Cécile Guivarch : Chère Danièle Faugeras, dans Opus incertum, vous rassemblez l’intégralité de vos textes poétiques, édités ou non édités de 1975 à 2020. A lire cette anthologie, j’ai senti l’importance pour vous de les avoir assemblés, tant votre œuvre forme une cohérence, un cheminement, une maturation de la pensée poétique. Votre poésie est forte de présence et de lumière. Vous pourriez nous relater comment votre écriture est née, comment elle semble suivre une quête et ce qui l’a déclenchée ?
Tout d’abord, permettez-moi, chère Cécile, de vous dire mon émotion et ma gratitude d’être ainsi accueillie en tant que poète dans Terre à ciel, après l’avoir été si souvent et de façon si amicalement attentive en tant qu’éditrice et traductrice.
Voilà près de quinze ans, en effet, que ces deux… « sacerdoces » accaparent toute mon activité, et il aura fallu la pause obligée des années covid – et le « temps regagné » – pour que je m‘autorise une vision rétrospective d’une expérience poétique de quelque 45 années, laquelle s’est traduite dans ces deux formes d’écriture, conjointes pour moi, que sont textes et photos.
Je ne suis pas convaincue du bien-fondé – sinon éditorial – d’une datation, qui induit l’illusion d’un commencement ; car, l’expérience poétique étant pour moi indissociable de l’expérience de vivre, j’aurais plutôt tendance à penser qu’elle m’a accompagnée « de tout temps », pas nécessairement sous la forme de productions, écrites ou autres, mais comme une attitude ( : « manière de tenir son corps, position que l’être animé lui donne, par ses propres réactions, sans contrainte extérieure », dit le dictionnaire ) qui m’aura permis de traverser les années disons de « formation » dans une curiosité et une passion constantes pour le « réel » (extérieur et intérieur communicants, comme les vases du même nom), avec un intérêt privilégié pour les œuvres, littéraires, philosophiques et artistiques, qui en faisaient leur préoccupation première.
La date de 1975 marque en fait le moment où s’est prise la décision de traduire en mots et en images l’expérience de vivre qui était la mienne, et d’en conserver une trace. (Second « stade du miroir » ? Où la langue assumerait la fonction maternelle ouvrant à une re-connaissance mutuelle de soi et du monde…) Et s’il fallait trouver un motif à cette décision, je le verrais sans doute dans une mutation de mon mode de vie survenue à ce moment-là : abandon de la vie citadine et du salariat pour construire (physiquement et mentalement) une existence plus créative dans des paysages plus… naturels.
En assemblant ces traces, j’ai d’abord vu, non sans surprise, dans le miroir qu’elles me présentaient, une grande diversité – de formes, de thèmes, de rythmes, de tons… ¬ en même temps qu’une cohérence certaine. Constat faussement paradoxal, qui traduit seulement cette certitude tôt apparue : le « style » n’appartient pas à l’ « auteur » mais dépend de sa relation à la « chose vue » ; chaque expérience de vivre en prise sur le réel suppose d’inventer à chaque fois une langue « autre », à même de rendre une situation à chaque fois « in-édite ». Ce qui importe, c’est l’adéquation entre expérience poétique et expérience de vivre. La cohérence de l’ensemble ne dépend donc pas du style, nécessairement variable, mais du cheminement. Vous dites : « suivre une quête ». Oui, et même pourrait-on aller plus loin : « être une quête ». Ainsi Porchia : « Avant de suivre mon chemin, j’étais mon chemin. »
Cécile Guivarch : Publier une œuvre en un livre de quelques 960 pages, ceci n’est pas rien. En quoi était-ce important pour vous cette publication en un seul volume ? Et pourquoi ce titre Opus incertum ?
Votre question ravive certaines hésitations qui ont accompagné ce travail.
Dans un premier temps, ce qui me préoccupait, c’était précisément de retrouver, de faire apparaître ce cheminement. Dans un pur souci de confort personnel. (Il faut dire que mes recueils précédemment édités sont parus dans le désordre : derniers écrits, premiers publiés.)
Et puisque, tout à coup, j’ « avais le temps », pourquoi ne pas m’offrir une « rétrospective », comme je l’ai fait au cours de cette même période avec mes photographies ou les dvd de ma filmothèque ? Pas question de publication, donc, à cette étape.
