffable de l’insondable : « Manière de faire affluer dans mon corps, dans ma pensée, ce qui me déborde infiniment » [15]
Le poète se définit alors comme un bédouin éperdu de lumière et de mouvement dans l’ouverture illimitée de l’espace. Il connaît alors des « des matins fous d’étendue/de désert et de mer », toujours en quête de « mots pour courir de vastes étendues/où la lumière se penche et tremble un instant ». [16] La vie devient alors un perpétuel voyage, une quête de beauté ou d’accroissement qui passe nécessairement par l’enrichissement de l’altérité : « Dans notre monde de « bruit et de fureur », il nous faut refaire sentiers et lieux en nous-mêmes. Ou dans un sourire. Dans l’écoute de l’autre. Dans un poème. » [17] Ce nomadisme est ce qui permet l’intensification de la vie dans sa confrontation avec la lumière comme un feu ardent et illimité. Du vide naît l’incandescence et l’ivresse de vivre sans peur et sans limitation : « désir sans bornes de creuser encore/traverser déserts et montagnes/afin d’encore et encore revenir/à une source en soi plus proche que -/la peur, la joie d’aller à découvert » [18]
Ainsi le poème est une marche illimitée à travers la clarté où une fenêtre où se mêlent ciel et mer. Il le compare à une vitre où il appuie son front pour mieux voir : Le poème n’est rien d’autre qu’une manière de nous éclairer, de donner un visage au monde, de nous rassembler ». Mais ce cheminement erratique ne débouche sur aucune résolution possible ainsi qu’il le décrit dans « Sol absolu », seul compte la marche ou le mouvement : « Tous ces chemins que j’emprunte débouchent sur quelque impossible où seul l’exercice vertical de la parole maintient le mouvement : menace, bonheur et perte. Et nulle part de terme qui résoudrait, qui rassurerait. Rien que ce mal étroit, rien que ce large qui excède. » La poésie est cette parole, fragile, inutile et trouée qui porte en elle à la fois le mystère et la saveur de l’existence. Elle est pure ouverture à la façon d’un sentier ou d’une piste, n’emportant avec elle, que le pur bonheur de déambuler… Le poème ne fait donc pour Lorand Gaspar qu’aggraver le questionnement puisqu’il est « le texte de la vie même, travaillé par le rythme des éléments, construit, érodé par tout ce qui est ; fragmentaire, plein de lacunes (…) » [19]A l’instar d’un peintre chinois, la poésie doit savoir combiner le vide et le plein en laissant des zones de brume et d’incertitude pour mieux capter et restituer cette vie ineffable qui pour Lorand Gaspar est une recherche permanente d’ouverture, d’horizon et de fulgurante clarté.
Depuis tant d’années je lave mon regard
Dans une fenêtre où ciel et mer
Depuis toujours sont sans s’interrompre
Où leurs vies sont un, sont innombrables
Sont une fois encore dans mon âme
Un champ magnétique d’épousailles
Une goutte de lumière-oiseau.Depuis tant d’années je demande
A la première couleur si fraîche
Sur les lèvres humides de la nuit
D’être la peau et d’être la pierre
Où mes doigts rencontrent le secret,
Ce savoir qu’ils sont et celui qui est
Des tonnes infinies de lumière.
Du plus pâle au tranchant du plus sombre
Sans s’interrompre entre sang et pensée
Entre feuille pinceau étendue
Corps de liquide musique à jamaisComme un jardin plein de tâtonnements.
De fruit en fruit, de soleil en soleil
La marche enflait. Où se brisait la vague
Le dessin mis à nu enseignait le désir
D’aller à la sève des corps et des pensées.
Franchir océans et déserts
Comme si le silence d’être ici savait
Se savait porteur bref de clarté indivise
Patmos« Nous sommes, chacune et chacun, comme le sillon d’envol d’une goutte de vie-oiseau à la recherche d’un passage dans les courants qui tour à tour nous portent et nous menacent. A la recherche d’un peu plus d’énergie, de lumière et d’amour. » Arabie heureuse
Véronique Saint-Aubin Elfakir