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Questions à Georges Guillain à propos de son livre « Un bouquet pour les morts » par Hervé Martin

mercredi 4 juillet 2018, par Cécile Guivarch

Hervé Martin : Après Parmi tout ce qui renverse paru l’an dernier aux éditions du Castor Astral, Un bouquet pour les morts paraît aujourd’hui aux éditions LD.
En cette année de commémoration de l’armistice de 1918, il évoque les soldats de la grande guerre morts sur les champs de batailles. Mais le livre polysémique est bien plus qu’un hommage. Pourrais-tu expliquer comment est née l’idée du livre ?

Georges Guillain : Oui, cher Hervé, ce livre auquel je tiens aujourd’hui beaucoup, est devenu pour moi beaucoup plus qu’un hommage aux disparus de ce que l’on a pu appeler la Grande Guerre !
Le mot « idée » que tu utilises est intéressant car si un livre, un livre de poésie surtout, ne repose jamais en définitive sur une idée, un simple concept, l’idée y prend quand même toujours à un moment ou à l’autre, sa part. C’est à une « idée » en effet que je dois le titre et tout ce qu’il recouvre. Comme j’ai pu le dire ou l’évoquer dans mon adresse finale au lecteur, c’est après avoir parcouru à diverses reprises certains des lieux importants de la première guerre mondiale et tout particulièrement après avoir découvert grâce à mon amie Gisèle Bienne, la stèle élevée à la mémoire des soldats du 2ème régiment spécial russe, cachée dans une maigre clairière, face à l’ossuaire assez terrifiant de la Ferme de Navarin, là même où Blaise Cendrars perdit sa main droite, que j’ai eu l’idée de rassembler un certain nombre de textes, pour certains relativement anciens, afin de répondre à la prière inscrite sur ce modeste monument. Demandant aux enfants de France de cueillir pour eux quelques fleurs.
J’ai toujours eu beaucoup de mal avec les creux rituels de la mort. Et les postures qu’elle exige. Je me sens toujours un peu dans ces situations comme étranger. Bref, les deux fois où je m’y suis rendu je me suis senti incapable d’imiter mes amies et les jeunes qui m’accompagnaient qui tous sont allés chercher ces fleurs dans les bosquets ou au bord de la départementale voisine.
Mais ce double souvenir m’a longtemps travaillé et la rencontre avec cette stèle somme toute terriblement ordinaire, dans son apparence physique, s’est mise à compter pour un des moments, une des expériences fortes de ma vie. Et c’est ainsi que plusieurs mois plus tard, a surgi cette idée d’assembler une série de textes pour en faire ce bouquet qu’il me semblait quand même devoir à ces jeunes gens dont la vie avait été déroutée de façon si brutale par les terribles évènements du siècle. Et qu’alors j’ai pris pour en faire des figures exemplaires de notre commune destinée.

HM : Dans la note aux lecteurs en postface du livre j’ai relevé ces quelques phrases qui me semblent recentrer le livre autour de la poésie et de l’écriture : « Nous ne pouvons parler que de nous-mêmes. Et encore. Que savons-nous de nous ? » .
Le livre de poésie n’oscille-t-il pas continuellement entre l’universel et singulier ?
Le poète n’écrit-il pas par le seul prisme de son regard et des sensations de son corps ?

Tes questions, Hervé, mériteraient bien des développements. Mais quand j’écris que nous ne pouvons parler que de nous-mêmes ou plutôt pour nous-mêmes, c’est d’abord pour moi une manière de bien signifier que la voix que je fais entendre dans mon livre n’est absolument pas celle des soldats de 14, qu’au fond, malgré tout ce que j’ai pu apprendre d’eux depuis des années et des années que leur histoire m’intéresse, je ne connais pas. Qui me resteront toujours, dans leur vivante et si diverse réalité, impénétrables. Les gens qui prétendent parler à la place des autres : du peuple, des gens, des femmes, des migrants, de la France, des victimes ici de la première guerre mondiale…. m’insupportent.

Ce qui prime dans nos paroles ce sont nos représentations et les formes de sensibilité qui profondément s’y rattachent. Et si nous écrivons avec toute la puissance de nos désirs, toute la tension de notre être, c’est à travers, d’abord, pour reprendre ton terme, le « prisme » de nos propres angoisses, de nos propres affects, prenant forme comme ils peuvent dans une langue qu’ils n’ont pas créée et qu’ils empruntent à une culture, une histoire longue qui nous modèle bien avant que nous ne soyons plus ou moins capable de la modeler un peu, à notre tour.

Et c’est quelque chose d’assez peu clairement entendu, je trouve, que cette façon qu’a la parole informée dans la langue, d’échanger constamment du singulier à partir du général. Ainsi dans Un Bouquet, j’utilise très souvent un vocabulaire très générique : les hommes, les femmes, les enfants… en les reliant à un certain nombre de termes plus spécifiques : mon père, et bien entendu les noms par exemple que je donne dans les dédicaces. Noms de personnes et noms de lieux. Mais le poème n’atteindra son but que si à partir de lui le lecteur est capable de redonner sens à ce tissage sur la base de ses propres singularités. S’il voit et sent non pas ce que je vois et ressens mais quelque chose - allant à la rencontre aussi de ce que vers quoi je tends - recolorée par son histoire et sa culture propres. Sa relation singulière à ce qu’il entend, lui, de langue. Là est le pari de la poésie. Me semble-t-il.

