Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Philippe Vourch

mercredi 14 janvier 2015, par Cécile Guivarch

J’ai flingué mon poème

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J’ai flingué mon poème
D’une balle

Il n’était pas bon

J’ai sorti le pistolet de la vitrine
Une vieille chose lourde, ramenée par mon père
D’une guerre ancienne
J’ai vérifié le chargeur, l’ai armé
Ai tiré

Le poème est tombé
Raide mort

Pas un cri
Pas de sang
Fier
Il est mort en héros grec
Quelques O en trop
Sur sa poitrine

Il restait un bon paquet de balles
Je les ai tirées, aussi
A droite
A gauche
Ça faisait un sacré boucan
Sans doute que tout le quartier s’est demandé ce qui arrivait

Les murs ont vacillé
Percés de dizaines de trous
Bien ronds
Bien propres
Bien alignés
Puis, tout s’est écroulé
Sur moi

Coincé dans la poussière
J’ai tendu le bras
Ai attrapé un stylo
Survivant
Pour réécrire tout ça

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Enlacés

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Un mur
Habillés de deux fenêtres
Entre elles, deux chaises
Au-dessus
Deux photos
Deux sourires de petites filles
Suspendus au temps

Dehors
Au loin
Quatre fils, six oiseaux
Les épaules rentrées
Sous la pluie qui peint leurs ailes

Plus loin encore
Un haut châtaigner
Des milliers de feuilles
Vertes
Jaunes
Rousses
Meurent une à une
Tombent
Sous un ciel infini de blanc

Et moi
Seul, assis à cette table ronde
A croquer une pomme
Avant de siroter un café
Dense
Acre
Noir comme une nuit sans lune
Brûlant comme les souffles enlacés des amants

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Au pied du silence

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On réchappe, d’un rêve
Je veux dire par là que si on dévale une pente
Il y a toujours une branche à laquelle se raccrocher
Si on se noie
Une île se présente
Si des sables vous aspirent
Une main vous saisie
Et, si au pire
Tout cela tourne véritablement au cauchemar,
On se réveille, poitrine gonflée, mains serrées
Vivant

L’on ne réchappe pas, de la réalité
Parfois, les lendemains restent gris
Et vous tuent sans effort
Alors, nous ressemblons à des chambranles de portes
Que l’on claque
Tremblons sous l’onde de choc
Et tous nos os frémissent
S’agitent sans plus s’arrêter
Pendant que les sourires
S’envolent à tir d’ailes
Effrayés

Certains se défenestrent
D’autres s’immolent
Ou se pendent
D’autres encore se perdent
Au pied du silence

Les journaux du matin s’empilent
Par dessus les radios
Par dessus les téléviseurs
A s’écraser le crâne au plafond
Jour après jour
Et tout ça fait une drôle tour de Babel
Qui n’inspire plus personne
Fait peur à tout le monde

Alors, on aimerait faire plus
Faire mieux
Mais, il n’est pas donné à tout le monde d’être un Thoreau, un Tolstoï
Un Gandhi, un Luther King, un Mandela...
Et même si ces types ont changé pas mal de chose
L’âme du monde reste sombre et immobile
Balance des baisers froids
Du bout de ses lèvres vitrifiées

Je ne suis qu’un père
Le soir, quand je rentre du boulot
J’écoute ma fille me raconter sa journée
Y naissent des sourires, des rires et des fleurs
Alors, mon âme, pas celle du monde
Mais celle qui se niche au fond d’un tiroir, comme un roitelet tombé du nid
S’émerveille, s’ouvre grand et s’éclaire
Devant son visage

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Lorsque j’étais enfant

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Lorsque j’étais enfant
Dans la cour d’école
Il y avait une terre
Et un ciel
Séparés par huit numéros de craie
Seules les filles pouvaient y accéder
Je voyais leurs mollets blancs se tendre
Les propulser sous le soleil
D’un pied sûr
Puis de l’autre
Parfois, avec l’aide du vent
S’offrait à ma vue
Un bout de culotte rouge ou jaune ou bleu
C’était un oiseau, un papillon, une fleur
Au nom inconnu

Lorsque j’étais enfant
Dans la cour d’école
Il n’y avait pas d’enfer
Celui des hommes viendrait plus tard
Il y avait cette fille
Elle filait vers le ciel comme nulle autre
M’observait un peu
Je crois
Et même si je n’y connaissais rien en amour
Je l’aimais
Non, pas d’enfer
Seulement des bouts de paradis
Ses yeux, son rire, ses cheveux fous
Mes espoirs gravillons
Et cette tartine de beurre saupoudrée de chocolat
Que ma mère me préparait
Une fois rentré

