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Repaires, repères, par Françoise Delorme (juillet 2023)

mardi 4 juillet 2023, par Cécile Guivarch

Frontières, Petit atlas poétique / Anthologie établie par Thierry Renard et Bruno Doucey / éditions Bruno Doucey, à l’occasion du printemps des poètes 11-27 mars 2023, éditions Bruno Doucey, 2023

Un baiser,
un baiser seulement
sépare
la bouche de l’Afrique
des lèvres de l’Europe.
               Limam Boicha, in Generacion de la amistad, Poésie sarahoui contemporaine

Jacques Roubaud écrivait que la poésie, dont ce n’était en aucun cas à ses yeux le rôle premier, restait cependant le lieu où se réfugiaient toutes sortes de résistances dans les sociétés en proie à des conflits, des bouleversements, des détresses et des répressions terribles. En dernier recours, recours au poème ! Cette anthologie pourrait bien ne pas le contredire, et ce, quelque soit le lieu sur la planète puisque, comme le dit le poète mongol G.Mend-Ooyo : « le globe terrestre n’est qu’une pierre ronde ».

La plupart des poèmes de ce « petit atlas poétique » (quel beau titre !), dont certains sont inédits ou proviennent de chez d’autres éditeurs, ont été choisis parmi des poètes édités par Bruno Doucey lui-même, manière d’exprimer ses choix profonds à différents niveaux d’échelle : poèmes souvent écrits par des exilés, des réprouvés, des rejetés de toutes sortes, surtout des voix empêchées ou peu entendues, voix que l’on crut oublier, à qui Bruno Doucey donne ou redonne de la lumière. Frontières de pays, frontières de classe, frontières de couleur de peau, frontières entre la vie et la mort, entre soi et « le monde », entre le réel et le rêvé, entre frontière et frontières, toujours imaginées et pourtant limites et ouvertures de toute vie humaine, de toute vie peut-être. Le mot « frontières » s’explore ici de toutes les manières puisque, comme le dit Gilles Lapouge : « les frontières, je les aime et je les déteste » et comme l’écrivait Michel butor qui habita à côté de la frontière suisse. « Traverser les frontières m’aide à voir ». Il s’agit donc plutôt d’explorer leur existence, leurs possibles et leurs impossibles.

La parole est donnée à cent-douze poètes que je ne citerai pas, malgré le fait que ce serait justice de le faire, puisqu’une anthologie, justement, sert à faire lire tant de voix qu’il est nécessaire de la lire en entier avec plus que de l’intérêt, tant le choix des poèmes des uns fait briller les poèmes des autres. Le divers, le merveilleux divers, réuni par l’écoute et le regard de deux poètes autour d’une même question, Thierry Renard et Bruno Doucey, fait chatoyer au mieux ce qui pourrait nous être maison commune sans pour autant apporter d’autre réponse que justement l’ensemble vibrant des textes qui se rassemble sous nos yeux et résonne à nos oreilles. Bruno Doucey écrit dans la préface : « En ces temps de replis identitaires, de peur de l’autre, de crise de confiance en l’avenir, un livre comme celui-ci est loin d’être inutile ». C’est vrai. Ce livre, dont il faut remercier aussi tous les traducteurs, est tellement bienvenu.

L’anthologie, qui peut se lire un peu au hasard et au gré d’une curiosité plus ou moins dirigée, se divise en treize rigoureux chapitres qui n’empêchent pas une certaine porosité de s’établir entre les poèmes classés sous le titre « entre soi et l’autre » et sous un autre « conquistadors, passeurs, maquisards et résistants » comme entre « Ukraine » et « Corée » ou bien « Vers Babel » et « Il y avait un jardin qu’on appelait la terre ». Deux chansons, hors cadre, embrassent l’ensemble. L’une de Bernard Lavillers, lance des questions :

Où est la frontière ?
Pour qui la frontière ?
C’est loin la frontière ?
Pourquoi la frontière ?
C’est loin la frontière ?
Où est la frontière ?

Une chanson de Sappho conclut, dans une tentative d’ouverture, ces différentes approches, toujours difficiles et problématiques qui nous auront enthousiasmés, interloqués, désespérés ou au contraire régénérés, au moins un instant, le temps de savoir que :

Et je me dis Unamuno
Ce que je te dis anonimo :
Ouvre la porte rentre chez toi qui ne sera pas chez toi
Et là y aura
Un ami

Toujours pris entre la nécessité des ouvertures et des fermetures avec lesquelles se négocie la vie même des cellules comme celle des individus et celle des pays, peut-être pouvons-nous entendre les bienfaits du jeu des alphabets. Une simple transformation par le déplacement ou la suppression abstraite de deux lettres par Sylviane Dupuis rejoue comme d’un coup de dés la possibilité d’une confiance retrouvée. Mais tout aussi bien le contraire dans la tension si paradoxale de nos vies :

l

Deux lettres séparent LE MUR
et L’AMOUR :

elles sont l’alpha et l’oméga
de notre impuissance
ou bien du commencement

Comme il est totalement impossible de rendre compte d’une anthologie de cette envergure, mais que je tiens absolument à relayer son existence pour lui donner plus de lumière encore, je choisis volontairement et sans trop « d’états d’âme » deux extraits de deux poèmes, pour donner envie de plus de lecture. L’un, de Ange Alexandre Oho Bambe, commence ainsi, c’est une invitation à ne pas se laisser abattre :

L’horizon
c’est peut-être ça qui nous a manqué.
À l’intersection du réel et du rêve, se trouve
L’horizon, simple et délicieux.

L’autre, de Jeanne Benameur intitulé « Frontière peau », se termine par des mots qui nous brusquent par leur évidence :

toute ma vie pour apprendre que la seule frontière est cette peau
fragile, vivante, une peau d’humain
entre dedans et dehors elle respire
entre nous et les autres un souffle
il n’y a pas d’autre frontière.

Ne faire confiance qu’à cette merveille vivante
qui nous protège sans nous isoler
on dit sauver sa peau et on a raison
il n’y a rien d’autre à sauver

juste notre peau.