Il a fallu l’enthousiasme de mon amie Claudine Bohi ¬ je la remercie au passage — qui, curieuse de cet investissement, a souhaité lire la maquette, pour me convaincre qu’une publication pourrait être utile à quelques lecteurs…
Une fois la décision prise, tout s’est enchaîné au plus vite : inutile de jouer hypocritement la carte de la recherche d’éditeur ; PO&PSY disposait d’un outil approprié, avec sa collection in extenso dédiée aux œuvres poétiques complètes, où étaient déjà parues mes traductions de Porchia, Garcia Lorca, et autres pépites (plutôt lingots, au vu de la taille !) : Paolo Universo, Hanne Bramness, Abbas Kiarostami, et le merveilleux Urs Jaeggi qui nous a quittés en mars…
Le titre ? Eh bien, il s’est imposé tout naturellement quand j’ai pris conscience de la diversité des recueils : cette mosaïque d’éléments en apparence disparates, de formes et de dimensions irrégulières, m’a tout de suite fait penser à cette technique de maçonnerie, venue de l’antiquité romaine, à laquelle j’avais si souvent eu recours pour remonter des murs de pierre sèche ou daller un sol. Bien sûr, à l’âge du béton, même les maçons ne connaissent plus le terme, ou bien le réduisent à « opus ». Mais rassurez-vous, j’en donne la définition d’entrée. Laissant au lecteur curieux (pas nécessairement latiniste) le soin de découvrir dans le mot à mot un sens second, plus intime.
Cécile Guivarch : Je perçois beaucoup de lumière dans vos écrits et ceci également dans les 34 photographies qui accompagnent les textes. Vous les nommez écritures de lumière. Je trouve cela très beau. Du coup, je me demande si pour vous photographie et écriture s’accompagnent et de quelle manière ?
Oui, je disais dans la première question que textes et photos sont deux formes d’écriture conjointes pour moi. Je ne les utilise pas en miroir, l’une illustrant l’autre, mais simultanément. L’écriture de textes, la traduction et la lecture occupent ma vie assise, immobile ; la photographie accompagne mes promenades.
Quand je parle d’ « écriture de lumière » (qui est le sens littéral de « photographie »), ce n’est pas par affèterie, c’est seulement pour dire que ce qui prévaut pour moi dans cette technique, ce n’est pas le « sujet » qu’elle permet de « fixer » mais les tracés, toujours inattendus, que la lumière invente en se posant sur les formes les plus banales, les plus insignifiantes, et par lesquels elle les trans-forme. Comme l’ « écriture de mots », en se posant sur l’expérience de vivre la plus quotidienne, la trans-cende.
Cécile Guivarch : Bien souvent en vous lisant, j’ai ressenti une écriture recherchant une forme d’épure. A un moment, votre écriture se transforme en petits poèmes de trois lignes, on pourrait dire des haïkus (sauf si vous leur avez donné un autre nom). L’impression que vous cherchez l’essence du poème, tout en ne négligeant rien de la richesse de la langue française. Vous avez traduit pour PO&PSY Antonio Porchia ou encore Cid Corman. Ces auteurs cultivent l’art du bref, du dépouillé, de l’aller au plus pur. Chose que l’on peut ressentir dans certains de vos textes. Ainsi, je me suis demandée si la lecture, la traduction de ces auteurs, ou bien d’autres, a pu avoir une influence sur votre écriture et pourquoi ils ont pu vous intéresser ?
Non non, ce sont bien des haïkus, et métrés selon la forme canonique, qui plus est ! Contente que cela passe inaperçu, c’est la preuve qu’il n’y a pas de chevilles !
Sans entrer dans de vaines polémiques, je dois dire que j’ai résisté longtemps à utiliser le haïku, ce précieux prototype des écritures brèves, au prétexte de l’inadaptabilité des formes linguistiques (pour une traductrice, ce n’est pas bien glorieux…) et je regrette de m’être privée si longtemps de cette contrainte libératrice !!!
C’est un exercice extrêmement stimulant, qui oblige à « réduire à l’essentiel » (encore une formule qui ne me lâchera plus), à se préoccuper du rythme et de la musicalité du vers plus que de l’ « à dire ». Et en effet, vous l’avez bien vu, cela oblige à recourir à toute la richesse de la langue : il s’agit de trouver LE mot juste ! (Quand la place manque, pas question de s’encombrer de tout un arsenal descriptif) Et – miracle de la pensée orientale : le mot « simple » !
