Blanc comme Neiges, la couleur de l’exil selon Saint-John Perse.
Exil est constitué d’une suite de quatre poèmes : Exil, poème éponyme, écrit en 1941 à Long Beach Island (New Jersey), Pluies, composé à Savannah en 1943, Neiges, écrit à New York en 1944, et enfin Poème à l’Étrangère écrit à Georgetown, Washington, 1942.
1.
Exil est, on s’en doute, inséparable du contexte dans lequel il a été composé. Dans la biographie que le poète a établie lui-même pour la Bibliothèque de la Pléiade, nous lisons, pour les années 1940-1941, le commentaire suivant : « Séjour d’abord de six mois à New York. Y apprendra bientôt que le gouvernement de Vichy l’a frappé de déchéance de la nationalité française (oct. 1940), de confiscation de biens, et de radiation de l’ordre de la Légion d’honneur (Grand officier) ; qu’un membre de sa famille est menacé à Paris d’arrestation ; qu’une campagne de presse, d’inspiration officielle, sévit contre lui dans les journaux français ; […] . Écrit, à Long Beach Island, dans le New Jersey, le poème Exil, qui sera publié en français dans la revue Poetry de Chicago, reproduit dans les Cahiers du Sud de Marseille […] et chez Gallimard (édition clandestine portant seulement les initiales S.J.P. et la mention : en France ». Puis, pour l’année 1944 : « Écrit à New York le poème Neiges. Une édition collective des Quatre Poèmes (« Exil », « Pluies », « Neiges », « Poème à l’étrangère ») est vendue en Argentine au profit du « Comité français de secours aux victimes de la guerre ». (Des éditions collectives seront publiées en France en 1945 et 1946). Replacé, comme Ambassadeur en disponibilité, dans le service diplomatique français (après réintégration, à la Libération, dans la plénitude de ses droits de Français) ».
De cette période troublée pour le monde comme pour lui-même, Neiges porte quelques traces, tantôt sur un mode métaphorique, quand des forêts de sapins noirs deviennent des « hordes d’abiès noirs empêtrés d’aigles barbelés, comme des trophées de guerre » (on apprécie au passage la pâte phonique toute de vibrantes et de dentales ; II, §4), tantôt sur le mode allusif, quand « Au cœur du beau pays captif […] des femmes de tout âge à qui le bras des hommes fit défaut » (III, §3) renvoie aux réquisitions militaires et au STO.
L’Histoire avec un grand H, dans la mesure où elle a intimement affecté l’histoire personnelle de Saint-John Perse et l’a condamné à un exil prolongé outre-Atlantique, a déterminé la venue du poème, certes. Pour autant, lire Exil comme une simple transcription de sa destinée serait injuste. N’y règne pas en maître le temps qui passe, mais le temps qu’il fait. Événements, accidents, conjonctures sont subordonnés à plus fort, à plus grand qu’eux. À preuve, l’ordonnancement du recueil bouscule la chronologie, le dernier poème ayant été composé avant le deuxième et le troisième. Il semble que Saint-John Perse ait privilégié une structure autre : les poèmes directement placés sous le signe de l’exil, Exil et Poème à l’étrangère, sont littéralement noyautés par ceux qui sont dédiés à des phénomènes météorologiques — de ces intempéries, Pluies et Neiges, qui relèguent les hommes à l’intérieur, entravent leurs menées et permettent à la nature de reprendre la main sur la marche du monde, redessinant ainsi un nouvel ordre des choses.
2.
Neiges est donc le dernier poème écrit. Quelque chose, avec lui, se termine — beaucoup de choses, en réalité, commencent. S’y déploie une prosodie extraordinaire, où métrique et rythmique se soutiennent mutuellement. Qu’on se donne seulement la peine de lire à voix haute la première strophe, ouverture majestueuse à la cadence ample et vigoureuse : « Et puis vinrent les neiges, les premières neiges de l’absence, sur les grands lés tissés du songe et du réel ; et toute peine remise aux hommes de mémoire, il y eut une fraîcheur de linges à nos tempes. Et ce fut au matin, sous le sel gris de l’aube, un peu avant la sixième heure, comme en un havre de fortune, un lieu de grâce et de merci où licencier l’essaim des grandes odes du silence » (I, §1).