Pa seulement sa peau. Notre peau.

Ce livre ne fait pas l’impasse sur la douleur et la violence des mondes habités. Bien au contraire, même si certains poèmes paraissent parfois un peu naïfs dans leur élan, l’ensemble se tourne vers le réel souvent horrible qu’il ausculte et endosse avec les mots les plus justes, les plus désirants d’un monde plus accueillant, les mots d’une humanité à la dérive, parfois absolument perdue. Tous les mots doivent être dits. Ils sont dits.

Les réfugiés fuient la mort :
mais ils entendent ses pas résonner derrière eux.
Ils courent avec leur sac
et l’espoir de revenir.

Ils dépasseront les frontières,
découvrant que tout ce qu’ils ont emporté
est tombé de leur sac
troué.
               Maram al-Masri, Elle va nue, la liberté

Croyons à l’aube de la saison froide / Forough Farrokhzâd,
traduit du persan par Laura Tirandaz et Ardeshir Tirandaz, en bilingue, éditions Héros-limite, Genève, 2023

Forough Farrokhzâd, poète iranienne, née en 1935 et morte en 1967, a publié en 1963 تولدى ديگر , Une autre naissance, livre dont les éditions Héros-limite ont publié une traduction en 2022. Croyons à l’aube de la saison froide avait été publié de manière posthume après sa mort d’un accident de voiture en 1967. Les éditions Héros-limite en publient une belle traduction aujourd’hui, suivie d’une sorte de biographie poétique initiée par la traductrice Laura Tiredaz, intitulée « Une femme seule ». Cette biographie narrée est très surprenante et souvent très belle, mystérieuse aussi, en écho à la force énigmatique des poèmes de Forough Farrokhzâd. Elle se déroule en petits chapitres numérotés, chacun très vivant, comme un petit aperçu, un arrêt sur image, des moments suspendus :

une petite fille brune monte sur un toit – regarde les montagnes – Elle soulève ses jupes et laisse le vent la saisir. On ne sait pas ce qu’elle convoite, on ne sait pas où se cachent les prémisses d’un refus. À plus de 5000 m d’altitude, les neiges persistent.

Il y est relaté aussi un jugement sur Forough Farrokhzâd de Chris Marker : « Elle ne se cherchait ni alibis, ni cautions, elle connaissait l’horreur du monde aussi bien que les professionnels du désespoir, elle ressentait la nécessité de la lutte aussi bien que les professionnels de la justice mais elle n’avait pas trahi son chant profond.
Si une traduction peut avec justesse et fougue faire traverser la frontière des langues, il semble que le « chant profond » de Forough Farrokhzâd vienne bien jusqu’à nous de vive et lyrique manière, puissant, déroutant, souvent énigmatique :

Moi d’où je viens’ ?
Moi d’où je viens
Pour être autant imprégnée par l’odeur de la nuit ?
La terre sur cette tombe est encore fraîche
Je parle de la tombe de deux mains jeunes et vertes ...

Je lis égarée ces vers si étranges et je les lis avec passion, car quelque chose de la vie violente s’y déploie, de la vie telle qu’elle existe au-delà de ce que nous pouvons en dire et même la vivre, quelque chose d’à la fois lucide et aveugle, d’à la fois terrible et émerveillant. Une sorte de force tellurique m’entraîne que je cherche d’autant plus à comprendre, comme si tous mes sens, raison comprise, s’éveillaient, se réveillaient. Je suis surprise par le flux brutal et inexorable de ces poèmes que je lis comme les aspects de toujours un même poème. Un tel souffle me donnerait de boire à même la violence stupéfiante du fait d’être vivant, d’apparaître et de disparaître, dans le grand magma fluctuant et indifférent d’un « il y a » fabuleux qui ne peut cesser et nous arrache à toute tranquillité, dans ce jardin qui n’est à l’abri de rien, surtout pas d’une force amoureuse qui nous emporte plus qu’elle ne nous sauve. Le dernier poème intitulé « Seule la voix reste » suggère que cependant pourrait être sauvé ce qui dans le poème le crée et le constitue, une voix. Cette voix n’est ni celle de celle qui écrit ni celle d’une transcendance hétéronome ; elle se revendique d’un élan végéta d’une puissance sans fard, d’une cruauté rarement attribuée à la vie végétale, animée de forces cosmiques, dont la persévérance aurait seule la force d’envahir et de ressusciter les ruines de nos rêves :

Plus qu’une voix, une voix, une voix
La voix du désir limpide de l’eau à s’écouler
La voix de la lumière d’une étoile sur les rondeurs de la terre
La voix d’un sens naissant qui prend forme
Et de la complicité grandissante de l’amour
La voix, la voix, la voix, seule la voix reste
[...]
Ai-je quelque chose à voir
Avec le long gémissement du sexe sauvage de l’animal ?
Ai-je quelque chose à voir
Avec le vide que laisse l’asticot dans la viande ?
J’ai été poussée dans cette vie par la famille sanglante des fleurs
La famille sanglante des fleurs, vous entendez ?

La vie assez libre de cette poète qui fut par ailleurs cinéaste, gagna sa vie par ses propres moyens, interroge. Elle resitue notre présent dans une histoire plus large, lorsqu’on pense à la chape de plomb tombée sur l’Iran et sur tant d’autres pays, le nôtre aussi, ne l’oublions pas. Tant de mouvements et contre-mouvements, entre enracinement et envol, allers et retours, ouvertures et fermetures, pour continuer à naître. C’est aussi cet élan de vivre, plus directement politique, social, qu’évoquent les poèmes sensuels et dynamiques de Forough Farrokhzâd qui ne séparent jamais l’envergure d’un envol individuel de la construction d’un monde où vivre habité d’une énergie plus vaste, celle sans nom qui nous habite et nous propulse, qui n’est pas celle de la guerre, mais plutôt celle d’un amour inexorable et violent, profondément paradoxal :

