Je voudrais tenter de déployer le texte d’un poème d’apparence difficile, parce qu’il est saturé d’émotion et de sens : « Anoukis et plus tard Jeanne », tiré des Matinaux, de René Char.
Avant de le citer, je m’attacherai, à son titre, constitué de deux prénoms féminins et de leur relation dans le temps, « Anoukis précédant Jeanne », ce que du reste la suite va démentir. Le premier de ces prénoms est une surprise mêlée de mythologie et d’exotisme. On peut, si l’on y tient, apprendre qu’il désigne une déesse des tournants du fleuve et donc que celle-ci a à voir avec l’eau et, sans doute, avec la fécondité, mais qu’elle est aussi liée à la fatalité. Quant à Jeanne, son prénom se propose en opposition à celui d’Anoukis, comme le moins recherché, et le plus commun de tous. Ce sont donc deux évocations de femmes, de la plus mystérieuse à la plus proche, que tout devrait opposer et dont le poème aura à charge de révéler le lien. C’est dire que le poème va se lancer sur une opposition qu’il voudra résoudre, sans que l’alliance de cette Anoukis et de cette Jeanne épuise l’instabilité dangereuse qui tient à cette dualité.
Anoukis et plus tard Jeanne
Je te découvrirai à ceux que j’aime comme un long éclair de chaleur, aussi inexplicablement que tu t’es montrée à moi, Jeanne, quand un matin s’astreignant à ton dessein, tu nous menas de roc en roc jusqu’à cette fin de soi qu’on appelle un sommet. Le visage à demi masqué par ton bras replié, les doigts de ta main sollicitant ton épaule, tu nous offris, au terme de notre ascension, une ville, les souffrances et la qualification d’un génie, la surface égarée d’un désert, et le tournant circonspect d’un fleuve sur la rive duquel des bâtisseurs s’interrogeaient. Mais je te suis vite revenu, Faucille, car tu consumais ton offrande. Et ni le temps, ni la beauté, ni le hasard qui débride le cœur, ne pouvaient se mesurer avec toi.
J’ai ressuscité alors mon antique richesse, notre richesse à tous, et dominant ce que demain détruira, je me suis souvenu que tu étais Anoukis l’Etreigneuse, aussi fantastiquement que tu étais Jeanne, la sœur de mon meilleur ami, et aussi inexplicablement que tu étais l’Etrangère dans l’esprit de ce misérable carillonneur dont le père répétait autrefois que Van Gogh était fou.
Je propose une lecture paragraphe par paragraphe de ce poème. Le premier propose d’emblée toute une dramaturgie relationnelle. Non pas seulement cette Jeanne à qui s’adresse avec décision le Je qui parle et que l’on peut prendre pour le poète, ainsi que le ou les compagnons non nommés que désigne le nous discret, (tu nous offris), à qui cette Jeanne semble vouloir aussi dispenser sa grâce ou ses dons, et c’est ici que, lecteurs, nous voici concernés et enrôlés dans l’aventure, car nous sommes non seulement les destinataires de ce poème, mais ses destinataires aimés, en même temps que ceux de la révélation qu’il annonce et dont Jeanne sera l’intermédiaire, (Je te découvrirai à ceux que j’aime). On ne pouvait le dire plus sobrement. Ce futur, pourtant, ne manque ni de force ni d’élan. L’enjeu du poème sera de réaliser au présent ce que le poète projette pour le futur, c’est-à-dire d’opérer sous nos yeux la transmission heureuse qu’il prévoit. La relation de ses deux premiers protagonistes, je et Jeanne, loin de se refermer sur elle-même se trouve ainsi dotée d’une vertu contaminatrice heureuse. Il peut être intéressant, en outre, de remarquer que la strophe s’ouvre sur une première personne du singulier affirmative, qui désigne le poète, se referme sur un toi, son dernier mot, qui désigne l’autre de cette relation.