HM : Relisant tes livres pour un choix de poèmes, j’ai remarqué que tu en avais repris un d’un livre précédent auquel tu as ajouté des vers et dont tu as modifié les césures.
Un poème n’est-il jamais fini ?
Poursuit-il son cheminement en nous à travers les années ?

C’est vrai qu’un poème n’est jamais fini. Toujours prêt pour moi à être réactualisé. Et à voir son sens redéfini sitôt qu’il apparait à l’intérieur d’un autre ensemble. Dans un Bouquet pour les morts je me suis aperçu qu’un certain nombre de poèmes parmi les plus anciens que j’avais publiés il y a une vingtaine d’années et qui ne me satisfaisaient pas trop, pouvaient acquérir une force beaucoup plus grande, une autre puissance, en se voyant adresser à diverses figures liées aux terribles réalités de la guerre qui, quand je les ai relus, m’occupaient en partie l’esprit. Il suffisait d’en adapter un peu la forme. Et d’en reprendre certaines formulations. C’est le livre ici qui fait le poème et non pas comme je le croyais autrefois, un peu naïvement, le poème qui fait le livre.

HM : Une dédicace accompagne la presque totalité des poèmes. À des inconnus et des anonymes mais aussi à des écrivains et artistes. Blaise Cendrars côtoie l’archéologue Jean de Beaucorps qui fut aussi écrivain et le peintre allemand expressionniste August Macke.
Que disent ces dédicaces à des artistes ?
La dédicace entre-t-elle pleinement dans la forme du livre ?

Oh oui Hervé ! Les dédicaces ici sont essentielles. Un Bouquet POUR les morts est un livre adressé. Dont l’adresse oriente la lecture de manière à toujours lui fournir une profondeur de sens. Mais ces dédicaces ne vont pas seulement loin de là à des artistes. Pense à la Veuve Maupas, aux élèves de l’Ecole normale, aux « amis russes » bien sûr, sans oublier surtout celle finale à « nous qui allons mourir » ! Autant de destins différents. Contrariés chacun à leur manière. Je ne peux entrer ici dans le détail alors je dirai seulement qu’en fait, ce livre m’a permis d’évoquer la fragilité essentielle de la vie, d’une vie faite d’attentes les plus diverses. Avec ces « autres » qu’on imagine comme pour tous ceux qu’on aime devoir durer toujours. Mais qui s’évanouissent, disparaissent comme nous disparaîtrons à notre tour (voir le dernier poème du livre) et comme sont disparus bien avant l’heure du fait de la violence absurde de la guerre, les jeunes soldats de 1914. Qui sont devenus pour moi dans ce livre comme le pathétique révélateur du caractère terriblement menacé, précaire, de notre mortelle, vulnérable et si précieuse condition.
D’où mon désir comme je le fais apparaitre dans la dernière partie, qui comprend aussi les poèmes les plus récents, les plus liés à ma vie propre, inspirés par des lieux bien éloignés de ceux que j’évoque dans les 2 parties précédentes, de nous rassembler. Tous. Tant que nous sommes. Dans cette vie. Pour y tenir. La cueillir. L’accueillir. Espérer. Savoir la regarder. Au-delà de toute généralité. De toute définition. Pour s’accorder à elle, « pierres et muscles ensemble ». Avant d’apprendre à s’effacer. Puis accepter de n’être plus… Cesser.

HM : Dans le livre, les poèmes comme les vers varient dans leurs formes. Même les mots parfois dans la taille des caractères ou leur orientation sur la page, surprennent le lecteur. Quelle place donnes-tu à la « forme » dans le poème ou/et dans le livre ?

Merci pour cette question. Toute forme fait sens. Et doit faire l’objet d’une réflexion. Là encore pour parler vite : il faut comprendre qu’essentiellement adressés à des hommes morts en 1914-18, les textes qui entrent dans la composition d’Un Bouquet, se devaient de leur parler dans une langue, un style et des formes poétiques qui ne leur soient pas totalement étrangers. D’où le fait par exemple que les images n’empruntent pas grand-chose au monde d’aujourd’hui. D’où le buvard ou le panache des locomotives… D’où aussi l’utilisation parfois d’un vocabulaire daté que je me plais à ressusciter comme dans cette expression qui doit aussi à l’esprit des poèmes de guerre d’Apollinaire : « la quincaillerie épatante de la guerre ». Le fait aussi que dans la partie centrale sous l’apparence du verset, les structures rythmiques soient presque exclusivement faites d’alexandrins coupés à l’hémistiche.
Pour ce qui est des variations dont tu me parles : j’ai aussi voulu, toujours pour donner à l’ensemble la profondeur de temps qui me paraissait là essentielle et face aux forces absurdes d’écrasement et de destruction, célébrer quand même ce que la vie peut avoir de meilleur, que le livre puisse faire un peu référence aux grandes inventions qui ont revivifié la poésie en ces débuts du XXème siècle. Avec en particulier le calligramme. L’invention de la poésie spatiale. La disparition du vers compté. La prise de conscience de l’importance fondamentale du blanc. La mode aussi pour finir des listes… La belle idée du Bouquet est de faire un avec du disparate. De relier. Rassembler. Réunir. Dans une forme, toujours un peu fragile, celle d’un livre, des éléments de culture et de sensibilité, des êtres, en soi conservés vivants. Précieux. Avant bien sûr que les vents de l’Histoire ou le souffle du temps, ne les effacent ou ne les brisent.

HM : Je te remercie.

juin 2018


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