Kenneth White ne cessait de parcourir le monde et d’y recueillir, pour les raviver de formulations nouvelles, les paroles immémoriales. Mais de celles-ci, quelle présence directe pouvons-nous aujourd’hui recueillir et méditer ? Ce legs n’est-il pas à jamais dispersé en fragments si incomplets que la possibilité de remonter aux origines serait hors de notre portée ? Les Techniciens du sacré, anthologie magistrale établie en 1967 par Jérôme Rothenberg, puis traduite et publiée en 2007 chez José Corti par Yves di Manno, apporte une réponse aussi exaltante qu’inattendue. Non seulement, les paroles fondamentales de très nombreuses sociétés traditionnelles du monde entier ne se sont pas effacées, mais ont su, grâce à leurs deux traducteurs successifs, prendre vie en écriture. Tout un monde ancestral, souvent imprégné de chamanisme, nous restitue soudain ses intuitions dans la grande pulsation de sa voix natale : « À Tsegihi/ Dans la maison faîte d’aube/ Dans la maison faîte de crépuscule/ Dans la maison faîte de nuée noire/ Dans la maison faîte de pluie & de brouillard, de pollen & de sauterelles/ Où la brume noire tombe à l’entrée comme un rideau/ Dont le chemin d’accès est l’arc-en-ciel// (…) Ô divinité mâle/ Avec tes mocassins de nuée noire, viens vers nous/ Avec ton esprit enveloppé de nuée noire, viens vers nous/ Avec le tonnerre noir au-dessus de toi, plane jusqu’à nous/ Avec la nuée qui se profile à tes pieds, plane jusqu’à nous/ Avec les ténèbres lointaines de la nuée noire au-dessus de ta tête, plane jusqu’à nous/ Avec les ténèbres lointaines de la pluie & du brouillard au-dessus de ta tête, plane jusqu’à nous/ Avec l’éclair zigzaguant au-dessus de ta tête/ Avec l’arc-en-ciel suspendu bien au-dessus de ta tête, plane jusqu’à nous/ Avec les ténèbres lointaines de la pluie & du brouillard à l’extrémité de tes ailes, plane jusqu’à nous », Chant de la Nuit (d’après Bitahatini, Indiens Navajo), p.116.
Cette longue citation, issue d’un bien plus long poème initiatique – le Chant de la Nuit, dont la seule exécution dure neuf jours, n’est qu’un élément au sein d’un bien plus vaste ensemble de mythes et de cérémonies - s’avère particulièrement révélatrice. Ce qui prédomine est en effet son caractère rythmique, fondé sur le principe des répétitions en variations successives. Entre danse, chant et transe, la parole est d’abord un rituel d’envoûtement qui prépare une série de révélations et d’accomplissements magiques au fil de son développement. Texte martelé, texte tambour, le Chant de la Nuit mène la conscience dans un autre espace-temps que celui de la vie ordinaire. La même puissance incantatoire se retrouve dans de nombreuses cultures premières, comme en témoigne par exemple ce texte dû aux Esquimaux Cooper : « Inop inhumanut erinaliot/ Pour l’esprit d’un homme un chant magique/ Grand homme,// Grand homme !// aglgagjuarit/ Tes grandes mains// Tes grands pieds// Fais qu’ils soient doux/ Et regarde au loin !// Grand homme,// Grand homme !// Tes pensées fais qu’elles soient lisses// et regarde au loin !// Grand homme,/ Grand homme,/ Tes armes abandonne-les ! », Paroles tirées de sept chants magiques (par Taligäk), p.291. Bien plus loin, chez le peuple Maori de Polynésie, se retrouve un même battement verbal : « Kiwi crie l’oiseau/ Kiwi/ Moho crie l’oiseau/ Moho/ Tieke crie l’oiseau/ Tieke/ seul un ventre s’élève dans l’air s’élève dans l’air/ poursuis ta route/ s’élève dans l’air », Toto Vaca, p.443. Dans les textes provenant de traditions écrites, s’affirme encore une semblable énergie d’envoûtement rythmique : « Je suis le vent qui souffle sur la mer/ je suis la vague de l’océan/ je suis le murmure des flots/ je suis le taureau aux sept combats/ je suis le vautour sur les rochers/ je suis une larme que verse le soleil/ je suis la plus belle des plantes/ je suis un sanglier pour le courage/ je suis un saumon dans l’eau », Un Chant d’Amergin, p.372.
