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Revue Vinaigrette, entretien avec Sandrine Cnudde, par Florence Saint-Roch

vendredi 2 juillet 2021, par Florence Saint Roch

Vinaigrette est une revue bimestrielle, créée et lancée en février 2020 par Sandrine Cnudde.

FSR : Sandrine, le principe et l’argument de Vinaigrette se résument dans votre belle formule : « revue moléculaire de photo/poésie ». Ce clin d’œil à la cuisine et à la chimie du même nom affirme une forme de covalence, comme disent les chimistes, entre photographie et poésie. D’une pratique à l’autre, une liaison, une force d’attraction mutuelle. Il se trouve que vous êtes, vous-même, photographe et poète : appliquée, en quelque sorte, à servir (chercher, capter ?) doublement l’image. Comment s’exerce, comment s’articule, pour vous, cette double approche ?

S.C. : La formule de Vinaigrette se veut légère : moins de 20 grammes pour l’économie de timbres, mais aussi légère dans le sens du jeu et de l’expérimentation avec les moyens d’expression de l’écriture et de la lumière. Le nom de la revue permet de nombreuses combinaisons plaisantes tout en proposant un graphisme et un pliage raffiné. La question du rapport entre la photographie et le poème m’interroge sérieusement dans ma pratique, c’est une question qui occupe d’autres poètes (Antoine Mouton, Michèle Métail, Rémi Checchetto auteur du numéro 1, pour ne citer qu’eux).
J’ai voulu savoir comment les artistes s’approprieraient cette recette, cette recherche formelle. J’avais d’abord imaginé la photographie incluse dans la page de texte mais les plis fragmentaient trop l’espace du texte, c’était visuellement « indigeste ». Le choix de séparer la photographie offre plus d’espace non seulement physiquement mais aussi dans notre imaginaire puisque la manipulation demande de déplier, de découvrir d’abord la photographie puis de lire le texte, carte en main. C’est cela, la covalence fonctionne dans mon esprit comme un marcheur utilise une carte topographique pour se repérer dans le paysage : le dessin d’un côté, la légende de l’autre lui permettent de s’orienter dans l’univers de l’auteur de la Vinaigrette. Qu’il soit poète ou photographe. C’est très prégnant dans le numéro 6 de Jérémie Lenoir ; ce photographe aviateur a développé un discours et une méthodologie très pointue sur sa pratique artistique. Pour Vinaigrette, il a tenu à écrire un « vrai » poème, un texte qui résonnait chez lui « poème ». J’ai été très touchée par son effort de sortir de ses habitudes pour s’approcher d’une émotion propre à son être.
Ce qui est intéressant c’est que les auteurs ne m’ont encore jamais proposé plusieurs textes ou plusieurs photos que je devrais choisir. Ils savent très bien combiner les deux média. Leurs questions se situent plutôt sur l’usage de la couleur ou du noir et blanc (Bérengère Cournut #3), nous discutons parfois un point du texte ou son ensemble (Amandine Monin #7) et au final, comme l’émulsion huile/vinaigre/sel/poivre, la recette ne fonctionne qu’avec la propre identité du mangeur/lecteur, et elle est à son goût…ou pas.

(photo : Elisa Cossonet)

FSR : La recette de Vinaigrette, telle que vous l’exposez, est simple : « 1 poème + 1 photographie d’un seul et même auteur (publié ou sensible au travail d’édition) + 1 biographie de quelques mots « croque » l’auteur. Un/une poète compose son numéro, la fois d’après c’est le tour d’un/une photographe, etc. » Ainsi, vous donnez, alternativement, la parole aux photographes, et invitez les poètes à prendre des photos. Vous les invitez à une démarche profondément expérimentale, en somme. Comment choisissez-vous les participants à la revue – ont-ils tous, déjà, une double pratique ? Sinon, avez-vous des retours sur la façon dont ils vivent ce pas de côté, ce déplacement auquel vous les portez ?

S.C. : Je les choisis d’abord parce que j’aime leur travail, soit que je m’en sens proche, soit qu’au contraire il est si éloigné que leur univers stimule des questionnements passionnants. Il y a chez chacun, je crois, une forme de narration qui s’adapte bien à la forme « lettre ». Pour le moment il n’y a pas de photographe et de poète conceptuel ou performeur. Je les choisis aussi pour leur attachement au livre. Ils sont tous publiés (j’aimerais que les abonnés achètent leurs livres). J’applique aussi la parité en alternant une femme/un homme. J’essaie de trouver un auteur étranger tous les ans (et proposer une édition bilingue comme avec Howard McCord #9) et un auteur qui soit engagé auprès des peuples racines (Olivia Lavergne #4, Pierre de Vallombreuse #10). Leurs retours sont divers, parfois la commande arrive à un moment critique dans leur travail, les échanges sont parfois rares mais toujours riches. C’est léger.

FSR : Vinaigrette, comme toute revue ou presque, fonctionne par abonnement. Les abonnés reçoivent une page A4 artistement pliée (j’en aime beaucoup les délicats traits de pliages), page sur laquelle est imprimée un poème ou une prose poétique, et qui, dans ses replis, abrite un tirage photographique au format carte postale (libre ensuite aux abonnés d’envoyer cette carte, poursuivant ainsi le partage et l’aventure postale). Comment avez-vous mis au point cette présentation de Vinaigrette ? Qu’est-ce qui vous détermine dans vos choix (encre, papier, etc.) ?

