Entretien avec François Coudray par Cécile Guivarch
Cher François Coudray, racontez-nous Poéclic, d’où vient cette idée, cette envie de partager la poésie française contemporaines avec des enfants en Amérique Latine et en Europe du Sud Est ?
Ce projet se trouve à la croisée de mes trois activités de professeur, de formateur et d’auteur. Vous connaissez en effet mon travail de poète mais moins celui d’enseignant-formateur que j’exerce depuis 2019 pour l’AEFE (Agence pour l’enseignement français à l’étranger). En charge, avec Gérald Boucard, de la coordination de l’enseignement des lettres pour les lycées français d’Amérique latine rythme sud, nous avons mis en place l’opération Poéclic dans une double optique d’animation de zone et de formation pour les enseignants engagés.
Il ne s’est en fait pas agi d’une création ex nihilo mais d’une inflexion forte donnée à un projet préexistant dont nous avons d’ailleurs gardé le nom. Ce projet initial invitait chaque classe participante à deux étapes de travail : l’écriture d’un tweet poétique à partir d’un des dix mots de la Semaine de la langue française et de la francophonie, puis l’enregistrement d’un commentaire oral, grammatical et/ou orthographique, du poème d’une autre classe. L’objectif essentiel était, vous l’aurez compris, de renouveler le travail de la langue.
Donner une inflexion littéraire à cette opération nous est apparu comme une évidence, en cohérence d’ailleurs avec les nouveaux programmes de français et les besoins de la zone sur laquelle nous arrivions. Notre nouvel objectif était ainsi de vivifier le travail de lecture et d’écriture et le rapport affectif à la langue de nos élèves en les invitant à s’approprier des textes inédits de poètes vivants et en engageant avec eux un dialogue.
Faire de la lecture et de l’écriture une expérience, personnelle et collective, dans laquelle se construire, grandir peut-être.
Les deux étapes de travail proposées aux élèves ont d’emblée été les suivantes.
L’appropriation du texte devait d’abord passer par l’oral avec l’enregistrement d’une “réponse” adressée à l’auteur ou à l’autrice du “poème offert” (c’est-à-dire attribué à la classe), lecture expressive et commentaire de réception formant le cœur de cette “réponse”.
L’expérience poétique se poursuivait à l’écrit avec la rédaction d’un “poème rendu”, en libre écho au “poème offert”.
L’outil numérique permettait naturellement aux “poèmes offerts”, aux “réponses orales” et aux “poèmes rendus” de traverser les océans et de circuler à travers tout le continent. Un site devait ainsi chaque année permettre d’offrir les “poèmes offerts” et de partager les “traces” de cette expérience.
Une étape précédait évidemment pour nous le lancement de l’opération et l’accompagnement des collègues dans le travail réalisé avec leurs élèves : celle de l’élaboration et de l’édition d’une anthologie de “poèmes offerts” sur le thème annuel retenu pour l’opération.
Chaque année, un thème, une liste de mots pour l’incitation. Quel est le principe ? Quel était le thème et les mots de cette année ? Que vous inspirent-ils à vous en tant que poète ?
Deux contraintes sont, chaque année, données aux poètes contributeurs/trices : celle de la brièveté (avec une compréhension très libre de cette dernière selon les auteurs/trices) et celle, que vous évoquez ici, de l’intégration, dans le texte, d’au moins l’un des dix mots de la Semaine de la langue française et de la francophonie. Cette seconde contrainte, que nous avons reprise du projet Poéclic original, présente le double avantage de nous donner une thématique annuelle (qui donne sa cohérence à notre anthologie et permet d’orienter le travail avec les élèves) et de lier notre opération avec la Semaine de la langue française et de la francophonie (bénéficiant ainsi d’une ouverture supplémentaire et de ressources précieuses).
Ce sont “dix mots à tous les temps” qui ont été proposés cette année : année-lumière, avant-jour, dare-dare, déjà-vu, hivernage, lambiner, plus-que-parfait, rythmer, synchrone, tic-tac.