Exercice de la difficulté (« Le simple, c’est ce qu’il y a de plus difficile », disait Giacometti), exercice de la patience, exercice de l’humilité. Récompensé par l’émerveillement…
Quant à la question de l’influence : le parti pris de PO&PSY, de se limiter aux écritures brèves (il en existe de multiples formes), est venu après coup. En créant la collection, nous étions bien d’accord, Pascale Janot et moi, pour nous en tenir à des poésies « essentielles » par leur forme comme par leur contenu. La moindre des choses si l’on entend résister à la tendance actuelle à la pléthorisation des marchandises et des informations, qui s’assortit d’un appauvrissement des langues et d’une uniformisation des comportements…
Donc : Porchia, Cid Corman, Ernst Jandl, Abbas Kiarostami, Claudine Bohi, Jacques Ancet, Myriam Eck, etc. ont été invités chez PO&PSY en… connaissance de cause. Nul doute que les échanges avec eux et/ou leur poésie ont renforcé des dispositions déjà bien affirmées en faveur du « bref ».
Si je cherche dans mon parcours d’avant-PO&PSY, je revendiquerai bien volontiers un goût très prononcé pour la « grande triade » que représentent pour moi Ponge, Michaux et Reverdy. Et aussi – plus probant quant à la forme : Celan et du Bouchet.
Et puis, évidemment et surtout : les poètes, romanciers et cinéastes asiatiques (Japon, Chine(s), Corée, Vietnam) dont je fréquente les œuvres depuis… bien longtemps.
Cécile Guivarch : « Debout / immobile / face au battement de la mer ». Ici, et dans d’autres textes, je pense à la sensation océanique. Comment cette sensation et l’émerveillement s’inscrivent dans votre écriture ?
Ce texte (vraiment) initial est sans doute exemplaire de mon rapport à l’écriture – lequel n’a finalement pas changé malgré la grande variété de formes, de tons et de niveaux (concret / abstrait) qui caractérise celle-ci.
L’expérience vécue est toujours première : « Ne pas pré/tendre // accueillir /ce qui vient » écrivais-je dans mes « dispositions III » ; et j’ajoutais (prudemment) : « crois-tu… » car, en effet, les conditions ne sont pas toujours (pas souvent) réunies, dans la vie dite « active », pour qu’une relation « intime » s’instaure avec le monde comme avec soi-même.
Une posture on ne peut plus anodine comme « debout / immobile/ face à… » suppose une disponibilité de tous les sens, une « vacance » de l’espace mental, un désir d’ « aller vers », tributaires d’un effort de « dé-coïncidence » (le terme est de François Jullien). Ce souci de dégagement, pour maintenir l’écart qui permet d’accéder (et non pas séparer, contrairement à ce que l’on croit / craint), je sens bien qu’il m’habite en permanence, dans toutes les situations de la vie ; et qu’il motive aussi un travail continuel de pensée « nég-active » (toujours François Jullien) à l’encontre des idées reçues, qui n’est en rien antinomique de l’expérience sensorielle, qui plutôt l’étaye, mettant à sa disposition un langage enrichi/épuré.
Ainsi, me laissant envahir par la « sensation océanique » (il me plaît que vous ayez employé cette expression, qui a été à l’origine d’une intéressante controverse entre Romain Rolland et Freud, marquant les limites de la psychanalyse), je ne suis pas pour autant hors langage, confrontée à de « l’ineffable » ; les mots viennent, comme l’écume ils frangent les vagues des sensations, imbibent le sable-corps et y impriment les images. Il suffira ensuite de les recueillir, de les trans-crire. Cela peut prendre plusieurs années…
Cécile Guivarch : Et pour revenir encore à ce passage cité dans ma précédente question, j’entends la résonance de la mer en soi, mais aussi face à tous ces battements. J’ai senti l’instant et l’éternité dans quelques mots. Ceci est un point commun dans la plupart de vos textes. J’ai senti le présent qui est peut-être un hier ou un demain. La notion d’horizon. En quoi ces notions pourraient être fondamentales pour vous ?
Merci, Cécile, pour cette belle question.