Mais Jeanne ? Contrairement à ce que le titre du poème laissait entendre, le poème part d’elle. D’une Jeanne cependant moins commune qu’on n’eût pu le penser, car c’est elle qui a l’initiative de l’événement, sans compter que le matin accepte étrangement de se plier à ses desseins. Son prénom surgit lorsque le poète l’interpelle pour lui communiquer sa décision de partager la révélation qu’elle lui a accordée. Situé au milieu de la phrase, il lui sert de pivot. Il y marque aussi un temps d’arrêt, comme pour reprendre souffle. C’est l’instant d’un face à face, puis la phrase à nouveau se déploie : la jeune femme entraîne loin et haut, de roc en roc, ceux qui la suivent. Cependant le sommet vers lequel elle conduit, cessant soudain d’appartenir au paysage, s’intériorise pour se révéler comme une fin de soi. Voilà pour le récit qui ne serait rien sans le tourbillon par lequel il est présenté, c’est-à-dire sans la décision d’en partager la découverte dite en majeur à l’ouverture du poème. Il ne serait rien non plus sans la part de mystère qui cohabite avec elle. D’où l’adverbe inexplicablement qui sera répété dans la seconde strophe. Ce poème, dans ce qu’il a de performatif, énonce et réalise cette double transmission, de Jeanne au poète et du poète à ceux qu’il aime.
Ce mouvement centrifuge d’ascension et de découverte est bientôt contrebalancé par un mouvement centripète. D’où une nouvelle focalisation, sur soi et sur elle. La seconde phrase donne corps et visage à la jeune fille. Elle paraît, visage à demi masqué et position plutôt surprenante du bras et de la main. Puis le mouvement ascensionnel se poursuit, toujours à son initiative, à ceci près que le panorama qu’elle fait découvrir n’est plus aussi intériorisé que précédemment : une ville, un fleuve, et même ses tournants dont Anoukis était la déesse, une rive, un désert. Ce paysage comprend encore cependant les souffrances et la qualification d’un génie, la surface de son désert est égarée et ceux qui bâtissent sur la rive s’interrogent. La surimpression de l’intime et du dehors vient donner la mesure et l’étendue d’enjeux qui sont ceux de l’esprit et ne peuvent pas ne pas coûter leur poids de souffrances et d’interrogations. Nous sommes parvenus à un sommet, sommet du paysage, sommet de soi, et sommet du génie, d’où se découvre une large part du monde. Comme dans le paysage symbolique du fond des toiles des primitifs, tout est représenté, la ville et la campagne, le fleuve et sa rive, les travaux et les jours, ceux du commun, ceux du génie et ceux des bâtisseurs circonspects, mais cet ensemble se révèle douloureux, en question, à construire. Or c’est la terre de l’effort, évoquée dans une sorte de mosaïque du réel, foisonnant, et trouble. Telle est l’offrande. Jeanne y a mené, sans qu’on sache encore qui elle est.
Le poème et le poète reviennent donc à elle. Simplicité de l’attaque : mais je te suis vite revenu, Faucille, car tu consumais ton offrande… Voici pourtant que la jeune femme vient de changer de prénom. Bien étrange appellation, en vérité, que celle de Faucille et le diminutif dont elle est constituée ne parvient pas tout à fait à faire oublier que la faux est aussi l’attribut de la mort. Cette petite faux, ou faucille, ou « petite mort », avec le sens que l’on voudra lui donner consume, en outre, son offrande. L’instabilité est sous-jacente. L’inquiétude est entrée dans le poème. Mieux, l’inexplicable est contenu dans l’explication. Vient pourtant une sorte de conclusion provisoire qui tient dans l’énoncé d’une prédilection, d’une préférence, d’un amour enfin, cette fois clairement exprimé : Le temps, la beauté et même le hasard, qui débride le cœur, ne pouvant se mesurer avec toi. Autant dire que le temps, la beauté et le hasard constituent autant de paliers dépassés par Jeanne. Il est naturel que la chute de cette strophe se referme sur elle. Le texte s’est ainsi étiré entre le je qui prenait la parole et le tu qui l’y a initié.
