Né en 1940 à Alger, poète et traducteur, Raymond Farina a passé son enfance en Algérie et au Maroc. Des ascendants valenciens, italiens, bretons, une nourrice maltaise qui l’a élevé jusqu’à l’âge de huit ans dans une petite ferme isolée des hauts d’Alger, lui ont transmis une culture plurielle qu’est venue enrichir l’échange avec ses amis d’enfance du village d’Aïn Taya où il a pu enfin fréquenter l’école de façon régulière.
Ayant quitté l’Algérie pour le Maroc au début des années 50, il partage son temps entre ses études classiques et les jeux favoris des jeunes bergers dont fait partie la chasse. Il apprend avec eux l’arabe dialectal, tout particulièrement les noms, les mœurs des oiseaux, des techniques et des magies de chasse, des croyances et des contes populaires – il garde, d’ailleurs, longtemps après, intact dans sa mémoire, ce lexique d’oiseaux dont il ne connaît pas tous les noms en français et dont il sait encore reconnaître le chant, le vol, le nid et l’âge. C’est à cette époque que la poésie entre dans sa vie après une lecture de Verlaine qui l’amène à écrire une suite de poèmes, à la façon de ce poète. Il y eut , bien sûr, plus tard, de 1958 à 1960, d’autres découvertes : celles de Baudelaire, de Lorca, de Whitman, de Pasternak de Pouchkine et de Char.
Ayant obtenu sa maîtrise à l’Université de Nancy, il a enseigné la philosophie, pendant trente cinq ans, en France – dans les Vosges, en Charente, dans l’Aveyron, le Vaucluse, le Gard, le Var, en Bretagne - au Maroc et à la Réunion où il vit actuellement. Pendant cette période, il a continué à écrire des poèmes et c’est seulement en 1980, après la parution en plaquette de quelques uns d’entre eux, qu’il a décidé de les envoyer aux rédactions de La NRF et de la revue Europe qui les ont publiés. C’est à cette qu’il renoue avec sa passion de traduire : il commence par un poème d’Ezra Pound. Suivront beaucoup d’autres, de poètes américains, italiens, portugais et espagnols – une façon pour lui de faire chanter en français la polyphonie dans laquelle avait baigné son enfance.
Partagée entre la concision du fragment et la tension du lyrisme, ses poèmes explorent des thèmes comme ceux de l’enfance, de l’animal, de l’absence, du possible, de l’exil, de l’identité et restent attentifs à tout ce qui est léger et fragile, tout ce qui existe sur le mode de la trace, du murmure, de la pulsation. C’est ce qu’exprime on ne peut mieux la poète italienne Viviane Ciampi quand elle écrit que « immergé dans la gravité du réel, leur auteur est sensible à la nécessité de défendre le principe de légèreté, c’est la raison pour laquelle il traite des choses aériennes, fugitives, fragiles, dérisoires : poussières, ombelles, écumes, papillons, oiseaux, nuages, pollens, anges et fantômes ultimes sans l’être totalement… »
Extrait de La prison du ciel, Editions Rougerie, 1980
Cette ville insensée
Le cérémonial des passants
au néant de ce non-soleil
Et pour n’être pas rien
pour ne pas s’effacer
ces mots de mes deux langues
gardés tout près de l’âmeEtre enfin libéré
de ce pays pris dans décembre
Frêle idole déambuler
dans la fraîcheur veinée de voix
mettant la vie en feuilleton
Craindre encore
la prison du ciel
Extrait de Le rêve de Gramsci, J.M. Laffont, 1981
(…) & si Venise était reflet
où des marins posent leur mort
à cette seconde où s’efface
cette soif de toujours partir
Crète ou Paphos au cœur de soi
& si Venise était reflet
la trace de ce Carpaccio
lui-même trace
de quelle enfance
de quels visages illisibles
& de quels gestes essaimés
dans la fraîcheur d’une maison
dont l’âme était le basilic
Extraits de Les lettres de l’origine, Temps Actuels, 1981
Quelques lettres figées
aux argiles ougaritiquesJe sais maintenant que les dieux
ont déserté leur nom
Ils cherchent quelque part
une seconde fraîche
une mort où dormir enfin
près de la fable des roseaux*
Oh je pressens la torture encore
de la musique & des écoliers
une vague que je ne pourrais
empêcher de mourir en moi
& l’hiver
comme la négation de vivre
Lors j’écoute cette fin de terre
ce cap planté dans une plaie d’écume
les sourates de l’océan
dans ce ciel pur comme un Soufi
ce ciel si pur de divulguer
sternes & vents vents & étoiles
J’apprends le bleu pour l’exil
zarka* comme un nom de femme
dans d’incandescentes images
un désordre d’orge & d’argans
battant aux tempes du soleil
l’été d’un texte indestructible
Extraits de Archives du sable, Editions Rougerie, 1982)
Ensevelie sous quelques lettres
le visage l’âme lissée
par une Phénicie de songe
elle vient d’un silence
de quatre millénaires
juste à temps pour sauver
ce moineau tombé dans décembre*
Ces dernières lignes
pour le chat
si réel & si fascinant
dans son losange de soleil
sa minuscule Egypte immense
d’au moins deux fois
tout le silence du monde
Extrait de Bref, Les Cahiers du Confluent, 1983
(…) Bien sûr la vie cède
Mais le fleuve roule
pur désir atlantique
sous cette croûte
d’ordures splendides
& nous revivons
de l’évidence neuve
d’hier pour prendre
le soleil comme un fruit
écouter la maison
musicale exhalant
ces enfants qui s’envolent
au-dessus de leurs voix (…)
Extraits de Fragments d’Ithaque, Editions Rougerie, 1984
Puisque est perdu mon lieu
- -le temps aussi étant friable-
je veux me dépayserMoi qui n’ai rien à moi
moi qui suis avec vous
& mes livres limpides
je mènerai mon corps voyageur
dans les parages de l’évidence*
Préserver
la notion grandiose d’un désertqui fait la main immense
& le moi dérisoirequi te fait allumer
tes étoiles le soirrassembler en un mot
tes mille solitudes& appeler ta faim
à un festin d’ascète
Extraits de Pays, Editions Folle Avoine, 1984)
Si tranquille la douleur d’être
Presque lointaines les mouettes
ta question Pourquoi s’inquiéter
des raisons de leur dispersion ?