Cette contrainte est, pour une partie des poètes, une véritable stimulation : une forme de jeu, sur des tons extrêmement variés. Plusieurs d’entre eux investissent d’ailleurs la liste tout entière. Samantha Barendson nous offre ainsi, depuis deux ans, un poème “narratif” en dix strophes, chacune déployée autour de l’un des dix mots. Pierre Vinclair réussit, quant à lui, le tour de force d’écrire cette année un diptyque de haïkus composé presque exclusivement de ces dix mots. Et James Sacré fait de son débat avec ces dix mots le sujet même d’un poème savamment et plaisamment métapoétique, comme le fait d’autre manière Sabine Huynh, cette mise en scène de l’écriture la conduisant finalement à l’évocation d’un souvenir d’enfance. Richard Rognet, enfin, puisque je ne peux citer tous les poètes, s’adonne à deux plaisirs distincts : celui d’un poème ludique progressant autour des dix mots et celui d’un poème lyrique, plus grave, appelé par le seul verbe “rythmer”.
La démarche qui est la mienne en tant que poète, puisque vous m’interrogez à ce sujet, correspond sans doute à celle de Richard Rognet dans l’écriture de son deuxième poème. Prendre le temps de laisser les dix mots faire leur chemin en moi jusqu’à ce que l’un d’eux m’appelle. Ou qu’il se glisse dans un texte en cours. Les poèmes écrits ces deux dernières années dans le cadre de Poéclic s’inscrivent ainsi pleinement dans le travail que je menais alors et ils trouveront d’ailleurs naturellement leur place dans mon prochain recueil. Cette deuxième manière de se confronter à la contrainte semble être celle de nombreux autres poètes de l’anthologie qui nous offrent de la sorte des poèmes de tonalités très variées malgré la thématique commune. Il n’est besoin que de lire le premier et le dernier texte de l’anthologie, de Joëlle Abed et de Mary-Laure Zoss, pour en prendre la mesure. Et tant d’autres pourraient être cités.
Plus de soixante poètes ont contribué cette année, comment vous adressez-vous à eux ? Quel accueil vous réservent-ils ?
Soixante-cinq poètes ont en effet contribué cette année, dont trente-six femmes et vingt-sept hommes. C’est quinze de plus que l’année dernière, l’opération ayant traversé l’Atlantique pour être proposée non seulement aux élèves des lycées français d’Amérique latine mais aussi à ceux d’Europe du sud-est. C’est l’occasion de mon départ “de Montevideo à Istanbul “ (comme l’évoque d’ailleurs très joliment Simone Molina dans son poème) qui nous a conduit à décider, avec Gérald Boucard (qui restait en poste à Santiago du Chili) et Stéphanie Lemaitre (qui me succédait à Buenos Aires, mon poste y ayant été déplacé) de travailler ensemble à cette nouvelle échelle.
Notre sélection répond à des critères à la fois subjectifs et objectifs : toutes sont des voix aimées, pour leur force, leur justesse ; elles se doivent aussi d’être suffisamment diverses pour offrir à nos élèves et aux enseignants qui les encadrent et les accompagnent dans cette aventure, un aperçu de l’extraordinaire vivacité de la poésie contemporaine en langue française. Certaines et certains de ces poètes ont une œuvre dédiée aux plus jeunes lecteurs, mais c’est loin d’être le cas de la majorité d’entre eux. Certaines et certains écrivent d’ailleurs spécifiquement pour nos jeunes lecteurs, quand d’autres ne visent aucun lecteur spécifique dans l’écriture de leur poème. Et il est savoureux de voir comment certains de nos plus grands élèves se laissent séduire par des poèmes écrits pour les plus petits et comment, dans le même temps, certains de nos plus jeunes élèves s’approprient des textes qu’un adulte aurait pu, a priori, considérer comme trop difficiles pour eux. C’est là la force réjouissante de la poésie !
Les poètes, puisque telle est votre question, ont d’emblée répondu avec enthousiasme et une extraordinaire générosité à notre proposition. Et, trois ans après nos débuts, le collectif des “poètes partenaires” forme aujourd’hui une magnifique ronde “par-delà océans et continents”.
Je ne peux les citer toutes et tous. Mais je leur adresse une nouvelle fois, avec Gérald et Stéphanie, un immense merci. Il faut aller les lire : clic, clic… c’est ici !