Peut-être touche-t-on là à l’essence même de la poésie ? de cette attitude non plus connaissante et maîtrisante, mais « connivente », en communication tacite avec le monde, qui par-là même devient capable de repérer dans les manifestations infimes de celui-ci un infini possible.
En ce double sens, précise le philosophe, que « l’infime est gros d’un développement que rien d’emblée ne contient sous sa mesure et qui donc en son principe est infini ; ou bien, en sens inverse, que l’Infini peut poindre déjà en ce « point » le plus humble – inconsistant – de l’infime. En quoi celui-ci est bien le point obscur en même temps que le point crucial – nodal – de la pensée comme de l’existence. »
L’expérience poétique consisterait donc – pour moi du moins – à suivre le fil du déploiement des êtres et des choses, de l’infime à l’infini, de l’amorce à l’étalement.
« Il n’y a là nul basculement fusionnel, aucun glissement compensatoire dans l’extatique ou le mystique, comme l’a prôné en Europe tant de mauvais lyrisme, on ne verse alors dans aucun irrationalisme (il s’agit là d’un amont de la raison et non de son refus polémique) – sur quoi la fameuse « communion » ou symbiose avec la nature, venant en réparation de la raison connaissante, laisse pour le moins planer l’équivoque. (…) Que ce ne soit donc pas un moi-sujet qui se projette dans le paysage en faisant de celui-ci le confident de son émotion, mais que ce soit le paysage qui, en se singularisant, me fasse entrer dans son champ tensionnel, en résonance avec sa variation, fait reparaître – de dessous l’esprit s’affirmant autonome (le sujet insulaire connaissant et voulant) – mon appartenance plus originaire au monde : un monde sorti de son indifférence et sur lequel se branche ma vitalité. »
Pardon pour cette citation un peu longue de mon philosophe préféré (vous l’aurez compris) mais depuis que je suis son travail (c’est-à-dire : à partir de 1985, avec la parution de La valeur allusive, sur la poétique chinoise ancienne, jusqu’à… mars 2021, avec Ce point obscur), le dialogue tacite qui s’est instauré, me remplit de joie, l’émerveillement de l’expérience poétique se redoublant, grâce à lui, d’une compréhension lucide et apaisée de l’existence.
Cécile Guivarch : Beaucoup de lumière, mais aussi celle contenue dans les couleurs. La lumière mais aussi les matières, dans la nature et jusqu’aux tissus. Je suis touchée de votre recherche autour de la lumière. Je serai ravie si vous pouviez approfondir un peu.
Eh bien, tout cela – mon rapport aux couleurs, aux matières – me fait remonter à d’autres périodes de ma vie. J’ai en effet une passion pour les couleurs depuis ma tendre enfance (je me revois passer des heures à classer selon un ordre de préférence toujours changeant la centaine de petits carrés de feutrine – sans doute l’échantillonnage périmé de quelque fabricant – reçue de je ne sais qui je ne sais où) ; et j’ai consacré quelques années de ma vie, c’est vrai, aux matières textiles (réalisant, entre autres, tout le cycle de la laine, depuis la tonte, le lavage des toisons, le filage, le tissage, les teintures naturelles, jusqu’à la création de vêtements). Des expériences sensorielles fortes qui sont venues enrichir mon lexique personnel de sensations physiques, de choix esthétiques, de mots inouïs. Voilà pour la petite histoire.
La lumière ? D’évidence, c’est un « point nodal, vital » de l’existence. Comme le souffle pour le genre animal. Mais paradoxalement, j’ai soutenu, en particulier dans mon travail photographique mais aussi dans mes textes, l’importance de l’ombre (jusqu’au noir – par exemple avec Noir tenir, mon dernier recueil paru) et ce, à partir de deux « constats » liés : d’une part, que l’ombre portée d’une chose rend mieux compte de la nature intime de cette chose que sa présence « éclairée » (ce qui vaut aussi pour ces « choses abstraites » que sont les pensées, avec la nécessité, pour qu’elles soient effectives et non pas de pures « idées », d’une approche oblique, de la réserve du secret…) ; d’autre part, que l’ombre est la condition de la lumière comme celle-ci est la raison de l’ombre. Sans l’ombre, la lumière « tue » la chose, on comprend bien cela quand on vit dans le midi aux heures méridiennes…
Et donc, il m’a fallu tout ce travail sur l’ombre pour vérifier, une fois de plus, que notre langue, fabriquée pour les besoins d’une pensée déterminante et excluante reposant sur les principes de l’ontologie et de la métaphysique, était inapte à rendre un réel « par essence contradictoire et ambigu ». D’où ce correctif faussement naïf dans « Lieu dit » : « Ce n’est pas que la lumière / se met en avant. C’est / que l’ombre / la porte. »
Cécile Guivarch : La notion de l’existence, un « moi qui ne s’en remet pas d’être né ». La réalité de ce moi et la présence de l’autre. Puis plus loin « leur vide / n’est pas / vide ». Et encore « tu es dans / tu es / entre et dehors / à la fois ». Puis, le Tao, si je ne me trompe pas, je l’ai vu apparaître dans votre livre. Est-ce que je m’approche de la source de votre écriture ? Pour vous, les frontières entre poésie, spiritualité, philosophie, etc., existent-elles et comment se traduisent-elles ?