Je laisse leur vol au hasard
à l’horizon à ses critères
incertains à ce marin délirant
sur l’indifférence des lieux
en buvant par gorgées la mort
avec ses reflets dorés*
Quelque chose d’ailé
de frêle
fut englouti
dans l’infime déluge
d’une goutte de vin
puis midi se prit pour minuit
dimanche pour l’Eternité
Le gris continua l’hiver
dans l’avril illusoire
& de l’anecdote du monde
s’effaça
la seule l’indécise
l’impossible hirondelle
Extrait de Virgilianes, Editions Rougerie, 1986
Je connais Mort
ton visage d’enfant
ton sommeil
de signes subtils
ton Egypte
à côté du TempsTendresse je demeure
ton timide écolier
Sur l’horizon j’écris
mes oiseaux illisiblesAnonyme stellaire
j’affine en mes déserts
la trace de mes traces
Extraits de Anecdotes, Editions Rougerie, 1988
Comme est léger
le royaume
légère
l’orphique ivresse
que me lègue
l’hirondelleComme est pure
ô Soufi
ta parole :une fourmi
révèle
la force de l’amourDe sable
est l’obstacle
entre nous*
(…) & quand le simoun attisait la nuit
les hommes & les chiens
allaient dormir sur le rivage
C’était un temps de mesure & d’excès
avec des arbres sages
des manies fabuleuses
& des chevaux aux noms arabes
exhibant la vigueur invisible des dieux
C’était un temps de dieux artistes
qui inventaient tous les matins
les couleurs les palabres
la cannelle & le poivre
des mensonges superbes
pour des marins précis & calmes
dans le vaste travail des vagues
pour des Sophistes festoyant
dans des phrases éblouissantes (…)
Extraits de Epitola posthumus, Editions Rougerie, 1990
(…) J’aimerais vraiment m’inspirer
de ton style pour bricoler
une sorte d’art poétique
qui pourrait être également
un art de vivre en allégresse
Divaguer amoureusement
entre fragrances & reflets
pour ne capter à tout instant
que la fine fleur du réel
Admirer immodérément
Laisser au fond de soi
la tendresse polir
ses douces hypothèses
Laisser travailler le silence
jusqu’à ce qu’il consente à rendre
quelques parcelles de la grâce
d’une Arcadie présymbolique*
(…) Au calme après l’averse
du bout des doigts
je te rends
Pour que m’épargne le remords
de n’avoir su te sauver du naufrage
Ou pour te remercier
de m’avoir fait inaugurer
une brève entomologie
de moi-même
Ou simplement pour que tu vives
- quelques secondes
avant la nuit -
frêle angoisse alifère
tout à l’heure obsédée
par le clair mystère
du carreau
& qui sur le reflet de l’ongle
semble déjà posthume
Extrait de Anachronique, Editions Rougerie, 1991
(…) Ne m’écris pas o vieil Homère
tes lettres risquent de se perdre
quelque part en Afrique
ou dans un autre siècle
Téléphone-moi l’amitié
& la grandeur épiques
les vagues de la mer Egée
Donne-moi
des nouvelles des nôtres
de la douce Euryclée
& de l’aurore
dont les doigts roses
laissent sur le matin
leur tendre dédicace
Extrait de Sambela, Editions Rougerie, 1993
(…) Ne suis-je
coupable
que d’élégie& suis-je
capable encore
de ce tendre scrupule
qui savait faire
d’un rien remords
grave comme
-sur une conscience
d’écolier-
le génocide
d’une hirondelle ?