La composition en quatre mouvements du recueil, sur un mode quasi-symphonique, traduit cet élargissement croissant. Chaque mouvement comporte entre 4 et 6 strophes ; entre la pénultième et la dernière, le passage s’établit au gré d’un enjambement (ou d’un contre-rejet, pour le III) : autant dire qu’en leurs résonances ultimes, les strophes vont s’amplifiant, amplification accrue encore par l’utilisation systématique, au finale, des points de suspension.
L’ensemble décrit une formidable boucle : le premier mouvement s’ouvre par les notations « fraîcheur de linges à nos tempes » « les grands lés du songe et du réel » (I, §1), le dernier s’achève par cette suite, toute de déclinaisons et de reprises : « linge plus frais pour la brûlure des vivants » « ô la hièble du songe à notre visage » « ô monde ta fraîche haleine de mensonge » « au-delà sous les grands lés du songe » (IV, § 5). Malgré le déploiement des images et les variations sur le thème, le réel, nous le voyons, n’est plus mentionné au finale. Que se passe-t-il, entre le premier et le dernier mouvement ? Pourquoi cette relégation, cette mise en retrait ?
3.
Perse envisage des Neiges plurielles, c’est l’usage chez lui, du moins pour les phénomènes qui ont partie liée avec le ciel (Pluies, Vents). Ces manifestations dépassent les hommes par leur puissance et leur magnificence, et Saint-John Perse ne ménage pas les recours à l’hyperbole : « les grands lés », « les grandes odes » (I, §1), « haut fait de plume » (§2), « au plus haut front » (§3), répétitions délibérées, comme autant de louanges et de célébrations.
La neige est un don du ciel, un don inconditionnel, indifférencié. Tout peut également prétendre à être recouvert de neige, sans préséance ni privilège. Elle s’offre à tout et tous. D’où, dans le premier poème, l’utilisation d’un « nous » communautaire : « nous l’ignorons, « nous a montré », « nous en dirons merveille » (IV, §4). Neiges, au demeurant, établit une rigoureuse partition : si un « nous » collectif préside au premier ensemble, le deuxième donne la parole à un témoin qui, se référant à ses connaissances et expériences propres, se figure ce qui arrive au loin. Il se propulse sur la mer, imaginant les périls encourus par ceux qui sont livrés aux tempêtes de neige : « vaisseaux en peine », « pilote au large des estuaires », « aux chutes des grands fleuves » (II, § 2-3). Puissance de l’imaginaire — levée des images… Le poète exerce un regard aval et un regard amont : « pays là-haut, de très grands lacs » (II, § 1). Sa vision est panoramique, cardinale : elle se déploie en Est, vers la mer et au Sud (« chute des grands fleuves) (§1), au Nord, vers le « pays là-haut » (§2) et vers l’Ouest : « il neige par là-bas vers l’Ouest » (§ 3). Une fois ce tour d’horizon effectué réapparaît un « nous » qui est, en réalité, la somme d’un « vous » et d’un « je », le « vous » désignant la cohorte des femmes attendant leurs maris soumis aux intempéries (marins au long cours, trappeurs, pionniers) ainsi que des mères — parmi elle, nous y reviendrons, la propre mère de Saint-John Perse — qui guettent le retour de leur fils.