Derrière la porte
On entend
Un bruit de déflagration et d’explosion
Au lieu de semer des fleurs
Tous nos voisins
Plantent des obus et des mitraillettes
Dans leur jardin ils cachent
Dans d’innocents bassins de faïence
des réserves secrètes d’explosifs
Et les enfants du quartier
Remplissent leurs sacs
de petites bombes
Et toute la cour en a le vertige

[...]
J’ai peur d’imaginer
L’absurdité de toutes ces mains
L’étrangeté de tous ces visages
Je suis seule, captivée
Comme une écolière devant sa leçon de géométrie
Et je pense que ce jardin, il est possible de le soigner
Je pense...
Je pense ...
Je pense ...
Tandis que le cœur du jardin fermente au soleil
Et que sa mémoire se vide peu à peu
De ses verts souvenirs

Le plus petit âne à Oujda / James Sacré et Philippe Cognée, éditions Tarabuste, 2022

Au Marché de la poésie, en juin, on peut voir des beaux livres qu’on ne rencontre que très rarement dans des librairies. Et on peut même les prendre dans les mains, les toucher, les ouvrir ... et les acheter, même, pour les offrir, par exemple, à quelqu’un que l’on aime particulièrement.
Ainsi de ce livre, Le plus petit âne à Oujda, poèmes de James Sacré et encres de Philippe Cognée. Dans cette belle collection « Au revoir les enfants », les livres ne s’ouvrent pas tout à fait comme d’habitude. Il est dit dans sa présentation « Au pays de l’enfance des idées viennent au monde... puis des choses les y relient... et au chevet desquelles poètes et artistes se relaient pour accoucher de cette étonnante capacité à la fête et à la beauté ». Certaines pages dans le livre restent closes sur elles-mêmes, comme les plis du temps gardent leur secret. Les poèmes sont imprimés sur des feuilles plus petites, comme des encarts dont les grandes pages suivantes reproduisent à nouveau un reflet d’encre plus clair, sorte de palimpseste. Ces poèmes répliqués ont perdu leur allure de vers et s’écoulent comme une eau, flux inexorable que les majuscules de début de vers à chaque fois dérangent un peu, l’instant d’une apparition, d’une disparition. Ni prose ni vers, comme une autre manière d’écrire, ils évoquent leur ombre en train de s’effacer dans les dessins légers du peintre, des ânes figurés toujours au bord de devenir transparents ou, au contraire, de devenir de plus en plus visibles, sensibles, odorants. Sur la couverture, on ne sait si l’animal dessiné fait des ruades, joue à se rouler par terre ou si l’on voit, plus sûrement, une carcasse d’animal, elle aussi en train de disparaître dans un mouvement inéluctable.

Ça commence un peu comme un conte :

Ce plus petit âne à Oujda
Personne en voulait, puis quelqu’un
S’est pris d’amitié pour lui.
Immobile auprès d’un arbre court. L’endroit de son crottin
La poussière dans son poil doux.

Et puis, tout de suite, la lumière légère de l’évocation de ce petit animal ordinaire laisse la place à des questions, des remarques sur le temps qu’il fait et qui change, comme le paysage, comme les souvenirs, comme tout ce qui arrive :

Que le monde a changé :
Si l’âne y prête attention ?

Je suis toujours très impressionnée par la manière qu’a ce poète de parler de la vie dans sa grande précarité, dans sa fondamentale vanité, dans ses élémentaires manières d’exister, à la fois simples et compliquées, mystérieuses et évidentes, dans un rythme à nul autre pareil, entre prose et vers plus ou moins comptés, toujours à peine suspendus à côté d’eux-mêmes, avec des images et des formulations dont l’humour et l’aspect familier nous remettraient facilement à notre place, nous humains un peu prétentieux et si sûrs de notre fait :

Si le monde entier n’est pas trop grand pour lui :
Sans doute qu’on se trompe ... si c’est pas lui
Qui fait tourner la machine ronde
En n’y pensant pas, et pas même tirant
Sur son bout de corde usée ?

L’âne ne se soucie pas des questions du poète sur le poème, sur ses raisons d’être, sur le sens d’en écrire, d’en lire, qui hantent toute la poésie de James Sacré et finissent par nous tarauder aussi, ne nous laissant pas indemnes, le poète et nous comme un âne allant brayant plus ou moins juste et c’est bien.
Dans ce long poème, nous rencontrons aussi les mots de Driss Chraïbi, les dessins ou peintures de Chagall, Botero ou Platero de Jimenez, tout un monde de représentations humaines qui montrent elles aussi des ânes, souvent fragiles, souvent pleins de « philosophie », au sens où l’on emploie ce mot pour dire « patience », peut-être même acceptation un peu résignée d’un monde difficile qu’on ne comprend pas, qu’on ne peut pas comprendre, ce qui ne veut pas dire indifférent, je crois. Et de toutes façons, « marchant à grands pas / vers ce qu’on sait : si peu d’avenir. »

Ce petit animal, le plus petit âne qu’il ait jamais vu, si proche de nous par de nombreux aspects, nous émeut tellement ; l’écriture très concrète de James Sacré nous donne l’impression de pouvoir toucher l’âne, tout le paysage même. On sent la chaleur, la nudité de la terre, les animaux et les hommes fragiles. On apprécie physiquement la lumière, les couleurs qui changent, s’atténuent, se ravivent. Et ce beau livre, fait pour émouvoir et donner à rêver, dans sa beauté précieuse mais sans trop d’ostentation, me semble exactement le genre d’objets que l’on voudra pouvoir ouvrir souvent, montrer à d’autres amis, pour regarder les images et dire, partager les poèmes qui, par leur mélancolie et leur simplicité affective, me remplissent du désir de continuer à exister. Ce serait là un paradoxe ? Pour partager cette sorte de beauté. Gratuite et la plus proche de ce que j’imagine pouvoir être appelée « vérité » :

Ce tout petit âne à Oujda
Chacun voudrait bien
Se prendre d’amitié pour lui.

Sa corde s’use, son crottin sèche
Si on l’oublie, s’il a aimé
Qu’on le caresse en passant ?

Par une oblique improbable du vivre
On transporte entre désir et des mots
On ne sait plus trop quoi.

