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Repaires, repères, par Françoise Delorme

samedi 28 mars 2020, par Cécile Guivarch

Vracquentaire ou fracas d’une course en détraque / Christine Zhiri, éditions Polder, 2019, préface de James Sacré

               mon cœur en cavale n’en peut plus du galop forcené

Non seulement jamais ça s’arrête, mais ça donne l’impression d’aller de plus en plus vite, jusqu’à trop, jusqu’à avoir envie de hurler ou de casser quelque chose. Comme une peur, un harcèlement.
Ou bien peut-être comme une grande colère, qui monte, ou les deux à la fois dans une grande effervescence :

               dans la tête des embrouilles trament leur barouf
               la tête faudrait la
               casser pour qu’ça s’arrête

Ou peut-être pas. Si on écoute vraiment, c’est encore plein de questions, ne serait-ce que le jeu de romain et d’italiques qui semble donner à entendre une expérience du point de vue d’un corps singulier, celui de la poète et la même expérience vécue par un corps impersonnel, celui de n’importe qui. Ce « n’importe qui » que l’on devient par le traitement qui nous est fait dans le grand mouvement d’urbanisation généralisée qui nous emporte et qui fait qu’on s’emporte ? On croit ressentir une sorte de décorporation progressive, au fur et à mesure que cette course s’accélère, mais jusqu’où, alors que le corps semble menacé dans ses derniers retranchements ? Jusqu’à l’étrange page conclusive, qui s’arrête. Mais au bord de quoi ?

               cours

               des horizons sommeillent dans l’estaque de la tête

Etrange page, car c’est là que le lecteur réalise qu’il était jusqu’à ce moment justement frustré de tout horizon possible. Il faudrait pouvoir s’arrêter un instant pour voir, pour se savoir vivant si on entend le mot « estaque » dans ses sens étymologiques possibles. Se poser là deux minutes...Prendre le temps. Mais il y a dans le cerveau un boucan d’enfer, des « cabales silex », des « grands tumultes », un « grand branle-bas de combat », truffé de consonnes qui se bousculent, s’entrechoquent, de voyelles qui débaroulent. Étrange sensation de devoir courir pour pouvoir arrêter de courir, puisque bouger, c’est vivre, respirer encore tout du moins, « à toute vitesse escaliers en colimaçon / en bonds de 6 à 6 cheveux au vent du dedans / de grâce répit pour le guerrier / a perdu son bouclier » ! Une absurdité douloureuse s’exprime là, intense et contradictoire.
De plus, en contre-point, des arrêts sur image : quelqu’un remplissant un papier administratif, quelqu’un aux prises avec un interphone brutal comme il y en a tant dans nos vies aujourd’hui, quelqu’un sommé de décliner une identité insensée. Diktats si nombreux qu’en évoquer quelques-uns les fait tous apparaître dans le cerveau contraint : évaluations permanentes, conformité requise comme jamais ! Tout ça en prose. Conformité brisant l’élan du corps, de ses gestes, l’essor de la santé, bloquant le déploiement de la pensée, du rêve même, brisant l’élan par son propre mouvement qui s’inverse contre lui-même, torture suprême si la vie se détruit plus vite qu’elle ne se réinvente :

         vous devez vous inscrire et cocher la case sans cela nous ne pourrons pas
         avancer et ne pas avancer est impensable [...] bientôt le tableau blanc sera
         remplacé par un écran blanc accessible depuis votre i-phone [...] les cases
         cochées resteront définitivement cochées

Le rythme de course violente des vers qui semblent tomber les uns sur les autres, halète, suffoque presque, rythme d’une course comme celle d’une qui fuirait. Christine Zhiri joue en opposition avec une telle bousculade l’apparente immobilité de pavés de texte en prose relatant des ordres, un ordre impossible à négocier- venu d’où : se mettre aux normes. Le choc brusque entre deux modes d’écriture aussi différents bloque presque la respiration du lecteur. Une sorte de sensation d’étouffement, un empêchement d’exister va jusqu’à enfermer en dehors de lui-même l’être humain. Oui, c’est comme si on était enfermé dehors, comme si on ne pouvait plus entrer dans sa propre vie, comme si on en était expulsé manu militari. Une étanchéité totale finit par détruire le sens même des mots. Plus rien ne parle à plus personne par machines parlantes interposées. Même le silence, volé avec la langue, martèle des mots mortels :

         oui nous sommes bien d’accord pour vous accorder cette existence réclamée
         à corps et à cris Non nous avons le regret de vous signifier une fin catégorique
         de non-recevoir Non n’insistez pas vous devez comprendre votre cas n’existe
         pas tip tip tip tip tip

Et puis, « les mains de tête » si souvent appelées à la rescousse, étirent « la note des brumes en filoches », inventent des fleuves qui « engorgent le fracas des eaux furieuses », des recoins, de « tout petits trous d’eau », un calme à peine envisagé que nous voilà déjà à nouveau et encore obligés d’être heureux et à toute vitesse, en plus !
Quel petit livre étonnant, que j’ai eu envie de gueuler dans le vent, d’apprendre par cœur pour réveiller les gens, pour ne pas m’endormir. Il tient dans la poche, avec enfermé dedans le luxe d’un très fort désir d’exister qui ne se satisfait de rien et cherche des issues et donne envie d’en trouver, coûte que coûte !