Extrait de Ces liens si fragiles, Editions Rougerie, 1995
Aucun désert
aucune archive
qui se souvienne
de notre voix
Pas de traces
pour le fin limierNous étions
trop légers sans doute
trop conscients
d’être de passage
--peu soucieux
d’être distingués
par la discrétion
officielle-simple lapsus
d’une clandestine tendresse
qui a dû changer de planète
Extrait de Exercices, Editions L’Arbre à Paroles, 2000
Dans quel livre de toi ai-je trouvé un jour,
--sans doute gazouillées avant que d’être écrites
avec un alphabet de trois ou quatre lettres-
les règles du bonheur apprises des oiseaux ?La Terre vue d’en haut. L’horizon des épis
de la terre aperçu. Tu as raison Jean-Paul :
la Goutte de Bourgogne est vraiment la Mer rouge.
Nous avons des Harrar dans chaque grain de sable,tous les anges du ciel dans une bulle bleue,
des bonheurs infinis confiés au basilic.
Nous survivrons, distants, sur nos ailes ouvertes,attentifs à ce pouls que seront devenus
cataclysmes, typhons, tyrans et statistiques,
leur œuvre de néant qu’en chantier ils remettent.
Extrait de Fantaisies, Editions de L’Arbre à Paroles, 2005
(…) Perd la face
-pour trouver son visage-Perd la gloire
--mais avec éclat-A perdu ses conquêtes
--qu’il n’avait pas conquises-son royaume
- -devenu phantasme-Perd son savoir
--dans la musique-Perd le la
--pour trouver le si
entre caprice & fantaisie-Perd la boule
--par amour du carré-et perdrait la raison sans doute
--si elle existait quelque part-Perd son âme
--qui devient trop grave-Perd aussi l’amour
--mais de qui ?- (…)
Extraits de Eclats de vivre, Editions Dumerchez, 2006
Sommeil effrayé
sur les seuils
Portes forcéesPires que loups
& bien moins qu’hommes :
ceux qui égorgent
& qui éventrent
tout ce qui dans l’ombre respireAfflux de fange dans leur cœur
fleuve de sang dans leur sillage
thrène des mères qui devient
cette ample douleur animale
cette haine infinie
où les noms perdent leur soleil*
(...) Nous serons morts avant de naître
ou serons nés sans le savoir
Nous porterons d’étranges maux
qui ressembleront à des rosesQuelqu’un de pur & de fragile
s’éteindra
de notre tendresseet nous serons cette question
dans l’espace qui multiplie
pour Œdipe ses carrefourscette question qui fera fuir
le Sphinx
avec ses devinettes
Extrait de Notes pour un fantôme, 2008, recueil inédit
(…)
vie
de cinq
ou six notes,
n’ayant plus souvenir
de l’adagio natal.
Lexique
de quelques mots.
Syntaxe squelettique
et grammaire du rêve
--légers pollens d’un écolier-,suffisamment pour dire
événements furtifs, infimes,
passagères apparitions,
ce qui d’aventure traverse
les nimbus de son entre-deux.Modeste rhétorique
--réticences et métalepses-
des vivantes anomalies,
des marginaux discrets
qui ont appris à s’effacer
dans d’accueillants pays d’accueil
et savent parler le silence
mieux que tout autre idiome humain.Un style de vie allusif.
Une existence chuchotée
--confidence
de mésange
dans la bulle de feuilles
de cet arbre qui
poivrait l’air-.
Extrait de Hétéroclites, 2015, recueil inédit
L’OISEAU ENCORE (fragment)
(…)
Il n’apporte plus de questions,
il n’apporte plus de présages,
mais il est là, heureusement,
dans les moments où l’avenir
se dissout dans ta nostalgie,
où ton cœur affolé
cherche son ancien rythme
tandis que tes deux tempes savent
ce qu’il te reste encore de temps
pour faire des adieux discrets
à ce qu’il te reste d’amis,à cet instant où l’aube
vient soudain effacer
ton dernier cauchemar,
ta dernière insomnie,
et qu’il jaillit du grand manguier
du jardin créole d’en-face
pour renouveler ta surprise,
ton étonnement d’être en vie.
Bibliographie
- Mais, AVEC, 1979
- La prison du ciel, Rougerie, 1980
- Le rêve de Gramsci, J. M. Laffont, 1981
- Les lettres de l’Origine, Temps Actuels, 1981 (ouvrage publié avec le concours du CNL)
- Archives du sable, Rougerie, 1982
- Bref, Les Cahiers du Confluent, 1983
- Fragments d’Ithaque, Rougerie, 1984
- Pays, Folle Avoine, 1984
- Virgilianes, Rougerie, 1986
- Anecdotes, Rougerie, 1988
- Epitola posthumus, Rougerie,1990
- Anachronique, Rougerie, 1991
- Sambela, Rougerie, 1993
- Ces liens si fragiles, Rougerie, 1995
- Exercices, L’Arbre à Paroles, 2000
- Italiques, anthologie bilingue, traduction en italien d’Emilio Coco, I Quaderni della Valle, 2003, (réédition en ebook, dans les Quaderni di Traduzioni, IX , de La dimora del tempo sospeso)
- Fantaisies, L’Arbre à Paroles, 2005
- Une colombe une autre, Editions des Vanneaux, 2006
- Eclats de vivre, Éditions Bernard Dumerchez, 2006
- La maison sur les nuages, anthologie 1980-2005, Recours au Poème Éditeur, 2015