Ce plus petit âne à Oujda, l’ampleur du temps
Où le monde s’en va perdre sens.

5 idioms 5 dunnas, traduit du romanche par Isa Terrol Valls et Denise Mützenberg,
en bilingue, éditions Les troglodytes, genève, 2023

Quel bonheur de tenir entre ses mains un beau et un gros livre édité par Denise Mützenberg, beau papier, beaux caractères, beaux agencements graphiques, belle tenue accompagnée ici par de beaux collages de Claire Krähenbuhl, éditrice elle aussi. Ses petits arbres de lettres qui semblent naître d’un fouillis ordonné de montagnes et de feuillages donnent comme le courage de grimper les montagnes pour aller de vallée en vallée, celles où se parlent ces différents idiomes, ces cinq sortes de romanche parlés encore parfois un peu, écrits avec persévérance par quelques irréductibles. Comme on le voit sur la carte, il s’agit d’un petit pays, pas forcément très habité, mais très vivant. Les poètes ici présentées sont jeunes, on peut les rencontrer, elles existent, qui sur les lieux où est née cette langue et ses branches, qui ailleurs, plus loin, mais avec un cœur qui respire aussi en romanche, un cœur fait de poèmes. La cinquième, celle qui écrivait en sutsilvan, langue parlée par à peine six-cent personnes, fut plus difficile à trouver. Martina Cantieni accepta alors d’être publiée dans ce livre. Et voilà.

Cinq jeunes poètes donc, ce sont toutes des femmes, qui écrivent dans une langue peu pratiquée, attachée à des lieux très précis, des lieux des montagne pas toujours faciles à habiter, conquises de haute lutte dans un rapport plus astucieux que tout-puissant techniquement, plus en relation avec ce milieu que l’on pourrait souvent juger hostile. On y fauche encore dans certains endroits à la faux. Impossible de faire autrement. Bien sûr, en même temps, dans ces vallées pas toujours « désenclavées », il y a aussi des sacs en plastique qui traînent, des hôpitaux, des femmes « à la blouse rayée », des journaux, la vie qui va sur la terre. Et c’est de cela qu’il est questions dans les poèmes des cinq poètes ici présentes. Et plus encore.
Martina Cantieni fait vivre un domaine agricole dans la Muntagna de Schons. Elle écrit l’idiome sutsilvan. Ce sont ses premiers textes édités que nous avons sous les yeux. J’en aime la simplicité, la profondeur discrète et élégante :

ILLUSION
le brouillard se faufile d’en bas
en avant en train vers les hauts
le soleil aveuglant
nous sommes enivrés par la finesse
de l’imagination de la tendresse

et parfois même l’humour, discret :

VIE
la vie est toujours
et indubitablement
le commencement de la fin
la fin sera pompeuse
il restera un trou
un trou noir

Cette simplicité se retrouve déclinée tout autrement dans les poèmes de Gianna Olinda Cadonau. Mais elle est bien présente et c’est elle qui nous entraîne en poésie, qui nous étonne :

LANGUE
ici rien ne se passe
rien d’insolite
une langue est
une langue
coule comme un courant
de grandeur moyenne
à travers notre cuisine
au-dessus de notre table

mais si tous sont
autour de la table
[...]
on tombe
et soudain s’ouvrent
des précipices entre les mots
les tiens, les miens, les autres

[...]
Une très grande franchise irrigue aussi les textes de Carin Caduff, dans l’élan d’une belle sincérité travaillée en poème, entre le littéral et le symbolique, entre l’évidence et le mystère :

CONGÉ
les nuits étaient froides
se sont tues
et n’ont pas dit mot

jusqu’à ce
que j’ai écouté

jusqu’à ce
que j’ai trouvé
le cœur givré
et compris
que les réalités
changent

Dominique Caglia écrit pour des musiciens et aussi de la prose romanesque. Certains poèmes restent très près du quotidien, parfois un peu psychologisants. D’autres, un peu étranges, surprennent et on se prend à rêver, à entrevoir des mondes fantasques, mais, non, il s’agit bien toujours de l’aujourd’hui, celui que nous traversons et qui nous compose :

[...]
Un clin d’oeil qui prend aux tripes derrière les yeux inconnus.
Tu es un artiste sentimental.
Un clin d’œil entraîné par l’habitude au milieu.
Tu es une contrôleuse résolue.
Un clin d’œil par amour de l’usuel.
Tu es un simple footballeur.
Un clin d’œil par manque de temps.
Tu es une carriériste froide.
Un clin d’œil qui confirme les idées courantes.
Tu es un bagarreur dangereux.
[...]Un clin d’œil pour renforcer les liens avec ses origines.
Tu es une musicienne sauvage.

Un clin d’œil, et je sais qui tu es.
[...]

Quant à Jessica Zuan, qui écrit en idiome puter, dont les éditions Samizdat avaient déjà publié un beau recueil en 2017 (L’orizi/ La tempête), sa poésie tout en restant très simple et ancrée dans le quotidien, s’en écarte et nous emporte en créant une sorte d’intense philosophie de la vie avec de très troublantes images :

[...]
Deux rivières dos à dos
Deux rivières torse à torse
D’abord tumulte puis boue

Deux rivières bleu dans bleu
Deux rivières une enfin
Sans savoir que les rives sont déchirées
[...]

Ne nous sont épargnées ni la cruauté, ni l’insécurité, ni l’étrange ouverture d’une attente tendue vers un « on ne sait quoi » très émouvant, très prenant :

[...]
Je pense au vieux poète qui me dit : posso
et je suis absence.
Je pense : la maternité est un vêtement jaune avec une tache d’huile
et je suis l’ultime moment de solitude.
Hors de mes lèvres enflées le sang coule à flots
et je n’ai plus de langue pour pouvoir te nommer.
Enfin ton cri fait rompre les cordes –
et nous échangeons une vie pour un poème qui ne se referme pas.

En refermant ce beau recueil de 150 pages, je me dis que le romanche, et ses idiomes, n’est pas près de mourir, irrigué par le désir incessant du poème et porté par de jeunes voix dans un monde qui change, et c’est bien.