Cette vue / Rutger Kopland, éd. Po&psy, 2019

Il est enveloppé dans un petit carton bleu où sont inscrits le titre et le nom de l’auteur. Le livre est petit, il tient lui aussi dans la poche. Une fois qu’on l’a sorti, on le tient dans les mains, on voit juste inscrit le titre sur une couverture blanche : Cette vue. Plus de nom d’auteur. C’est sobre et beau. En le feuilletant, je fais miroiter des dessins au crayon de Jean-Pierre Dupont, la mer, des vagues, la pluie, la mer, les vagues, la pluie. L’eau, sous toutes ses formes, irrigue ces quelques poèmes très nus, courte anthologie extraite d’un livre plus conséquent. L’eau s’installe partout, vagues, pluie, larme, rivière, la mer surtout. Mais pas seulement. Dans la première partie, « Supposons », nous nous sommes allongés dans la montagne, perdus, dans les forêts d’immenses paysages rassemblés et dessinés en si peu de mots, mais c’est encore la mer :

               Vagues glauques d’une forêt après l’autre,
               c’est là que nous disparaîtrons,

               De là que nous reviendrons,
               mais ce ne sera plus nous.

               Qui ce sera, personne ne sait.

La deuxième partie est intitulée « Dans les montagnes », autre expérience d’immensité. Mais elle lui ressemble dans son mouvement, dans son immobilité aussi, dans une sorte de disparition progressive, dans une question renouvelée dans un bousculement d’images instantanées, jusqu’à une perte de repères et de mots :

               Déjà si loin que tu ne sais plus
               si les pierres contre les montagnes sont encore
               des moutons, une avalanche
               lentement roulant vers le haut
               ou déjà des pierres,

               que tu ne sais pas ce qui reste.

La dernière partie, « Drentsche Aa » – c’est le nom d’une rivière des Pays-Bas, esquisse une sorte de déshabillage des choses dans la lumière de poèmes brefs et concentrés, comme si les mots se faisaient si légers qu’apparaîtrait leur « ici et maintenant » dans ces dernières pages celui d’une rivière, un « ici et maintenant » rêvé à travers ce court et précieux livre que l’on a envie d’emporter avec soi, en promenade dans la montagne : le poète parvient à y toucher ce qui ne peut se toucher, à donner à voir ce qui ne peut se voir, une harmonieuse clarté, l’accueil de l’instant :

               La pensée d’une fin parfaitement
               ouverte, qu’une chose s’arrête
               avant même de finir,
               disparaisse avant d’être
               partie, repose avant
               de reposer,

               elle y est.

J’ai l’impression, en lisant ces poèmes, de les entendre respirer. Comme une pulsation chantée, comme la venue même d’un poème, qui naît en moi.

Rudger Kopland est mort en 2012. Né en 1934, il a enseigné par ailleurs la psychiatrie biologique. Deux autres sélections de ses poèmes ont été publiées chez Gallimard dans la traduction de Paul Gellings : Songer à partir (1986) et Souvenirs de l’inconnu (1998). Les poèmes présentés ici sont traduits par deux traducteurs, poètes eux aussi, le belge Jan H. Myskin qui a traduit une centaine de poètes français en néerlandais (dont Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Denis Roche et Jacques Roubaud), et Pierre Galissaires, cofondateur des éditions Nautilus à Hambourg. Je les vois imaginant ensemble comment transmuer en langue française toute la simplicité observatrice, dense et rêveuse des poèmes de Rudger Kopland, simplicité apaisante sans jamais être ni mièvre, ni aveugle ou sourde. Le lecteur qui ne connaît pas le néerlandais peut aussi regarder comment bougent les poèmes dans leur langue d’origine, y reconnaître un rythme plutôt épuré sur un beau papier blanc cassé (Rives tradition) ; un peu rugueux à toucher, sa présence ajoute au bonheur de lire le plaisir tactile de la découverte.