Notez que le choix de l’expression “poème offert” n’est pas anodin : c’est un cadeau qui nous est fait et nos élèves du bout du monde le reçoivent comme tel… un poème écrit pour eux !
Et comment ça se passe une fois que les poètes ont envoyé leurs textes auprès des établissements scolaires ?
L’opération a lieu de février à juin de chaque année : c’est le premier semestre de l’année scolaire en Amérique latine (suivant le rythme de l’hémisphère sud) et le second semestre de l’année scolaire en Europe du sud-est (sur un rythme proche de celui de la France).
Début février, le nouveau site est mis en ligne et l’anthologie publiée (en ligne et téléchargeable au format pdf). Nous communiquons alors avec les enseignants (de la maternelle à la terminale) et les accompagnons pour les engager à se saisir de la proposition.
Chaque enseignant qui souhaite s’inscrire choisit les trois poèmes avec lesquels il souhaiterait travailler avec sa classe. Recevant, avec Gérald et Stéphanie, l’ensemble de ces demandes d’inscription, nous attribuons donc les poèmes au plus près des désirs des enseignants. Et voilà les poèmes “offerts”...
S’en suivent les deux phases de travail décrites : “réponses orales” et “poèmes rendus”.
Une fois la “réponse orale” mise en ligne, poètes et enseignants sont mis en contact. Libres à eux d’inventer alors les modalités de leurs dialogues, qui prennent en effet des formes diverses : rencontres en visioconférence, échanges de courriels, de courriers…
La phase des “poèmes rendus” prend la forme d’un concours. L’évaluation des travaux permet de poursuivre la réflexion sur ce qui fait qu’un poème “fonctionne”. Mais c’est un concours où il n’y a finalement que des gagnants et des gagnantes. Tous les travaux sont récompensés pour leurs qualités propres et les lots ont permis d’enrichir les fonds des bibliothèques scolaires d’ouvrages choisis des poètes partenaires.
Notez que de très nombreux professeurs mènent avec leurs élèves des activités sur l’ensemble de l’anthologie, et conduisent des projets bien au-delà de la seule partie visible sur notre site.
Avez-vous des retours des enfants, des professeurs ? Que pensez-vous que cette opération leur apporte ?
Il s’agit pour nous de faire de l’expérience vive de la lecture et de l’écriture à la fois la première étape et le cœur de l’enseignement du français. Cette expérience vaut évidemment en elle-même. Mais elle permet aussi de revivifier l’ensemble de nos apprentissages.
Collègues et élèves sont nombreux à nous avoir adressé des retours, dont l’ensemble pourrait être résumé en trois mots :
- le plaisir, individuel et collectif, parfois nouveau et même inédit, de cette expérience (qu’il s’agisse du travail de lecture, d’écriture ou du dialogue avec les auteurs) ;
- le souffle, apporté par cette action, en particulier durant la période de la pandémie (qui a frappé de manière particulièrement violente certains pays d’Amérique latine), non seulement par l’ouverture qu’elle représentait mais aussi par le renouvellement des places et des postures qu’elle impliquait au sein de la classe ;
- le sens, enfin, que véhicule nécessairement ce type d’expérience, en ce qu’elle revivifie, pour les élèves, la “triangulation magique entre les mots, le moi et le monde” et nourrit nécessairement la réflexion des enseignants sur leur propres pratiques.Mais entendre chanter les mille voix de ces élèves du bout du monde, de la maternelle à la terminale, sur notre site, en échos aux “poèmes offerts” et lire leurs “poèmes rendus” (et parfois les œuvres plastiques qui les accompagnent) n’est-il pas le meilleur moyen de mesurer le plein engagement de toutes et tous ? De sentir le plaisir, le souffle et le sens pleinement partagés de cette expérience poétique “par-delà océans et continents” ?...
Prêt pour l’année prochaine ?
Évidemment !.... Nous travaillons actuellement à des inflexions pour renouveler la dynamique de notre opération : plus de souplesse sans doute dans le calendrier et les modalités de mise en œuvre, et quelques nouveautés surprises… À suivre !