Du désarroi et de la colère / Jacques Roman, éditions d’en bas, 2023

Du désarroi et de la colère est un livre douloureux, écrit dans la violence et la force d’un « vouloir dire » que l’on connaît dans l’écriture de Jacques Roman et même dans son jeu d’acteur, ses choix esthétiques et éthiques que l’âge ne semble pas avoir édulcorés. L’extrait du livre que l’on peut lire comme un sous-titre sur la couverture le confirme : « Mes colères ne s’effacent que devant la plus grande des qualités humaines : l’hospitalité. »
Le poète part à la recherche des sens multiples, complexes et parfois contradictoires, de deux mots qui l’accompagnent depuis l’enfance, l’un parce qu’il le refuse, « désarroi », et l’autre, « colère », parce qu’il lui tient compagnie depuis la naissance et plus encore.
Il associe la détresse au désarroi, sa sœur, dit-il, « désert qu’aucune carte ne mentionne dans la géographie des sciences humaines. Elle existe en chaque œuvre, picturale, orale, musicale, ou littéraire. Je n’hésite pas à dire qu’elle est la clé de toute œuvre ». Jacques Roman rappelle qu’il a écrit des Lettres à la cruauté, et se demande s’il va lui falloir faire de même pour le désarroi, qui semble toujours se dérober devant ses définitions, devant les attaques aussi. Et finalement le poète opte pour un long soliloque, un soliloque adressé, dont on imagine facilement qu’il pourrait être dit sur scène et ce qu’il en ferait, lui, avec sa voix dans laquelle chaque mot se cisèle, à vif. C’est une déclaration de guerre :

Je te considère comme mon principal ennemi. Si tu étais un animal, tu serais la hyène. Je te vois rôder jusqu’en mon appartement, je te sais sur les talons de tous mes gestes, sur les talons du temps qui m’est encore offert. Je travaille à t’expulser de mes derniers instants. Pour cela j’écris sous la dictée de forces liguées contre toi. En somme, je te déclare une guerre que j’entends gagner, non pour être le triomphateur mais aussi pour t’expulser des consciences fragiles, celles desquelles je me sens le plus proche.

Ce désarroi, fait de multiples fils dont celui de la mort. La violence de son absurdité, dans les effets qu’elle a sur nous et nos amis, ne peut être acceptée. Il n’y a pas de résignation dans l’attitude du poète, mais une force farouche qui le pousse, qui l’habite, qui le construit, et ce peut être par le biais de l’amitié qui relativise la puissance du désarroi autant qu’elle pourrait l’attiser. En visite à l’hôpital auprès d’un ami mourant, il exprime un rejet fondamental et lui donne un nom :

Crois-tu désarroi qu’en ce mouroir j’allais te suivre ? Non, sa vie présente était elle aussi une force qui de sa main dans la mienne te balayait. Je ne savais pas encore que toi l’ennemi tu m’inspirerais ces lignes. Je te l’ai dit, je suis ton envers : la volonté. J’écris en cet instant sous sa protection. Car nous ne sortons de tes griffes que par la volonté, le vouloir.

Car sans acte de résistance, le risque encouru est celui de tomber progressivement dans une sorte de lâcheté dont il serait impossible de s’extraire. Cette volonté me semble prendre racine dans l’autre mot requis dans le titre : la colère. Et après avoir traversé toutes les figures parfois changeantes mais toujours reconnaissables et saisissantes du désarroi, Jacques Roman écrit : « Le cahier de la colère », deuxième chapitre de ce livre très intense avec la même force de conviction, la même tension vitale.

« Le cahier de la colère » n’est pas plus apaisé, pas plus tranquille. Un des exergues, de Jean Starobinsky, prévient le lecteur distrait, l’accrochera au passage : « L’affrontement est partout, pour le poète. Autour de lui, à l’intérieur de lui, quelque chose qui le réprime ou qui l’étouffe, et dont il faut avoir raison ». Et, sur moi, qui pense que ce n’est pas seulement affaire de poésie, mais simplement d’humanité, cet éloge de la colère agit comme une sorte de baume ainsi que la citation qu’il fait de Molière (dans Les femmes savantes) m’enchante :

Il faut qu’enfin j’éclate
Que je lève le masque et décharge ma rate.

La colère, comme moteur, peut – ce n’est pas toujours le cas et j’en conviendrais volontiers – s’avérer souvent nécessaire, parfois le plus juste point de départ. Jacques Roman va jusqu’à soutenir que « jamais [il] n’eut pu écrire sans la protection de la colère, sans son assistance ». Supposer être protégé par la colère peut sembler surprenant. Mais n’est-ce pas parce qu’il est possible d’y puiser force, courage et, paradoxalement, lucidité, conscience affinée, plus affutée ? N’est-ce pas pour cela qu’elle été étiquetée socialement comme malfaisante, anormale alors que c’est aussi un sentiment nécessaire pour ne pas devenir insensible ?

Tôt dans l’histoire elle est associée à une pathologie. Ce point de vue, encore aujourd’hui, a ses conséquences. À commencer par le fait que sa condamnation le plus souvent a pour but d’occulter ses motifs.

J’aime qu’il affirme que « La colère se nourrit de sa joie qui n’est autre que la célébration d’une courte victoire contre le malheur ». Car, bien sûr, il ne s’agit pas de casser les chaises ni de planter un couteau dans le cœur de qui entrave le chemin. Il s’agit d’une colère que je suppose plus fondamentale, plus originelle, plus réflexive si je peux risquer un oxymore pareil :

L’enfant me dit qu’elle, la colère, lui fut de la conscience un écho exigeant, un aimant à même de révéler quelque vérité.

De nombreux aphorismes, courts et ramassés, se succèdent, dans l’énergie rapide et frémissante de leur mouvement. Chacun motive une réflexion, suscite une adhésion réelle, un désaccord virulent, le désagrément ’éprouver un sentiment divergent, le plaisir de ressentir des sentiments analogues :

Je puis dire avoir eu de joyeuses colères. Je veux dire par là qu’elles m’étaient dans la solitude une certitude : savoir et sentir s’assemblaient où l’idéologie les voulait séparer.