La révélation est aussi amoureuse. C’est pourtant par excès et non par défaut que le poème n’est pas sentimental. Cette aventure aux allures de promenade entre amis s’est transformée en une extraordinaire machine de sens. Elle a obligé celui qui parlait, le poète, en tant que représentant des autres hommes, à préciser ses préférences et finalement son choix et son goût des sommets. Semblable offrande est désignée dans ce qu’elle a d’instant, mais elle est en même temps consumée, le legs de Jeanne et de Faucille réunies ne se laisse pas posséder. Le poème va déployer sa proposition dans la seconde strophe. Il y arrachera totalement la rencontre au colloque sentimental, pour définir, entre risque et pouvoir, une urgence de vivre et d’écrire. Restons-en pour l’instant à l’impérieuse promesse sur laquelle il s’est élancé : Je te découvrirai à ceux que j’aime… Le futur lui sert d’étrave.
Le second paragraphe du poème va apporter la résolution des tensions que j’ai évoquées et mener au dénouement de cet itinéraire. Mais voilà : on a beau lui retirer ses voiles, le mystère reste mystère. Il est vrai que l’on va bientôt mieux comprendre qui était cette Jeanne-Anoukis-Faucille, mais l’approcher n’est pas la posséder ni la dépouiller de son étrangeté. Ce n’est du reste pas non plus la rendre moins désirable. Elle va donc pour finir se révéler tout aussi désirable et tout aussi dangereuse que la poésie elle-même :
J’ai ressuscité alors mon antique richesse, notre richesse à tous, et dominant ce que demain détruira, je me suis souvenu que tu étais Anoukis l’Étreigneuse, aussi fantastiquement que tu étais Jeanne, la sœur de mon meilleur ami, et aussi inexplicablement que tu étais l’Étrangère dans l’esprit de ce misérable carillonneur dont le père répétait autrefois que Van Gogh était fou.
Une phrase. Mais une réponse qui n’est pas frontale. Ni lever de rideau ! Ni mise à nu ! Pour deux raisons, la première tient au fait que l’instabilité de l’identité de la jeune femme, qui occupait la première strophe, ne se résout pas par un effort de définition non plus que par le choix de l’une de ses différentes identités contre les autres, mais par leur superposition. Elle reste bien la toute proche et la sœur du meilleur ami, mais comme l’inexplicable se tient aussi dans la proximité, elle est en même temps l’Étreigneuse et L’Etrangère. Certes la révélation attendue a lieu, mais elle n’est pas celle qu’on attendait. Quant à la seconde raison du caractère sinueux de cette réponse, elle provient du fait que la strophe ne met pas directement en scène la rencontre escomptée. La jeune femme ne se révèle en effet que par l’intermédiaire du prisme de la pensée de ceux qui pensent à elle et ils sont plus nombreux que l’on eût pu le croire.
Chacun y va donc de sa propre perception. Celles-ci cependant sont hiérarchisées et c’est l’initiative du poète qui est à nouveau prépondérante, avec la première personne du singulier (J’ai ressuscité) qui va résoudre l’énigme que le titre avait annoncée. Ce n’est pas cependant sans détours. Le premier tient, comme souvent dans l’œuvre du poète, à la temporalité du poème, qui semble aller des origines au futur, (J’ai ressuscité mon antique richesse, notre richesse à tous, et dominant ce que demain détruira, je me suis souvenu). On passe là, en effet, des acquis du présent indiqué par le passé composé (J’ai ressuscité) au passé (notre antique richesse), jusqu’à l’éventualité d’une destruction future. La solution de l’énigme se trouvait donc inscrite dans un déjà là immémorial et le poète aura moins eu à charge de l’inventer que de la retrouver : je me suis souvenu… Le ton est même devenu si simple que l’on ne peut que se laisser surprendre par son contraste avec ce qu’il annonce : je me suis souvenu que tu étais Anoukis l’Étreigneuse, aussi fantastiquement que tu étais Jeanne, la sœur de mon meilleur ami. Ainsi se conjuguent, le mythe inquiétant et la familiarité la plus naturelle. Mais il est une autre spirale de ce même mouvement pour unir la vie et la mort, et plus encore la résurrection et la destruction, (J’ai ressuscité (…) ce que demain détruira). Il n’y va alors de rien de moins que du pouvoir propre à la poésie : pouvoir de donner ou de rendre la vie, mais aussi connaissance non maquillée de l’inéluctable et de la destruction. Un autre mouvement se dessine enfin entre ce qui est le propre du poète (mon antique richesse) et le bien commun (notre richesse à tous). Reste que l’évocation de cette femme, Anoukis et Jeanne, et de la poésie avec elle, se conjoignent à l’effort de dominer ce que demain détruira et, pour autant, avec un imaginaire de la mort. Ce ne sont que quelques lignes et la pensée s’y meut avec autant d’agilité que les figures de la poésie elle-même. Tout s’y déplace. Tout y est meuble.
