Si j’avais quelque jeune disciple à former, je me contenterais probablement de lui murmurer ces seuls mots : sensible, s’acharner à être sensible, infiniment sensible, infiniment réceptif. Toujours en état d’osmose. Arriver à n’avoir plus besoin de regarder pour voir. Discerner le murmure des mémoires, …/… le murmure des morts. Il s’agit de devenir silencieux pour que le silence nous livre ses mélodies, douleur pour que les douleurs se glissent jusqu’à nous, attente pour que l’attente fasse enfin jouer ses ressorts. Ecrire, c’est savoir dérober des secrets… Léon-Paul Fargue, Le piéton de Paris. |
St Etienne est une ile sans eau visible ; une sorte d’ile en creux entourée par le vert des montagnes, des collines ; vertes, blanches, rousses ou d’encre, c’est un paysage presque aussi mouvant que la mer.
Mais ne croyez pas que cette ville est une belle endormie : 200 000 personnes, hommes, femmes, enfants habitent, travaillent, étudient, transitent, vivent à St-Etienne, nous rappelle Christian Chavassieux. Voilà pour les chiffres, puisqu’aujourd’hui une réalité qui n’est pas chiffrée n’existe pas.
Supposons que vous veniez tourismer à St-Etienne (découvrir, redécouvrir). Pourquoi non ? Vous avez bien lu de l’Umberto Saba sur Trieste ou du Pierre Autin-Grenier (il prétendait être né au Chambon-Feugerolles à 5 minutes de St-Etienne) à propos d’Helena dans le Montana où vous ne mettrez jamais les pieds, alors… voici deux livres (PETITE FUGUE STEPHANOISE de Marcel Faure et RIVES, MINES ET MINOTAURE de Christian Chavassieux) pour vous aider à nourrir le hasard et la marche.
Ici pas de rive gauche
Pas de Seine
La Loire est un mirage au-delà des collines
Telle est la ville dans PETITE FUGUE STEPHANOISE.
Marcel Faure est stéphanois pur jus. La ville coule dans ses veines depuis bientôt 75 ans. Il y a officiellement vu le jour, mais en vérité il est né à 60 ans quand il a commencé à écrire. Ce qu’il assure n’avoir jamais appris à faire : c’est plus simple que ça : « Le présent me racole » et sa ville est pleine de gens :
Entre Maghreb et Chili
Cuisines aux odeurs exotiques
Par les fenêtres me visitent
Évadés de tragiques destins
Des enfants chantent
J’habite à trois pas du soleil.
(Le Soleil est aussi le nom d’un quartier de St-Etienne).
Dans une alternance de pages de prose « Dans ma tour plurielle, tous ces enfants qui naissent…du studio au F5 partout l’on s’aime. Tard dans la nuit, en milieu de journée, dans la cuisine au salon… » et de pages de vers
« La bannière des lessives
Ornait bien des fenêtres…/…
L’Italie chantait sous les toits »
ce livre qui s’intitule FUGUE, est plutôt une Ode au Peuple (oui avec un grand P),
« Dans la ville la prairie s’appelle Foule
Et les fleurs visages
Les saisons s’y succèdent
Boutons juvéniles
Premières rides
Les peaux couleurs du monde
Chacun ses origines
Chacun ses amarres… » ;
une célébration de la fabrique d’un peuple :
"Brune et de noir vêtue
La voisine est chilienne
Le chien un allemand
Et les enfants franglais »
L’Europe (pauvre bien-sûr), toutes les Afriques (de misère of course), une pincée d’Asie (pareil) et d’Amérique latine (fuyant les tortionnaires) sont venues remplir la ville :
« Parfois ritals et polaks
Bagarraient le dimanche
Mais le lundi camarade
Ils avaient tous la même gueule
Quand le chevalement
Les remontait de l’enfer »
(C’est au chevalement qu’on voit de loin le puits de mine).
Dans le livre de Marcel Faure l’humanité retrouve ses noms : Papa Abdelslam, Nadia, Cherine, Rose, Lloydia. Et les noms ont chaleur humaine.