Hangars / José-Flore Tapy , éd. Zoé poche, 2006, 2019, Genève

Hangars de José-Flore Tapy tient aussi dans la poche. Publié en 2006 aux éditions Empreintes, il reparaît en Zoé poche. C’est un bonheur tant les livres de poésie, même importants, disparaissent avant d’avoir réellement pris leur place dans le paysage littéraire qui s’efface sans cesse, hélas. Et j’en parle avec d’autant plus de plaisir que José-Flore Tapy entre dans Terre à ciel des poètes ce printemps 2020.

Un hangar est une construction sommaire, précaire le plus souvent. C’est en se souvenant de cette définition qu’il faut aborder les poèmes ramassés et intenses de ce livre. Les premiers vers sont clairs, douloureux :

               Sur l’abîme
               la bâtisse penche
               livrée au vide

De curieux bâtiments, comme à l’abandon, à moitié détruits, ont perdu parfois jusqu’à leur raisons d’être, désaffectés - comme peut l’être une âme en errance sentimentale ou privée de ses motivations - donnent un sentiment de désert, dans le premier chapitre « Limaille », sentiment que l’on retrouvera dans les chemins arpentés du dernier chapitre « Gravier », sentiment éprouvé grâce à de surprenantes et fortes images :

               Un chemin désuet
               s’accroche

               [...]

               vieux chemin
               je te tiens contre moi

               [...]

               je te berce avec mes pieds

Au centre, un plus court chapitre, « Elémentaires », décline les états de la terre, cordillère, sables, granit, gouffres, et les états de l’eau, source, écume, fleuve remontant vers sa source, pluie salvatrice que les mots pourraient comme faire apparaître pour panser la fatigue, les blessures, pour repousser la peur, le désarroi :

               Il suffit juste
               de tendre l’oreille

               de capter
               sous la lave des rêves
               quelques syllabes

               dans l’ouïe
               leurs notes légères
               comme pluie

Hangars pourrait relater une expérience de rupture amoureuse. J’emploie le conditionnel car aujourd’hui ces poèmes agrandis par le temps touchent aussi, en chacun de nous, un désarroi plus général provoqué par la très ordinaire difficulté de vivre, par un manque plus existentiel. Précis, incisif, parfois presque cruel, ce livre nous atteint là où nous savons, comme le dit Philippe Jaccottet qui en a écrit d’ailleurs la préface, que « vivre, si prudent qu’on se veuille, c’est brûler ». Deux exergues ponctuent l’ordre des poèmes. Ils importent, d’abord parce qu’ils en soulignent une particularité ; leur ardeur et leur musique lèvent dans le lecteur un nombre incalculable de vers venus d’autres poètes, d’images venues de films essentiels, des souvenirs de tableaux aussi. Tout un « arrière-pays » poétique – celui de chacun - est convoqué par une sorte de concentration de toute la poésie lue et aimée par la poète, complètement assimilée, mais brillant comme jamais dans ses vers, sans que celle-ci n’apparaisse jamais sauf dans ces deux exergues. L’un pointe une des figures récurrentes de toute la poésie de José-Flore Tapy, le foyer :

               Je croyais mon foyer éteint ;
               j’ai remué la cendre...
               Me suis brûlé la main.
                    Antonio Machado

La figure du feu règne sans partage. Il brûle, brille, se perd, mais jamais tout à fait. Cendres, flammes, étincelles, fumées. Nuit et lumière interdépendantes. Jamais au point de passer l’une pour l’autre, mais naissant l’une de l’autre, sans cesse. Le poème cherche à protéger tout ce qui cherche à se survivre dans le danger de mort, à éloigner une fragile lumière de la pire violence, incendiaire, de cette force, destructrice aussi, qui la fait naître et sait-on jamais s’il y parvient parmi les désastres :

               J’écris les mains brûlées
               assise sur un sac

               [...]

               j’écris contre l’oubli
               des mots charbon
               des mots de suie

               [...]

               on n’entend plus respirer l’herbe

Le second exergue n’a pas d’auteur connu, ce sont les vers d’une chanson andalouse, qui introduit en même temps puissante couleur et brûlure persistante, vives et anonymes :

               De ta fenêtre à la mienne
               tu me jetas un citron,
               le citron tomba dans la rue,
               le jus dans mon cœur.