S.C. : On peut très bien n’acheter qu’un numéro ! Au départ, la formule d’abonnement permet tout simplement de disposer d’un fond de caisse pour acheter encres et papiers. L’idée m’est venue en novembre 2019, j’en avais assez de ne plus trouver de lettres dans ma boîte, je voulais offrir ce cadeau à mes amis, à peu près certaine de leur même regret. J’avais d’abord fixé le tirage à 100 exemplaires (je n’ai pas 100 amis, mais les amis d’amis…) et dès le numéro 3 j’ai augmenté à 250 exemplaires. Je tiens à imprimer la photographie et plier chaque feuille dans mon atelier, je ne chercherai pas plus de tirage ! Le pliage est historique : c’est mon amie Michèle Reverbel, écrivain public, qui me l’avait transmis sachant mon goût pour la correspondance. Avant l’invention de la machine à fabriquer des enveloppes en nombre (Maison Maquet, Paris 1841), on pliait son courrier et on le fermait avec un cachet de cire. Ça marche très bien avec un timbre. Essayez, envoyez des lettres !
Je pensais d’abord pouvoir imprimer le A4 chez moi (c’est pourquoi cette page est en noir et blanc). Pour la première année le projet est allé très vite, je n’ai pas réfléchi à la qualité du papier, de plus, les confinements m’ont obligée à avoir recours au service en ligne. Dès que j’ai pu, j’ai contacté l’imprimeur des éditions Po&psy à Nîmes près de chez moi, pour que Vinaigrette pollue moins et offre un plus beau papier. Nous l’avons choisi avec l’imprimeur, c’est un papier en fibre de bambou issu de forêts gérées écologiquement. Le toucher est plus rugueux, il s’adapte parfaitement au papier Fine Art mat en fibres d’agave choisi pour l’impression de la photographie. Je possède une imprimante pour les photographes professionnels A3+ qui utilise 9 cartouches d’encres pigmentaires. Le numéro 8 de la photographe Aëla Labbé est issu d’un tirage argentique, le résultat est impressionnant.

(photo : Martine Lafont)

FSR : À ce jour, Vinaigrette compte neuf numéros. Le programme en est (officiellement) défini jusqu’au début de l’année 2022, et j’imagine que vous avez des projets pour bien au-delà. Avez-vous des désirs, des souhaits particuliers pour Vinaigrette ? Concevez-vous de nouvelles évolutions, d’autres développements ?

S.C. : Les derniers mois n’ont pas été propices aux rencontres sur le Marché de la poésie ou dans les festivals… mais pour faire connaître la revue, j’aimerais organiser des événements autour des auteurs parus et de leurs livres. L’idéal serait de les inviter personnellement, j’espère que ce sera possible l’an prochain. Par ailleurs, je constate déjà qu’il est difficile de trouver des femmes photographes ou d’avoir des réponses d’artistes étrangers que je contacte. Il va falloir que je me déplace à leur rencontre. Tous ces projets de déplacements étant devenus très aléatoires, je vous remercie grandement de nous donner une visibilité avec cette interview.

J’aimerais aussi améliorer la possibilité de rangement des revues en proposant mieux que la pochette à pois actuelle (offerte à tous les abonnés), une boîte par exemple. Ce projet est à l’étude.
Quant au choix des poètes, j’ai une longue liste jusqu’en 2048, dont les places bougent en fonctions des envies, des lectures, des rencontres.
Je pense aussi modifier le numéro hors-série en proposant une formule différente, en discussion avec la présidente de notre association qui est plasticienne.

(photo : Nadine Belin)

FSR : Chaque année, vous proposez aux abonnés, gratuitement, un numéro hors-série au format A 3, « double crème », qui réunit, cette fois, deux auteurs, l’un poète, l’autre photographe, chacun proposant un texte et une photo. La rencontre de deux univers y est prégnante – autant dans les mots qu’avec les photos. Ainsi, je suis surprise – heureusement surprise – des résonances qui s’instaurent d’un texte à l’autre, d’une photo à l’autre. Ainsi, par exemple, dans le hors-série 2021, le poème de Danièle Faugeras, extrait de Paroles obliques, trouve de puissants échos dans le récit en prose d’Éric Le Brun. De même, les photos, très différentes (c’est le moins qu’on puisse dire) ont pourtant ceci en commun de faire la part belle à des échancrures, des percées de lumière – quelque chose comme une lumière portée (comme on parle d’ombre portée). Serait-ce là la vocation de Vinaigrette – dans l’improbable de la correspondance (je pense à l’aventure postale comme au partage des voix et des visions, comme aussi à la correspondance telle qu’on l’entend en poésie), susciter, dans le décontracté des partages, et pour le plaisir, des éclairages inattendus ?

S.C. : Depuis le début, ce projet est voulu comme une adresse à une personne. Plier et glisser le numéro dans la boîte est une émotion particulière alors que cet envoi n’exige pas de réponse. C’est la pochette surprise de notre enfance. Le destinataire décroche plus souvent son téléphone pour partager son plaisir, mais je reçois de temps en temps des courriers sensibles de la part des abonnés. Et les photos jointes à cette interview sont des envois spontanés. Mais il faut aussi être réaliste, beaucoup de curieux n’ont pas renouvelé leur abonnement. Et c’est normal, les propositions sont nombreuses dans le monde foisonnant des revues.
Le prochain « double crème » hors-série de janvier est déjà en cours de création, il s’agira d’une création entre la cinéaste/photographe Nathalie David qui vit à Hambourg et l’écrivaine Anne Portugal. Elles ont décidé de s’emparer de tout l’espace de la page. Je suis très curieuse de cette expérience et certaine que leur covalence éclairera des régions inattendues dans notre imaginaire.

Pour en savoir plus : https://revue-vinaigrette.blogspot.com/p/la-revue.html


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