Si leur puissance poétique est évidente, ces proclamations sont aussi des actes sacrés. Chacune correspond à une intention particulière. Parfois, la litanie inaugurale est le prologue d’un rite de métamorphose et d’accomplissement qui consiste d’abord dans une impérieuse invocation : « J’ai préparé ton sacrifice/ J’ai préparé pour toi un calumet/ Rends-moi mes pieds/ Rends-moi mes membres, mon corps, rends-moi mon esprit & ma voix/ Aujourd’hui, lève le sort que tu m’as jeté// Aujourd’hui, lève le sort que tu m’as jeté/ Loin de moi tu l’as dissipé/ Très loin de moi l’as dissipé/ Très loin m’en as délivré », Chant de la Nuit, p.117. On observera que la pulsation, au lieu de demeurer identique d’un bout à l’autre du texte, se nuance d’accélérations et de ralentissements qui suivent la courbe de l’action conjuratoire. Dans d’autres cas, le texte entier évoque une série de métamorphoses, souvent liées à la préoccupation majeure de l’humanité, comme dans ce rite des Pygmées du Gabon : « L’animal court, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid./ C’est le grand froid de la nuit, ce sont les ténèbres./ L’oiseau vole, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid./ C’est le grand froid de la nuit, ce sont les ténèbres./ Le poisson nage, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid./ C’est le grand froid de la nuit, ce sont les ténèbres./ L’homme mange et dort. Il meurt. Et c’est le grand froid./ C’est le grand froid de la nuit, ce sont les ténèbres./ Il y a de la lumière dans le ciel, les yeux sont éteints, l’étoile brille. Le froid est en bas, la lumière en haut./ L’homme est passé, l’ombre s’est dissipée, le prisonnier est libre !// Khvum, Khvum, viens et réponds à notre appel ! », Rites Funéraires II, p.205. Dans d’autres cas, le texte est explicitement chamanique, comme dans ce Chant du Chaman de la rivière de sang, du peuple Tenet : « puis agrippions/ mon arbre céleste l’agrippions/ tous mes amis/ se penchaient devant moi/ puis se redressaient/ et m’allongeaient en travers de leurs genoux/ « je dois maintenant harnacher le renne céleste/ le plus petit des sept/ doit saisir les rênes du renne »/ le traineau de l’île nuage/ partit en trombe nous découvrîmes/ la pente herbue de la montagne/ & à ses pieds découvrîmes/ une colline couverte de prés/ sillonnée par sept lézards/ qui la creusaient de part en part », p.391.
De l’un à l’autre de ces textes, nous remarquons que les paroles des cultures traditionnelles résonnent toujours dans des registres cosmiques et ontologiques en même temps que rituels. On le voit particulièrement dans le texte chamanique des Tenet, qui est à la fois voyage et vision, mais également à la fin du Chant de la nuit des Navajos, où la levée du sort donne lieu à de multiples accomplissements et permet d’unir l’être humain à la beauté fondamentale de toutes choses : « Avec la joie le sort est levé/ Avec la joie je marche, insensible à la douleur je marche avec légèreté je marche, je marche avec joie// D’abondantes nués noires, voilà ce que je désire/ Une abondante végétation, voilà ce que je désire/ Une abondance de pollen & de rosée, voilà ce que je désire// (…) Avec joie les vieux te regarderont/ Avec joie les vieilles te regarderont/ Les jeunes hommes & les jeunes femmes te regarderont/ Les enfants te regarderont/ Les chefs te regarderont// Avec joie en se dispersant dans toutes les directions ils te regarderont/ Avec joie regagnant leurs foyers il te regarderont// Que la piste les ramenant chez eux soir celle de la paix/ Qu’il rentrent tous avec joie// Dans la beauté j’avance/ Précédé par la beauté j’avance/ Suivi par la beauté j’avance/ Auréolé par la beauté j’avance/ Auréolé et soutenu par la beauté j’avance/ Cela se termine en beauté/ Cela se termine en beauté », p.118.