Une telle méditation sur deux mots importants qui lui semblent avoir été essentiels pousse aussi les lecteurs à s’interroger sur ces mots et à en mesurer l’importance dans la vie humaine. Et même s’ils ne pèsent pas exactement le même poids dans ma vie, j’épouse volontiers les accents de cette réflexion sensible qui s’attache à explorer les facettes de ces diamants que sont les mots quels qu’ils soient, leur brillant, leur complexité, leur tranchant aussi ; plus particulièrement ceux-ci : désarroi et colère. Et puis, s’il y a peu de poèmes dans ce livre qui se présente plutôt comme un court essai en fragments, je crois entendre un autre sentiment, plus diffus, une sorte de mélancolie qui se rassemble en quelques vers – mais se ramifie dans tout l’essai – dans un émouvant poème placé au centre du premier chapitre : « Chronique du désarroi etcetera ».

Ce matin
sur le macadam des allées
jonchée de feuilles mortes
un papillon se meurt.

Et ce tressaillement de l’aile
est un adieu au monde
qui accompagne chacun de mes pas.

Désert est le parc sous la pluie,
un seul homme s’y promène,
du blanc, du rouge, du noir au cœur.

Fugue / Marie Rouzin, polder n° 198, édition Décharge, 2023

Un tout petit livre, mais cette fois-ci plein de mots. Dans un rythme qui nous prend et nous entraîne ... loin.
Marie Rouzin en écrivant un titre aussi simple nous oblige à nous redemander ce que nous nous représentons quand nous voyons ce mot : fugue. Comme François de Cornière qui signe la préface, à la fois intime comme ses poèmes et très claire pour nous ouvrir au livre, je vais regarder dans le dictionnaire. Et j’entends bien les deux sens, la fuite et la suite musicale.
« S’il faut un récit, le voici », ce sont les premiers mots de ce livre édité par la revue Décharge (et les éditions Gros textes), dans la merveilleuse petite collection Polder dans laquelle il aura été donné, entre autres, de découvrir Milène Tournier, Gorguine Valougeorgis, Oriane Papin ou le très étonnant Vracquentaire de Christine Zhiri dont la course effrénée m’est revenue en lisant Fugue. Bien sûr, c’est un récit. Quelque chose se poursuit avec une énergie qui se renouvelle sans cesse, une sorte de quête qui suit la linéarité d’un récit classique et en même temps pas du tout, écrit entièrement en « tu », résolument adressé à soi-même ou à un interlocuteur qui s’imagine alors dans la même recherche, assez ambivalente, puisqu’il s’agit d’abord de rester ici :

Un autre lieu serait une utopie
Un autre lieu serait sans existence
Tu ne cherches pas une utopie
Tu cherches une place

Et dans le même temps, il s’agit d’en sonder et d’en élargir les limites comme d’en éprouver la profondeur. Par vagues successives, des verbes d’action introduisent comme des sortes de chapitres, chapitres pas vraiment distincts. De nouvelles découvertes, tel l’Art de la fugue : Tu es ici...Tu demeures ...Tu pourrais être là... Ou là... Tu plonges... Tu sombres... Tu regardes dehors... Tu observes... Tu cherches le silence... Tu cours dans les pages... Tu t’échauffes ...Tu t’accroches... etc. Comme pour une quête, le chemin n’est pas facile :

C’est douloureux ce passage
Tu t’aventures et tu te cognes
certaines membranes durcies d’autres cellules
S’alignent en une enveloppe translucide
Rigide
Mais à travers elles
Tu peux voir des mondes que tu ignorais

Nous voyageons, peu à peu, jusqu’à un surprenant « nous » final, qui conclût le livre d’une manière très affirmée. C’est comme si c’était là que nous allions, une autre manière d’être ici. Après être passé à travers des invites d’un « tu » devenu impératif, un « nous » surgit, nouveau-né, nouveau venu accueilli et accueillant dans un espace comme lavé par ces voyages magnifiques et difficiles à travers les mondes naturels et humains, cela dans un joyeux mélange de rencontres et de découvertes qui s’éclairent réciproquement, jusqu’à un « nous » pétri d’enthousiasme, de joie, celle d’ajouter une lettre à « fugue » :

Nous mettons sur le côté pour toi un supplément de terre
Ouvrons les branches poussons les ronces
Nous dégageons la voie
Engage-toi dans nos pays
Arpente-les doucement sans conquête
[...]
Pose ton talon dans l’humus collectif
Entre tes pieds et sous les feuilles
Dans le mouvement des lèvres qui fourmillent
Auxquelles tu te joins
tes lèvres contre nos lèvres avec la fougue

Pourtant, ce « supplément de terre sur le côté », ces frêles passerelles de mots suspendus, ne se crée pas sans difficultés, la poète et la lectrice toujours poussées par une violente nécessité, un dynamisme très communicatif, une peur de se perdre comme une peur de manquer, un « allez, viens ... » comme un « bon, alors, j’y vais ! » ... Je pensais à Rimbaud : « j’ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtres à fenêtres, des chaînes d’or d’étoile à étoile et je danse » comme si cette fugue tous azimuts allait en quelque sorte explorer l’énergie des mots de Rimbaud, « littéralement et dans tous les sens »... comme si Marie Rouzin m’entraînait dans un voyage qu’elle découvre au moment où elle le balise pour moi qui dois cependant le réinventer, de petit caillou en petit caillou, tel un Petit Poucet qui susciterait dans le lecteur un autre Petit Poucet, son semblable différent. En laissant le poème fuguer, le « nous » toujours déjà là se fait au fur et à mesure de plus en plus conscient dans une démarche résolument singulière.
Dans ce voyage, rien n’est facile. C’est une longue marche, semée d’embûches de toutes sortes, des très concrètes et des plus abstraites qui interrogent la capacité du poème à dessiner notre humanité, poème souvent nourri de doute :

