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Perspective flottante de Luce Guilbaud, par Sylvie Fabre G.

mardi 26 octobre 2021, par Cécile Guivarch

Passer plusieurs soirées dans la rêverie d’un poème, lu et relu, qui lève des « strophes d’aquarelle » et des strophes de vers passant librement d’un lieu à l’autre, d’un temps à l’autre, d’une vie à l’autre, c’est le bonheur que m’a donné le livre de Luce Guilbaud, Perspective flottante, dont le titre m’a dès l’abord ravie, puis mise en alerte par son rajout « Marais poitevin ». Déjà se profilait un regard qu’accompagnaient à merveille les vignettes délicates de paysage de Vincent Rougier, déjà j’écoutais une voix venue d’un espace qui m’était étranger par la naissance, mais non dans les mots et les couleurs du poème.
L’autrice, poète-peintre, en effet m’entraînait dans cette expérience initiatique du paysage qui se donne à nous dans l’intimité d’une rencontre humaine et littéraire. Ses signes, une fois décryptés, nous invitent à une habitation partagée. En ce beau petit livre, pour moi construit comme un seul long poème, Luce Guilbaud, revenant à ce qui l’a fondée dès l’enfance, nous offre un réel vécu dans sa part de connu et sa part de mystère. Elle nous plonge dans une traversée vivante d’un pays et d’une histoire qui trouvent leur universel en chacun : océan sous la nue, bras du marais, canaux, pierres, sable et vents, nous circulons dans une « terre illimitée » où les nuages, les plantes et les êtres glissent comme autant de réminiscences et d’émerveillements offerts. Ses vers libres qui alternent ou mêlent la description à la narration, les images à la méditation, ont une coloration à la fois autobiographique, narrative et lyrique. Aux côtés de la poète, le lecteur explore les forces de la mer, les beautés du marais, il découvre le nom des oiseaux « posés sur l’eau et la prairie » et « leur nombre ». Il suit le fil du temps et des générations qui les côtoient. Les strophes s’enchaînent en un chant qui se déploie, comme l’espace, dans l’absence de frontière entre le ciel et la terre. Nous allons vers un vaste horizon, mettant nos pas aussi bien dans les traces d’un passé, que dans les empreintes du présent, tout en guettant la promesse d’un éternel futur. Le poème se fait paysage changeant au gré de la matière, du cœur et de l’âge de celle qui le parle. « Derrière les digues », rien n’est « tranquille », nous murmure Luce Guilbaud, ni la terre ni les hommes soumis ensemble à l’usure et à la disparition. Les passages en italiques dévoilent avec pudeur pensée et sentiments qui agitent la poète. Elle souligne la capacité d’oubli de l’humain qui contraste avec la mémoire profonde de la mer qui, elle, « n’oublie jamais et se prépare à d’autres emportements ». Une douce nostalgie imprègne ses pages où planent le retour à l’enfance, la conscience de vieillir et la certitude de la mort. Peut-être pour mieux nous guider vers la joie d’une transmission que ne les contredit pas.
Transmission d’un regard sur la beauté de ce monde où se conjuguent fini et infini, transmission d’une parole qui résonne avec celles entendues aussi bien dans la vie que dans l’autre vie des livres. Perspective flottante, oui, car nous allons dans ce recueil à l’aventure, mais cette errance n’empêche pas la justesse de l’« habitation poétique » du monde ni de dire les félicités de « l’en vie ». Partout présente dans l’écriture, celles-ci appellent les souvenirs, suscitent les appropriations, le partage des pensées et des mots. La description réaliste des éléments naturels, l’évocation de l’enracinement « sur ce rivage ancien » où se tient la poète ne masquent pas « la fluidité » de la terre, de nos cœurs et de nos jours. Toute l’âme du paysage et tout l’amour des êtres est là, contenus dans le chant discret d’un passage. Alors comment puis-je ne pas penser aussi à la poésie de Claude Margat, voisin charentais immergé dans le même espace dénudant, ou encore aux personnages vivant entre terres et eaux dans les romans d’Henri Bosco ? La poésie de Luce Guilbaud conduit le lecteur à établir des liens. Oui il y a des « lointains impensables » chez elle, et des aventures avec des oiseaux dans le ciel qui sont « des intermédiaires », comme nous l’a jadis révélé André Dhôtel. Lui aussi aimait « la boussole et le compas éparpillés » pour apprendre le monde et connaître la vie essentielle. Comme eux, tant de nous arpentent les chemins traversiers en quête de présences perdues pour arriver à une lumière.
« Entre les routes/ d’horizons divers » se déplient ainsi des lieux où l’on aime, rêve, écrit et meurt. Dans ce livre délicat, Luce Guilbaud nous en donne souvenirs résonants. En nous y faisant croiser un enfant « qui compte les oiseaux », « un marin volant », « une grand-mère divagante », une morte « qui ne dérange pas la terre », ou la fée Mélusine, peut-être nous fait-elle prendre conscience de toutes nos métamorphoses et de leurs ramifications. D’un règne à l’autre, du commencement à la fin nous marchons avec des compagnons qui nous guident, réels ou imaginaires. La poète, éternelle « petite feuille aux yeux bleus », elle, ne s’interdit pas de déployer sa voix « sur les rivages » de cette terre malgré la blessure et la chute à venir et d’enrichir l’écoute sur les traces d’un passé. Elle nous apprend l’envol « en découvrant ses ailes » et comment « prier le vent ». En ces temps de misère, elle nous ouvre un pays et sa demeure de vers parce qu’« aimer sera toujours la vie ».

Sylvie Fabre G.


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