___

On a vingt ans

On a vingt ans et j’ai tout mon temps
Un jour je te volerai un baiser rouge et chaud
Un de ceux que tu dissimules sur tes lèvres closes
Un de ceux qui me font si timide, si vivant

Tu montes à l’arrière de mon solex verni de noir
Et dans mon dos je sens s’écraser tes seins
Tes mains se croisent sur ma poitrine
Je souris, tu me rends heureux

Le vent relève ta jupe et je vois tes genoux blancs
Je sais que tu fermes les yeux et que tu écoutes mon cœur
On a longé le port sous un ciel qui ne pleure pas encore
Sur l’autre rive un vieux ciné, le « Mac Orlan », projette un Carné

Mon siège grince et râle lorsque je me presse contre toi
Tu me prends la main et me dis « chut » d’un souffle au parfum caramel
Dans ce film c’est toi et moi, ils sont amoureux et forcément ne se quittent pas
Alors j’arrête le temps et te regarde discrètement sous les ronrons de la bobine

Dehors le ciel pleure maintenant, l’orage a crevé sur nos têtes et répand son désespoir dans les caniveaux
Mais toi tu ris et m’entraînes dans ce café en évitant un chat détrempé
Je suis là, assis en face de toi, libre de plonger dans tes yeux de bonheur maquillés
Tu me dis que mes cheveux sont défaits et me recoiffes d’un geste qui me fait frissonner

On a vingt ans et tout notre temps
Aujourd’hui je t’ai volé un baiser rouge et chaud
Un de ceux que tu promets sur tes lèvres closes
C’est celui que tu as laissé sur cette tasse à café


Mini entretien avec Clara Regy

Peut-on vraiment dire qu’il y eut un « commencement » pour l’écriture de la poésie ?

« Le dormeur du val » de Rimbaud a été un choc littéraire et émotionnel intense, j’avais quatorze ans. J’ai trouvé du génie pur dans cette façon « d’approcher », de dépeindre la mort. Je crois que s’il y a un commencement, inconsciemment c’est là. Encore aujourd’hui, la lecture de ce texte m’émeut profondément.

Est-elle ritualisée ?

Aucun rituel. Les mots naissent suite à une scène, un moment, une image, une musique, un lieu. L’émotion est le déclencheur. Reste à mettre la main sur un bout de papier et un stylo dans lequel il reste de l’encre afin de pouvoir les poser. Ma femme me plaisante souvent sur les nombreux bouts de papier qui traînent ici ou là.

Quelle place occupe donc cette « poésie » dans votre quotidien ?

Une place très importante. Elle m’offre un terrain de découverte sans règles précises. C’est un champ vierge et infini, je le parcours comme un gosse, bras écartés, nez et cheveux au vent. C’est un lieu intemporel empreint d’une liberté précieuse, presque sacrée.

Quelle serait ou quelle est votre bibliothèque idéale ?

Pas de bibliothèque idéale. La mienne est un mix de biographies historiques, de BD, de SF, de romans français ou étrangers, de poésie, de livres d’Art ou encore de mes livres d’enfant. Tant que le frisson est là, je prends.

Un auteur vous a t-il plus particulièrement donné l’envie d’écrire ?
Rimbaud, je l’évoquais plus haut, ainsi que Baudelaire, mais aussi de jolies demoiselles. J’écrivais des textes courts que je leur remettais. Mais étant un grand timide, seules celles que je ne reverrais plus en bénéficiaient, autant dire très peu.

Quels sont les trois mots que vous associeriez spontanément à celui de « poésie » ?

Liberté, liberté, liberté


Philippe Vourch est né en 1965 dans les Côtes d’Armor. Après une formation de mécanicien ajusteur, à l’arsenal de Brest, il quittera la ville du Ponant six ans plus tard, pour intégrer une école de commerce à Colmar. Il s’y formera aussi en photo.
Ses chemins le porteront vers différents horizons professionnels, en France. Puis, il reviendra vers cette ville, Brest, dont il aime à dire qu’elle a les pieds dans l’eau et la tête dans les nuages, comme lui. En marge de sa vie professionnelle, l’écriture prendra alors une place importante.

Ses textes, nouvelles, poèmes, et photos sont régulièrement publiés dans des revues d’Art telles que Denise Labouche Edition, Glaz !, Méninge, Ce qui reste...
Vient le temps d’un premier roman « Les genoux écorchés » où les cris d’enfants se mêlent aux mots et aux silences des adultes. A paraître le 29 janvier chez Christophe Lucquin Éditeur.


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