Tu prends le caillou du doute
Qui voyage dans ta chaussure depuis si longtemps,
Tu le soupèses, il n’a aucune densité,
Tu le gardes dans ta main,
Tu glisses ton pied dans ta chaussure,
[...]
Tu prends ton élan
Tu te déplaces
[...]
Tu t’éloignes
Tu te lances

Et c’est la traversée d’autres mondes dont le nombre s’accroît presque démesurément. Certains sont décrits en italique ; ils rappellent le nôtre où la parole devient une fausse monnaie et sert plus à détruire et supprimer toute multiplicité et toute résistance qu’à faire place à la vie, sa complexité, ses rêves, ses élans :

La domination porte un gant
Hérisson de pointes
Elle transperce
Laisse des blessures irréparables
Des souvenirs d’échec de mort
Elle tue

Le détour se propose alors comme une fuite possible. Mais ce n’est justement pas de cela qu’il s’agit dans ce livre qui m’émerveille. Il propose plutôt l’apparition d’une clairière essartée par nos soins, fragile, toujours menacée, mais toujours désirable, la réitération d’un possible demandant toujours le meilleur de nous-mêmes, luttes, perméabilité attentive aux choses, aux gens, aux atmosphères, à tout ce qui nous fonde. Une source comme inépuisable donne voix, par un long déroulement de vers qui semblent sourdre du plus profond de la poète à une acceptation de la difficulté de vivre qui n’est pas une résignation, provoquée à chaque fois par quelques pas de côté :

comment faire pour dépasser la fuite,
Trouver une place en équilibre,
Loin des mondes traversés,
Une place où tu puisses te nourrir
Et sortir du silence.
[...]
Si tu as faim accepte la perte
des réponses des idées
Qui courent plus vite que toi
Car ce n’est pas errer
Que de marcher démuni
Si tu as faim appuie-toi sur l’échec
L’énergie qui en sort est dense
Mais ne te brûlera pas

Il reste alors à continuer le chemin, à le tracer, pour devenir vivant :

Avance ton pied encore
Porte ton attention
Sur la vie minuscule

Sa mémoire m’aime / Cécile Guivarch, éditions Les carnets du dessert de lune, 2023

Les deuils sont des événements violents dans la vie humaine, et plus particulièrement quand il faut aussi faire le deuil de l’esprit des personnes si elles perdent la mémoire et tout ce qui crée leur intériorité, le souvenir de leurs liens avec le monde. Tenter la mise en écriture poétique d’une disparition comme redoublée est toujours difficile. Un tel acte oblige à questionner à nouveau et encore et encore les mots dont nous, notre être, nos relations, sommes faits.
Dans ce livre simultanément profond et à fleur de peau, Cécile Guivarch cherche à donner une forme aux derniers moments vécus auprès de et avec sa mère et les sentiments si étranges qui montent lorsque les mots, justement, viennent à manquer, se dissolvent, ne répondent plus vraiment, en quelque sorte. L’entreprise a quelque chose de titanesque. Et, c’est là tout l’art si émouvant de ces poèmes en prose resserrée et vivace, la poète décide au contraire de rester dans le quotidien le plus simple pour évoquer la puissance et l’indéfectibilité des sentiments qui l’animent dans sa relation avec sa mère, avec la mère, car, bien sûr, c’est aussi de la nôtre, de la mienne qu’il est question. Balancement entre la naissance et la mort : parfois elles se touchent presque et diffusent l’une dans l’autre comme dans le premier texte, court et dense, qui introduit l’ensemble de poèmes et institue dès l’abord une porosité entre les personnes, entre les lieux et les moments, entre les mots et les choses, une porosité peu commune et qui va se généralisant et s’intensifiant au cours du livre.

J’écris ma mère. J’écris maman. J’écris mon sang. Je viens en elle où le bruit de l’eau bat plus fort que le cœur. Me love tout contre et dans ma mère. J’entends sa voix. Cela vient de très loin. Sons étouffés, voix, chant, musique. J’entends ma mère. J’entends maman. Je n’ose plus bouger. Ces mois d’attente. À se demander si tout ira bien.

Très vite la perméabilité entre les faits et ce qui en est dit, à cause de la lente et cruelle dissolution d’une réalité, va s’étendre aux mots eux-mêmes, à la grammaire. La transformation de substantifs en verbes d’action ou du moins le dérangement des catégories grammaticales, par exemple, très étonnante et très efficace, surprend et semble affecter la pérennité de toute chose, même s’il s’agit d’abord de brouiller les frontières entre naître et mourir, phénomènes qui nous définissent et nous bornent (ou nous ouvrent) sans que nous ne puissions jamais rien en connaître :

[...] Je naissance dans les ravines. Dévale dans le courant. Au monde. Elle mère une troisième fois. Elle re-naissance. Fille et mère. Je mère aussi. [...]

Tout au long du livre, cet ébranlement accompagne les perturbations progressives qui apparaissent dans le
comportement de la mère et se répandent dans toute la conception de la vie, la remodèlent et l’ouvrent à une sorte d’amour plus grand d’accepter une telle perte, sans cependant l’accepter vraiment puisque recomposer un monde avec ce qui se décompose se révèle nécessaire. Alors la poète réinvente un nouvel ordre, vivant, vivable, ce qui n’enlève rien à sa violence. Le quotidien prend alors formes fantastiques. Fait de fleurs ou d’animaux, tout un cosmos rêvé se ranime a contrario dans la mémoire sensible du lecteur tout au long de ce livre plein à craquer du réel en train de disparaître dans la mémoire de quelqu’un et de ressusciter dans celle de quelqu’un d’autre dans un mouvement réciproque qu’indique le magnifique titre : Sa mémoire m’aime. D’un grand amour blessé naissent des passages de mondes, de mondes à mondes ; renaît l’existence humaine et sa circulation à travers les corps, à travers les mots.

Ma mère est un animal. Des hippocampes dans le cerveau deviennent tout petits. De petits animaux de mer réclamant ma mère. Ma mère est un animal. Elle feule comme un chat ou bien jacasse et roucoule – rugit de plaisir montre ses griffes bondit. Elle tente d’attraper une proie qui échappe Un loup erre dans ma mère.
Un chien est perdu dans sa tête [...]