Le Tao ? Je ne sais pas ce que c’est. Si, bien sûr, j’ai lu ce qu’en dit wikipedia et plein de choses écrites « sur ». Je veux dire que, ne l’ayant pas reçu dans mon corps, par ma langue, en arrivant dans ma culture, je ne peux pas savoir « vraiment » – autrement qu’intellectuellement – ce que c’est.
Par contre, quand, m’engageant dans ce projet impossible de « rendre le réel », j’ai buté sur les partis pris de ma propre langue, je me suis rendu compte que d’autres langues – radicalement autres, c’est-à-dire non européennes – avaient pu produire des pensées et des ressources artistiques et technologiques plus adaptées à la réalisation d’un tel projet.
C’est pourquoi, en même temps que « j’entrais en poésie », convaincue qu’il fallait « dire autrement » pour exister autrement, j’entreprenais de faire un sacré ménage dans mon héritage culturel et je me promettais de « surveiller mon langage » (du moins par écrit ; à l’oral, c’est une autre paire de manches !) ; en même temps, je commençais à me refaire une « culture » à partir de ressources textuelles et esthétiques émanant… du monde entier. Sans entrer dans le détail, disons que « j’y suis toujours et de plus en plus », utilisant toutes les ressources à ma portée sans exclusive de genre (polars aussi bien que catalogues d’expos – petite anecdote : c’est aux Rencontres photographiques d’Arles que j’ai appris, en 2003, par des œuvres d’artistes chinois invités, bien avant que les médias n’en parlent, la terrible mutation de la Chine).
Alors : des frontières ? pas vraiment.
Vous avez bien compris : les frontières disciplinaires du savoir occidental sont des partages artificiels (cf. la médecine, qui découpe le corps en pièces détachées), utiles seulement à un système de pensée où la science et l’économie occupent une position (autrefois ?) dominante qui s’avère impuissante à envisager, et donc à résoudre, les effractions du réel (covid, climat…)
La poésie, travaillant sur « l’autre de la langue » est au-delà des frontières – y compris linguistiques, de par la connivence d’un « traduire poétique » soucieux de respecter décalages et écarts.
Cécile Guivarch : J’ai relevé également l’importance de la mémoire. Fait-elle partie selon vous d’un processus dans notre corps et dans notre langue et comment agit-elle à travers l’écriture ?
Je crois avoir répondu en filigrane dans les questions précédentes, en particulier dans celle où je filais la métaphore de l’écume et du sable : les mots viennent, comme l’écume ils frangent les vagues des sensations, imbibent le sable-corps et y impriment les images.
L’humain a fait de tout temps l’expérience de l’inscription de la langue au plus profond du corps : il n’est que penser aux rituels d’initiation des sociétés dites primitives – ou plutôt « en voie de disparition » –, qui consistaient à inciser réellement les corps adolescents, la souffrance y « incorporant » les codes sociaux ; penser, à l’opposé, à ces non-dits familiaux, véritables trous noirs dont les effets catastrophiques peuvent perturber l’existence de plusieurs générations.
Pour en revenir à l’écriture, il est clair pour moi que les images portées par les mots, comme les images du rêve, « travaillent le / au corps », y laissent une trace qui « fait mémoire ». Bien sûr, l’inconscient est là pour y mettre le holà, censurer les images qui fâchent. Le travail poétique – et a fortiori le travail de traduction poétique ¬– suppose une complicité avec l’inconscient, « jouant sur les mots » pour faire apparaître subrepticement les images interdites ou faire entendre l’inouï.