Les neiges sont dites « neiges de l’absence » (I, §1) parce qu’elles éloignent des êtres chers, mais aussi et surtout parce que le monde s’absente sous elle — d’une absence qui absout : « toute peine remise aux hommes de mémoire », « lieu de grâce et de merci » (ibid). D’entrée de jeu, grâce à ces vocables, apparaissent des perspectives de paix et pardon, de pureté recouvrée, de purification « fraîcheur de linges », « sel gris de l’aube ». Le « havre de fortune » fait entendre aussi le havre de paix où se donne une nouvelle chance. Avec ces neiges, l’heure est à l’avènement, à l’aube nouvelle, « avant la sixième heure » : « premières neiges » (§1), « premier affleurement », « premier attouchement » (§3), « comme la première transe » (§4).
Ainsi, la neige recouvre la ville à l’architecture de « pierre ponce » (§2), avec ses « terrasses » (§4) ; le monde minéral, suggéré dans son épaisseur compacte et obtuse « sourde porcelaine », « gros verre », « les tuiles », « le marbre » (§3) se double d’un environnement métallique lui aussi peu amène : « bronze », « acier chromé », « métal blanc », « pointu », « coupant », « tranchant », « éperon », « fusée » (§3) , « lame mise à nu » (§4). Ces éléments imposent la vision d’une dureté froide, lourde, massive, qui contrastent avec la légèreté « fragile », « futile » (§3) de la neige.
4.
La neige, contrairement à ces matériaux urbains, ne doit rien à la terre ; aérienne, elle détient toutes les qualités d’élégance et de légèreté. Elle est comparée à un harfang, « chouette des neiges » (§4), chouette elle-même comparée à une fleur. La neige, dans sa légèreté, accueille donc le règne animal et le règne végétal : le monde vivant. Grâce à elle, le monde perd de sa dureté, de sa netteté — de sa résolution. En recouvrant les « aciers » et les « aciéries » (II), industrie lourde pourvoyeuse d’armement, elle rétablit naturellement une douceur pacifiée.
En effet, ce que le temps qui passe, autant dire l’Histoire, ne peut réparer et apaiser, le temps qu’il fait, la météo, va le réaliser. Neiges, à cet égard, est à lire comme une entreprise de réparation et de pacification : quand le tissu du Temps des hommes est déchiré, le ciel, la neige, les neiges tissent quant à elle de superbes lés : « lés du songe et du réel ». Elles restaurent un continuum abîmé, ramènent cohésion et cohérence là où les mésintelligences avaient brisé les ententes et engendré le chaos.
Le mot paix n’est pas le plus fréquent sous sa plume de Saint-John Perse, loin s’en faut : il est plutôt le poète de l’insolence et de l’audace, du péril et de la pureté intransigeante, du mouvement et de l’élan. Or, dans Neiges règne une sérénité enveloppante, une douceur prodigieuse. Le poème prend une forme d’ex-voto, de prière en faveur de la paix. À croire que la diplomatie profonde d’Alexis Saint-Leger Leger, faute d’avoir pu s’exercer dans le monde réel, s’accomplit en poésie grâce à Saint-John Perse. D’où cette vision d’un monde apaisé, fait de résilience plutôt que de résolution — sous son manteau de neige blanche, un monde désarmé.
5.
Dans ce mouvement pacificateur, l’homme de savoir accueille l’ignorance, accepte, si ce n’est requiert l’effacement : tout s’accomplit « à notre insu », « dans l’oubli », « nous l’ignorons » (§2). Le monde est recouvert dans sa matérialité, et le temps est suspendu : « Mémoire effacée » (ibid.) Pourtant il est une chose que le poète n’oubliera jamais : il est un fils qui pense à sa mère, qui lui parle à travers l’espace et le temps et lui dédie Neiges (nous savons que le recueil put lui être communiqué avant sa mort, survenue à Paris, loin de son fils, en 1948) : « Et Celle à qui je pense entre toutes femmes de ma race, du fond de son grand âge lève à son Dieu sa face de douceur. Et c’est un pur lignage que tient sa grâce en moi » (III, 2).