Acidité de la lumière, jeux de distances qui ne tombent pas toujours juste, jeu du proche et du lointain qu’il faudra recommencer, sans cesse, dans une rencontre difficile, avec le vide, parfois salvatrice, si l’eau se manifeste :

               de vague en vague
               le vide nous porte
               sur son dos

               jusqu’aux premières
               lueurs

               quand les distances
               se calment
               près d’un lit de rivière

Une rencontre bienfaisante avec la falaise clôt l’ensemble des poèmes dont la sombre et éclatante beauté pénètre l’esprit et y reconfigure des raisons d’exister . Dans sa durée fragile mais renouvelée, sorte d’exemple pour tenir debout, la falaise tient, contre et à travers l’amertume des larmes, vers, contre et avec l’amertume de la mer :

               Mais elle perdure

               la falaise

               dressée
               et jamais lasse
               de tenir en respect
               l’espace

               au pied de la paroi
               par quel miracle
               restée debout
               l’immense vivier
               des vagues

La rive s’éloigne / Eliane Vernay , éditions La tête à l’envers, 2019

« Comme rassemblés pour un livre de deuil - « La mort non plus / ne passe pas  », les poèmes avancent vers une sorte d’affranchissement, de légèreté conquise, gagnée finalement sur l’anéantissement, puisque se dissoudre s’inscrit dans des mots que nous lisons ». J’écrivais ces mots à propos de deux autres livres d’Eliane Vernay (Page blanche, éditions L’atelier du Grand Tétras et En noir et blanc, éditions Samizdat, 2016). Je me dis que ce nouveau livre, comme peut-être tous les livres d’Eliane Vernay, pourrait être ainsi décrit : un livre de deuil continué :

               de la terre au ciel cet élan, ligne de vie
               leur sera
               ligne de mort.

Bien sûr, on le dit de tous les écrivains, qu’ils écrivent le même livre, qu’il s’agit d’une sorte de quête qui se régénère à chaque nouvelle œuvre. Dans celui-ci, l’évidence d’une telle continuité frappe l’esprit. Accompagnés comme très souvent par de belles encres qui travaillent un fort principe d’apparition-disparition, ici celles de Liliane-Eve Brendel, les poèmes, dans lesquels se développent des images surprenantes propres à faire rêver, semblent accentuer plus encore que d’ordinaire le travail de destruction et d’effacement de la mort. Ils expriment dans le même mouvement la violence – à la fois tout en retenue et très affirmée – de l’effort à faire pour le contrer et continuer à naître. Le titre, La rive s’éloigne, porte en lui une douleur sans fard : qu’y a-t-il à atteindre d’inaccessible au fur et à mesure, supplice de Tantale ou, à l’inverse, vers où suis-je en train, inéluctablement, de dériver qui m’écarte de mon séjour sans pouvoir jamais y revenir ?
La question reste entière, et peut-être n’y a-t-il plus vraiment de question, elle fait place à une profonde mélancolie :

               Un instant encore
               un éclair
               en dessous le fleuve
               noie leur mémoire.

Parce que le dernier chapitre et dédié à Eurydice, j’y vois aussi toute une réflexion sur la poésie, sur ce que nous donnerait la poésie en de telles circonstances. Peu, au fond, mais qui n’est pas rien, chaque fois assombri par la menace, l’anéantissement progressif et de plus en plus imminent :

               Des empreintes dans la neige :
               quel jour va se lever
               sans ailes
               sans mots ?

               [...]

               Dernier envol
               dernier cri
               derrière le soleil
               (vertical,
               il avale le bleu)

Rien à rattraper, rien à retenir. Du monde de la vie, surtout des couleurs, elles dessinent une sorte d’abstraction à peine existante. Peu de figurants, de figures, une lumière aveuglante, une matière parsemée en touches très légères, la neige, le ciel, les étoiles, la brume, des pierres, quelques oiseaux. Et quelques herbes, nécessaires preuves de vie. Dans un monde imaginaire assez désertique, la poussière semble pouvoir se poser sur tout, devenir toute chose. Pourtant, ces poèmes, très clairs sur la page, savent ne pas peser, jamais. Et même l’expression d’une telle douleur – qui, parfois semble se transformer en révolte, en impuissance aussi – semble au contraire pouvoir apaiser. Apaiser quoi ? L’inquiétude devant le peu de temps « imparti », devant la finitude inacceptable, inacceptée ? Non, pas vraiment. Au contraire, lire ces poèmes l’exacerbe. Alors, pourquoi cet apaisement, réel aussi ? Peut-être à cause d’une sorte d’harmonie mouvante et éphémère, d’un tracé lyrique juste, tout en discontinuités qui se recommencent, gestes à peine esquissés ou presque déjà disparus, gestes recommencés qui relancent la vie de la langue en nous – et celle des poèmes dans les siècles - donnant ainsi la force d’exister dans une si précaire beauté :

               Une flamme
               encore
               au cœur du cœur
               et par-delà

               jusqu’au bout du temps, là où s’en est allée la mer
                               avec l’éternité

               cependant qu’au-dessus des eaux, un oiseau
               à douceur de neige -
               message transmis
               des morts aux vivants.

Françoise Delorme


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