les gestes tiennent et poussent la mémoire. Ce sont les premiers mots de Présent faible d’Armand Dupuy. Les gestes et la mémoire. Tiennent et poussent. Comme deux judokas s’empoignent, se font mal. Sans eux, le tatami est vide, inanimé. Inexistant. Les gestes et la mémoire, donc, luttent à l’intérieur de ce livre (de tout être ?).
Les gestes « du quotidien », ordinaires, triviaux, de rien, pour rien, dont on s’étonne quand on se découvre en train de les faire, ou de ne pas les faire, dont on se fabrique une enveloppe, une apparence, un costume social : il est cinq heures dix j’enfile un polo sur le bord du lit / puis descend le carrelage froid l’air cassant
Les gestes « de l’extérieur », leur chanson continue : les infos têtes soudain cagoulées / dégomment à la kalachnikov.
Le quotidien et l’extérieur, tout ce à quoi s’oppose la mémoire, mais qui lui sont indispensables pour être active ; la mémoire que l’air du présent réactive sans cesse ; qui nous fonde, nous remplit. Ce par quoi on lutte ? (Contre quoi ? Contre un soi trivial ?) : n’est-on pas davantage / souvenir de soi-même que soi-même. Envahissante, la mémoire ? Dans la tête ça n’arrête jamais.
Un présent faible, une mémoire forte ? Pas si simple.
quoi, de la mémoire ou des gestes, nous fait plus ce qu’on est, au fond. Peut-on les démêler ? Armand Dupuy ne se risque pas à répondre à cette question : dans son livre, aucune ponctuation pour signaler qu’on passe d’un bloc de mémoire à un bloc de présent (et inversement) : un long bateau daté s’est échoué sur / le sable et penche la jambe ensanglantée de ma mère / perdue
Ce livre, divisé en 15 poèmes de 3 pages chacun (d’un même nombre de lignes ? faudrait vérifier…) comme de la prose avec des effets de vers, ce livre semble un seul texte. Un exemple ? Le poème de la page 17 se termine ainsi : il existe des façons / d’agrandir ou de déplacer les questions oui mais. Mais, après une page de blanc, ce qui apparaît comme un nouveau poème est bien une suite : fermer les yeux peut-être suffit pour sentir mieux…Cependant, dire que ce livre est un seul poème n’est pas juste non plus. Une seule méditation peut-être ? Continue / discontinue. Poursuivie, laissée en plan pour quelque distraction ordinaire, banale, reprise à la faveur d’un autre geste ordinaire. Comme un peintre (j’imagine) laisse un tableau sur son chevalet, l’oublie (s’oblige à), mais en passant pour autre chose (se chercher un bouquin, un marteau, etc.) ne peut s’empêcher d’y ajouter une touche ou d’en gratter un effet.
L’image du tissage, du texte comparé à un tissu est maintenant si convenue qu’on n’ose à peine l’utiliser ; c’est pourtant celle qui correspond le plus justement à Présent faible . Les fils tendus du présent sont la chaîne (toujours unicolore ?) que viennent croiser (dessus-dessous) les fils de la trame, aussi divers et colorés que l’on veut : la mémoire se nourrit de fantaisies, le présent à tout instant l’excite, se joue d’elle. Ainsi fait-on une toile ? Un poème ? les gestes tracent un lieu…on respire dans la lampe les poires ou dans les / livres…
Une chose encore : de ses faiblesses (de sa paresse ?), Armand Dupuy fait une force : il laisse le lieu du poème tout embarrassé de ses outils, ses copeaux, des scories du trivial. Il laisse dans le texte tout ce que d’habitude on gomme, on balaie, on cache. je reste un quart d’heure sur le dos j’assiste au passage d’un bloc / lent de mémoire. En quelque sorte Armand Dupuy nous invite à venir voir le poème dans son atelier. Présent faible un livre vivant. Un élément d’une œuvre en cours. On attend la suite.
Christian Degoutte