On peut être surpris par la formulation de la dédicace : « À Françoise-Renée Saint-Leger Leger » plutôt que « À ma mère ». Saint-John Perse louange la « dame de haut parage », mais pas seulement. Si le nom de la mère, Saint-Leger Leger, est d’importance, le prénom l’est tout autant : en Françoise-Renée on ne peut s’empêcher d’y entendre François-René, ce fameux François-René de Chateaubriand qui partit courir l’Amérique, découvrant Philadelphie, New York, Boston et Lexington, émigré perpétuel depuis son ralliement à l’armée de Condé, finalement exilé en Angleterre, et qui serait le dédicataire second du recueil.
En dédiant ce recueil à sa mère, le poète rend hommage à sa langue maternelle : celle qui se parle entre une mère et un fils — un langage aussi total qu’exclusif : « Qu’on nous laisse tous deux à ce langage sans paroles dont vous avez l’usage, ô vous toute présence, ô vous toute patience ! » - où tout, jusqu’au silence, est réservé : « Vous seule aviez grâce de ce mutisme au cœur de l’homme comme une pierre noire… » (III, 3)
6.
Au poète de transformer cette « pierre noire au cœur de l’homme », silence dur et crispé, en légère couche neigeuse. Pour accomplir cette transmutation, il explore les diverses strates du langage comme on examine des couches géologiques : « voici que j’ai dessein d’errer parmi les plus vieilles couches du langage, parmi les plus hautes tranches phonétiques » (IV, §2). Spéculations linguistiques et démarche géologique sont parentes, la langue, dans ses recouvrements et ses stratifications, présente des profondeurs insondables, comme les couches profondes de l’écorce terrestre. Le poète explore ses particularités et ses mystères ; il s’enfonce en ces lieux où les langues prennent leur assise et se taisent. Ainsi, il se passionne pour tous les phénomènes d’amuïssements et de disparitions : « nous nous mouvons parmi les claires élisions, des résidus d’anciens préfixes ayant perdu leur initiale, et devançant les beaux travaux de linguistique, nous nous frayons nos voies nouvelles jusqu’à ces locutions inouïes, où l’aspiration recule au-delà des voyelles et la modulation du souffle se propage, au gré de telles labiales mi-sonores, en quête de pures finales vocaliques » (§3) ; il s’enchante de langues très « entières et parcimonieuses » qui suivent « les présages de l’esprit » (§2) (on se rappelle que l’esprit, tantôt rude, tantôt doux, gouverne la structure phonique des mots à préfixation vocalique en grec ancien — quand notre h aspiré, en français moderne, requiert une pause articulatoire : un silence, donc).
Neiges, on le comprend, exprime la relation que le poète entretient avec son art. Une relation de retrait et d’effacement. L’exil qui, tout en se disant, s’achève avec ce recueil, n’est pas seulement conjecturel, mais structurel. En effet, outre les aléas de sa carrière diplomatique et les vicissitudes de l’Histoire, Saint-John Perse s’est exilé lui-même de sa propre pratique poétique. Son écriture, entre 1924, année où il publiait Anabase, et 1944, année de la parution d’Exil, a connu un long silence. Neiges raconte la sortie du silence. Après les dénis, les éloignements, les relégations, il retrouve le chemin des mots et de la création. Reliaison, retrouvailles : une complète et confiante renouée.
L’envoi final : « Désormais cette page où plus rien ne s’inscrit » (IV) traduit le sentiment de l’œuvre accomplie. Neiges, ainsi, paraît la conjuration de la page blanche, de toutes les pages restées blanches pendant presque vingt ans. Saint-John Perse reprend le fil de l’écriture, avec ce poème qui s’écrit non noir sur blanc, mais blanc sur blanc — à la manière de Malévitch avec son Carré blanc sur fond blanc (réalisé, par parenthèse, en 1918, juste après le chaos de la Révolution russe et à la sortie de la grande Guerre). Neiges rend l’univers à sa pureté, à sa nouveauté : il s’agit de tout recouvrir, tout effacer, tout oublier, pour rejoindre l’esprit du monde et des choses, et tout recommencer.
Florence Saint-Roch
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