Dans les cultures traditionnelles, on le sait, le lien avec l’univers est toujours intime et central. Il donne la vraie mesure de l’homme et de toute réalité terrestre. Il est expérience de la beauté car il vaut pour lui-même en tant qu’il est lié aux puissances spirituelles et à leur usage, d’où le titre de cette anthologie, Les techniciens du sacré que sont les chamans, en raison de leurs capacités magiques à invoquer et se rendre favorables les êtres divins grâce auxquels le monde est créé puis maintenu dans l’être. Le rôle des figures divines dans la création et la persistance de l’univers est d’ailleurs lui aussi l’objet de nombreux textes, dont un remarquable poème cosmologique de l’Inde, attribué à un certain Candaka. Sa présence dans l’anthologie pourrait surprendre, mais, bien qu’il relève d’une civilisation de l’écriture – comme d’ailleurs d’autres textes, issus de Mésopotamie, d’Égypte ou de Chine, sans oublier le célèbre Cantique du soleil de Saint François d’Assise – il participe de la même forme d’inspiration que les œuvres orales : « Krishna est allé jouer maman/ et il a mangé des saletés// Est-cela vérité Krishna// Non/ Qui t’a raconté ça// Ton frère Balarama// C’est faux tu n’as/ qu’à me regarder// Ouvre la bouche// Il obéit/ et elle se fige, stupéfaite// : à l’intérieur/ se trouve l’univers// qu’il vous protège », p.344. Ici le monde entier est contenu dans la bouche du dieu dont il semble la nourriture, alors qu’il lui donne ainsi refuge et lui permet de se conserver. L’ambivalence initiale du texte n’a cependant rien d’étonnant dans la mesure où ce poème semble entrer en écho avec un célèbre passage de la Bhagavad-Gita dans lequel Krishna dévoile au guerrier Arjuna sa nature cachée de divinité destructrice qui dévore les mondes : « Arjuna dit :// Ô dieu, je vois dans ton corps tous les dieux et toutes les sortes d’êtres, Brahma, Shiva, le dieu au siège de lotus et les Rishis et tous les serpents divins.// (…) En te voyant toucher le ciel de la tête, éblouissant de mille couleurs, les bouches ouvertes, les yeux immenses et flamboyants, je me sens épouvanté, je ne puis rme ressaisir ni reprendre contenance, ô Vishnu.// À la vue de tes bouches aux crocs formidables, pareilles au feu cosmique qui met fin à toute chose, je suis éperdu.// (…) En toi se précipitent tous ces fils de Dhritarashtra, avec la foule des rois (…)// Ils se précipitent en hâte dans tes bouches terrifiantes aux crocs formidables ; plusieurs paraissent suspendus, la tête écrasée, entre tes dents. », Bhagavad-Gita, édition bilingue, traduction d’Émile Senart, Les Belles Lettres, 2004, p.59-60.
Dans notre anthologie, un autre poème indien, issu de la culture Tamoul, évoque la triade : divinité, cosmos, chaman, sur le mode de la participation fusionnelle. Il s’agit d’un extrait de La voie vers le Seigneur Murukan. Voici le commentaire qu’en donne Yves di Manno dans les notes de son édition : « Le cas des Tamouls n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres en Inde – s’étayant aussi bien sur une littérature écrite que sur des formes et des traditions locales. Le poème ici retenu témoigne de ce déplacement : composé au VI siècle et s’inscrivant dans la pratique des chamans-poètes (Camiyati, danseurs de dieu), en dehors de la tradition littéraire (ou constituée comme telle). Extrait d’un ensemble plus long, qui invente une topographie mystique et sacrée destinée à guider l’initié jusqu’au pays du dieu, le poème se concentre sur Murukan, le « dieu rouge » de la montagne et de la fertilité, qui possède le danseur-poète et devient lui. », p.615. Le poème lui-même se déploie à la manière d’un rituel visionnaire qui, selon Yves di Manno, peut également servir de protection à ceux qui le récitent : « Le Chaman possédé muni du javelot/ porte des guirlandes de feuilles vertes/ mêlées de noix aromatiques/ et de grosses baies de poivre/ de jasmin sauvage et de belladone/ blanche à trois lobes », p.345. Ces détails botaniques n’ont bien sûr rien de purement réaliste ni de simplement décoratif. Si la beauté s’y adjoint, ce sont d’abord les vertus magiques des plantes nommées et l’indication détaillée du cérémonial à observer qui justifient cette énumération. Elles signifient de plus la fusion des trois dimensions, naturelle, spirituelle et chamanique, jusque dans ce que porte l’officiant qui peut alors entrer en communication avec le monde du dieu rouge.