Cécile Guivarch : Au début des années 2000 vous avez créé les éditions PO&PSY, est-ce pour vous une sorte de prolongement de votre manière de voir le monde ? Aussi j’imagine que désormais l’édition laisse moins de place à l’écriture (mais je me trompe peut-être). Comment parvenez vous à relier les deux activités et en quoi l’une pourrait apporter à l’autre ?
Bien sûr ! Quand, en 2008, l’opportunité s’est présentée, à ma comparse en traduction et amie Pascale Janot et à moi-même, de créer une « petite collection de poésie » aux éditions érès, pour lesquelles je traduisais des ouvrages de psychiatrie psychanalytique, j’ai tout de suite vu là l’occasion de mettre fin à une « dissociation » que je vivais parfois douloureusement : rien de plus éloigné, en effet, du travail poétique que la traduction d’un ouvrage conceptuel (pour le dire au plus vite, c’est polysémie contre monosémie, rêverie contre rigueur obligée).
Et bien sûr, quand nous avons élaboré la ligne éditoriale (qui n’a pas bougé d’un iota !), les partis pris qui étaient les miens et que Pascale partageait en tant que lectrice de poésie et linguiste, se sont… imposés d’emblée. La grande générosité des éditions érès nous a permis de fourbir les outils d’une « poésie sans frontières ».
Quant à relier les deux activités… c’est tout simple : le travail éditorial, traduction comprise, s’est carrément substitué à mon activité d’écriture personnelle. Mes deux derniers recueils parus depuis, en collaboration avec deux artistes amis de PO&PSY, ont été des comètes sillonnant un ciel bouché.
(Peut-être est-ce pour cela que j’ai décidé de « boucler » l’ensemble ?)
Toutefois, rien de triste à cela : il faut dire que j’étais habituée aux silences – que je n’ai jamais pris pour des pannes : plusieurs années entre deux recueils, une fois même 10 ans ! Des fluctuations que j’attribuais aux variations survenant dans mon expérience de vivre.
Et puis, il y a ce bonheur de la traduction, le plus souvent à quatre (ou davantage de) mains : avec Pascale pour l’italien, avec des traducteurs de bien d’autres langues, y compris inconnues de moi – chaque traduction étant « supervisée » collectivement. Preuve aussi que l’arithmétique rend bien mal compte du réel : deux mains + deux mains font bien plus que 4, au résultat. C’est incroyable ce que l’on découvre en travaillant à plusieurs dans l’intimité des langues !
La traduction de poésie – dans les conditions où nous la pratiquons, en choisissant les textes et en travaillant avec auteurs et traducteurs – s’est avérée pour moi une activité nécessaire et suffisante : je m’amuse souvent à provoquer mes amis poètes en disant que je préfère maintenant traduire de la poésie à écrire des poèmes, parce que je n’ai pas à me préoccuper de l’ « à-dire » !!!
Ceci dit, je sais que tant que j’aurai des expériences à vivre, des mots inscriront des images dans mon corps. Suffira de trouver la disponibilité pour les transcrire…
Merci beaucoup pour cet entretien.
Merci à vous, Cécile, de m’avoir permis ce « retour sur mots et images », un travail qui fait aussi partie de l’expérience poétique.
Et merci à toute l’équipe de Terre à ciel pour son inestimable contribution à la diffusion de la poésie.
Extraits
LA VERITE DE LA CHOSE
se trouve
là où
on ne l’attend pas.
Orientation sans but
comme dés-
intentionnée :la vérité est simple
et innocente.
Ignorante ?
Non pas-réfléchissante
mais sans saisie
(car sans reflet
possible.
Savoir
qui ne nuit pasà condition
de n’en vouloir
rien
savoirde n’en profiter
à condition de rester à côté
du sujet
*
à
s’ac-
corderle pas
par
le souffle
undétour
oublieux
de soi-même
vers
la pente
il
inclineaspiré
au-
devantquand
d’un souffle
encore(es-
soufflementsd’un pas
accordé
il
respireins-
pirera
les soufflesen
lacetscar
ascendantle pas
à l’in-
nommableattelé
*
16 janvier
Juste
accompagnerce
qui passel’espace
d’un instant.
(Dehors
dedans
: in
différemment
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