Ce livre, je le lis comme un tombeau, bouleversant. Cette mère-là, celle de Cécile Guivarch, devient un peu la mère de chacun, et même plus simplement et plus puissamment l’énergie infinie et si déroutante de la vie qui nous anime et que nous animons. À partir d’une épreuve personnelle, l’écriture dont la poète exige ici beaucoup, sans jamais extraire la situation de ce qu’elle de banal et d’horrible, agrandit l’espace, réouvre la force de la mémoire qui, fondamentalement individuelle, n’en est pas moins fondamentalement partagée, et partageable. Je citerai ici et pour conclure un poème entier qui me semble rendre compte de l’élémentaire et émouvante conversion d’une mémoire en une autre, témoignant, en l’écrivant, de la force poétique et paradoxale d’une telle aventure de mots. De mémoire en mémoire, dans un entretien inépuisable, quelque chose persiste tel un fil d’Ariane, qui n’a pas de nom, mais qui généreusement nous rassemble, nous ressemble, où nous nous retrouvons :

J’écris la mémoire. J’écris ma mère. La mémoire de ma mère entretenue comme un jardin. J’écris ma mère en friche dans son jardin. Dans les allées de son jardin je suis entourée de ma mère et de sa mémoire. J’écris sa mémoire s’en va. J’écris sa mémoire me revient. J’écris sa mémoire et la mienne me reviennent. J’écris des fleurs des tu te souviens. Si ma mère s’en va, je demeure avec elle. Sa mémoire et la mienne un seul jardin. J’écris ma mère même. Un jardin entretenu la mère de ma mémoire. J’écris ma mère m’aime. Sa mémoire m’aime. J’écris je l’aime. Une mémoire l’aime.

Brouettes / James Sacré, avec des dessins d’Yvon Vey, éditions Obsidiane, 2022

Et pour finir, une recension (critique, peut-être pas vraiment, mais dans l’écoute vive) qui n’est pas de mon cru mais d’un poète suisse, Gilles F. Jobin, recension-poème d’un livre de James Sacré, Brouettes, vers accompagnés des dessins légers d’Yvon Vey, dessins de brouettes ordinaires, souvent au travail. Gilles Jobin me l’a envoyée en toute amitié. Comme elle m’a plu, je me dis que c’est manière aussi de faire circuler la poésie que de donner à voir-entendre comment un livre de poèmes résonne dans l’oreille et le cœur d’un autre poète. La voici, sans autre forme de procès. Et de citer auparavant cependant quelques vers de ce livre qui, comme les autres de James Sacré, continue de nous parler de nous, de nos fardeaux, de notre vie qui va et va disparaître, citer pour le plaisir d’entendre ces mots et reconnaître des gestes que l’on aime aussi, bien qu’on les trouve quelquefois bien pénibles...

Une vraie brouette de travaillée
Que poussent les bras d’un petit garçon, comme s’il apprenait
À pousser la vie
Devant soi. Et déjà
La brouette est vide.

LES BROUETTES de JAMES SACRÉ / Gilles F. Jobin, 10/07/2022

Lecture au soleil du soir
Avant la mi-juillet
On s’attendait à huit
En réalité elles sont neuf
Les lettres dans l’écriture des brouettes
Parce qu’elles sont plusieurs
Une là au Maroc une autre là-bas
Partout ailleurs en Italie
Et dans le livre au détour de ce qui s’écrit
Quelle vérité d’un moment
Dans la vérité du temps ?

Vérité des mots de la page
Vérité de tout ce blanc autour et dedans
Que griffent des lettres
Comme des traces de terre
Sur le métal sur le bois latté des brouettes
Les mots hésitent interrogent
Redondent se cognent ou pas
Comme font les images du souvenir
Et les photos de brouettes
Une ou nombreuses
Qui photographient la brouette d’hier
D’avant-hier de bien avant encore
Plus loin dans les mots
Chahutent les eaux qui se déversent ou pas
Sur ce qu’elles charrient de réel et d’inventé
L’enfant a déjà mis dedans le vide peut-être
De sa vie comme on met la chicorée pour les lapins
Et l’anagramme pareille à l’autre nom de la mâche
La patience des brouettes
Elles attendent la couleur des choses
La forme des choses à transporter en elles
Et tout ce qui se trouve dans le poème
Mais aussi en dehors et quelque part dans la tête
Les mots retiennent les brouettes
Qui s’effacent ou peu est-ce vrai ?
Jusqu’à disparaitre on ne sait bien où
Les mots ils essaient du moins les mots
De ne pas se fier aux écrans qui les évitent
Pour parler d’autres choses
Et sans doute choses mal dites
Les brouettes sont là pour dire le lieu exact
Celui-ci mais aussi celui-là qu’on ne sait pas
Le lieu seul de son travail
Des tâches du souvenir
La brouette transporte vers transporte devant elle
D’un lieu à un mot elle retourne aussi de l’un à l’autre
De plus en plus remplie de lettres
Qui laissent des traces sur le métal
Sur le bois latté
Là où elles ont frayé avec les choses
Comme les dessins qui sont à fixer le temps
………………….. Le poème se perd
À vouloir penser tout cela, chaque dessin le renvoie
À sa propre solitude que peut-être
Écrire voulait oublier.

Quelle réalité est plus réelle
(que la vérité ?)
Celle des mots des images des souvenirs
Les unes avec les autres se confondent ou pas
Dans la pensée sur le papier
Portant l’une comme l’autre des mots
Qui tombent ne tombent pas à côté
Pour dire dire et dire encore
Le métal des lettres et des mots
Afin de penser ce qui est vrai
Et ce qui semble l’être moins
Ou ne l’être plus tout à fait
Sont-elles là justes ou pas les questions à vivre ?
……………………………………………….……… à la
fin les mots sont peut-être moins l’or du temps que poussières de solitudes traversées.

Françoise Delorme


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