Entre nature, humanité et surnature, le chaman conduit une vaste cérémonie aux nombreux participants : « Les membres de ses tribus forestières/ ont des coffres de santal/ les guerriers aux arcs puissants/ dans leur village des montagnes/ boivent avec leurs proches/ la liqueur douce, le miel qui macère/ et vieillit dans les tiges de bambou/ ils esquissent des danses sauvages/ main dans la main/ au rythme des petits/ tambours des collines », p.345. Par ses vêtements aussi, le chaman s’identifie au dieu : « le chaman/ le rouge en personne/ est vêtu de rouge// un rameau d’asoka à tige rouge/ se balance à ses oreilles// il porte une cotte de mailles/ un ruban de guerrier à la cheville/ une guirlande d’iroxa écarlate », p.346. Il change alors de nom : « Le Géant/ les bras ornés de bracelets/ entouré d’un essaim de jeunes filles dont les voix/ évoquent les cordes d’un luth// (…) ses mains larges comme des tambours/ tiennent gentiment par leurs/ douces épaules plusieurs femmes/ pareilles à des faons// il leur indique la place qui leur revient/ et il danse sur les collines// et de telles choses arrivent/ à cause/ de Sa présence en ces lieux.// Ainsi qu’en d’autres lieux », p.346-347. Le chaman est-il encore un être humain ou désormais d’essence divine ? Sa taille de géant - on aurait envie de dire, ses ailes de géant lui permettent de danser ! – mais aussi plusieurs autres signes, vont dans ce sens. Bien qu’il participe de Murukan, son attitude évoque aussi Krishna, dieu volontiers galant, mais toujours avec élégance, et bien entendu habile et gracieux danseur. De fait, Murukan est lui aussi un dieu resplendissant de jeunesse, associé aux amours, il est vrai dans son cas, clandestines.
Une autre aptitude caractéristique des chamans, celle d’accomplir un voyage cosmique en état de rêve, est abordée dans un texte du peuple Chukchee originaire du nord-est de la Sibérie. Il s’intitule Choses vues par le chaman Karawe : « Je dormais et mes âmes me quittèrent.// Elles s’envolèrent là-haut, visiter le Soleil, l’Aube et le Créateur.// En chemin, ceux-ci me dirent : « Pourquoi avances-tu si lentement ? Sers-toi donc de notre attelage !// L’Aube et le Soleil parlaient de la sorte. L’Aube me dit : Je vais t’accompagner. Cela me convient de suivre le tambour. De me trouver entre vous deux, et de suivre le tambour. », p.332. Toutefois, cet envol céleste semble aussitôt perturbé : « Ces âmes descendirent sous terre et re revinrent pas, même lorsque je les rappelai. Lorsqu’elles se mirent à marcher, elles marchaient à la fois à la surface et sous terre, elles voyaient tout ce qui se passait sur terre et dans les hauteurs, elles ne voulaient pas revenir même si je les rappelais de toutes mes forces, d’où j’étais. », p.332. On retrouve, dans cette étrange expérience de séparation entre le voyageur mystique et ses âmes, l’une des particularités essentielles du chamanisme : l’initié est à la fois aérien et souverain, mais aussi fragmenté et fragilisé. Une part de sa réalité lui échappe et c’est impuissant qu’il la voit parcourir un voyage terrestre et souterrain parallèle au sien, comme si le chaman était à la fois l’homme qui vit sur la terre, l’esprit qui explore le royaume des morts et l’initié conduit jusqu’aux régions ouraniennes, capable de voler librement quoique qu’il reste pour l’instant inapte à se réunir à lui-même. Plus loin, grâce à l’intervention d’un pivert qui « frappe son tambour dans l’arbre, de son bec tambourinant », p.333, le chaman va retrouver son unité : « Sous ses coups de hache l’arbre tremble et vacille, comme un tambour sous les coups de baguette… c’était mon esprit protecteur, il arrive, je le prends dans mes mains.// Mes âmes s’envolent comme des oiseaux dans toutes les directions, embrassant d’un coup d’œil tout ce qui se présente et me ramenant des nouvelles, comme de la nourriture au nid. C’est agréable pour moi de voler avec mes âmes dans le canoë rond. »
Ainsi la pulsation rituelle et poétique aboutit pleinement dans ce grand voyage de l’unité multiple dont l’embarcation aérienne figure à la fois un nid et un œuf, à l’image réduite du cosmos au sein duquel elle prend place et qu’elle parcourt avec sérénité.
Encre, peintures et texte de Marc-Henri Arfeux