Mais cette longue phrase n’est pas finie. Il y faut encore percevoir la voix des autres, celle de l’opinion, celle du bavardage et de son instabilité, sinon de ses inepties, la voix du carillonneur, celle de son père et la surprise de l’intervention de Van Gogh. Alors à nouveau se pose la même question : charade ou partage ? Mais il faut pour le savoir en venir à ce que pensent de Jeanne tous ces autres qui ne sont pas poètes. Non pourtant, vous et moi, lecteurs de ce poème, qui sommes les aimés à qui le poète adresse un message essentiel, mais tous les autres qui n’en veulent pas et n’en veulent rien savoir. Ce sont les froussards et les mesquins qui continueront de bavarder à propos de la poésie sans rien y comprendre. Non par défaut d’intelligence, car le cœur est toujours assez intelligent pour recevoir un poème, mais par défaut de désir ou par crainte d’être dérangé. La fin du poème constitue ainsi une manière de coda. De ricochet en ricochet, elle fait intervenir, indépendamment de celle du poète, au moins trois idées différentes de Jeanne : celle du carillonneur, celle de son père et celle de Van Gogh. S’opposent alors la folie grandiose du peintre qui aura accepté de se mesurer à l’Etrangère et celle du misérable carillonneur qui est le fils d’un père qui ne sait ce qu’il dit. S’opposent ainsi, d’une part, la peinture et la parole poétique et prophétique, révélatrices du mystère et du désir aventureux de vivre et, de l’autre, des racontars qui ne sont qu’imbécile saisie des choses. Il en advient que le nom de Van Gogh, qui pouvait apparaître comme une énigme de plus à la fin de ce poème, éclaire rétrospectivement comme un phare tout ce qui précède. Le peintre et le poète ont semblable vocation et courent semblables risques induits par la présence d’Anoukis, risque de mourir, ou risque de folie, et ce risque, où s’est effectivement abîmé le peintre, s’est trouvé illuminé par la production lumineuse de son œuvre. Cette méditation sur l’art est aussi méditation sur la vocation d’artiste.
Ainsi présentée in extremis, cette Anoukis, qui est Jeanne-Faucille-l’Etreigneuse- l’Etrangère, est celle par qui le poème ou la peinture adviennent. Elle est la figure de la parole qui donne, se donne, qui blesse, se laisse conspuer parfois ou se retire. Comme toujours, la poésie se présente pour, le poète comme un corps désirable, comme cette femme dite aussi ailleurs la Soupçonnée. Reste que cette image de la poésie, loin d’en réduire le mystère, l’a plutôt déployé. L’humour s’en mêlant, le poète a glissé à trois reprises dans son poème des adjectifs que l’école dirait lourds et conseillerait d’écarter : ce sont deux fois inexplicablement et, une fois, fantastiquement, (un adverbe à mâcher ?), l’un et l’autre figurant dans des formules de comparaison volontairement pesantes. Peu importe, car la poésie décolle au-dessus de ses propres moyens et la méditation sur la poésie avec elle.
Gabrielle Althen