Touriste, tous les lieux sont nommés : Bel Air, Montaud, Le Clapier, Tardy, la rue des Deux Amis, le puits Couriot, Carnot, l’ancienne Manufacture d’armes relookée Cité du design, la Grand’Rue, le Chaudron, Bellevue, la Terrasse, le Soleil, y’a plus qu’à suivre Marcel Faure : c’est un guide plein d’humour, d’humanité (on a vu ça) et de conviction « tous les matins je baise la robe de l’aube ».
*
Arpenter la surface entière de cette « ville-monde ». S’y faire gourmand de rencontres, de paroles, d’histoires, de souvenirs, mais aussi de chroniques, de vieux journaux, mais aussi de sons, d’odeurs, d’images, puis en reprenant sa déambulation, ruminer des rêveries. A l’instar du piéton solitaire, Christian Chavassieux est allé en tous lieux, par tous les temps, parmi toutes sortes de gens. Ça donne RIVES, MINES ET MINOTAURE, le livre des profondeurs mythologiques.
Toute ville, sous l’asphalte, le béton, a son double obscur, souterrain : réseaux d’eaux, d’égouts, de gaz, d’énergie, galeries de communication, etc. Toutes les villes, certes, mais St Etienne est l’une des rares à avoir gardé, sous les pas et sous les roues des habitants, ses mythes vivants. La « fascination pour ces métiers du fond, les fantasmes liés aux mythes d’avant l’histoire, avant Chaos, Tohu-Bohu, Néant… » c’est un truc que l’on éprouve en vrai à St Etienne.
« les enfers visités par Ulysse étaient plus accessibles que les filons de houille du stéphanien » : il est nul lieu dans St Etienne où l’on n’a pas un gouffre sous les pieds ; où l’on ne marche pas sur le passé minier de la ville « le puits Couriot 700 mètres de profondeur, le puits Pigeot 1 kilomètre… De telles profondeurs, de tels risques, de tels récits ! Considérant l’ampleur des chantiers, la taille des crassiers, la formidable dimension des machines, des rouages, des bâtiments, chevalements (tout ça touriste vous le verrez), moteurs qui animaient tout cela, et plus insensé encore : les sacrifices humains que cela entraîna, on est saisi »
Commencé dès le 13ème siècle (le charbon affleurait) la dévoration minière (on a compté jusqu’à 192 puits) a duré jusqu’aux années 1970/80. « Au-dessus de ces vestiges, nos lieux de vie font un mince épiderme, nos trajets, nos rires et nos drames ne sont peut-être qu’une prétention d’insectes ». Le passé se mêle au présent. Christian Chavassieux nous le rappelle « Visiteur des lieux où rodent leurs fantômes, je n’éprouve qu’une immense tristesse, une révolte contre ce que l’on a fait subir aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux animaux, pour le profit »…
St Etienne c’est aussi des industries : clinquaille, passementerie, armurerie ont employé plus de personnes que le charbon et ont façonné l’architecture. Industries présentes dès le moyen-âge, grâce aux nombreux moulins sis sur la rivière traversant la ville. Une rivière à St Etienne ! Oui, « tantôt torrent impétueux, tantôt ruisseau exsangue » ; Jules Vallès y faisait de la barque. Jadis appelée Furens, aujourd’hui Furan, elle court sous l’asphalte, sous le béton. Un fil bleu tracé sur les trottoirs la désigne ici ou là. On peut l’entendre gronder sous nos pas du côté de Tréfilerie. Certaines rues en épousent le tracé.
Visible un instant à son entrée dans la ville « la mère-rivière est discrète, tout juste murmurante, en ce mois de février, dans le quartier de Valbenoîte ? C’est une lame claire et peu profonde que je surplombe, elle glisse sur un lit de ciment parsemé de galets, entre un talus broussailleux, un parking, et des bâtiments », elle reparaîtra à l’autre bout de la cité, mais en suivant son cours secret vous aurez traversé les places les plus remarquables de la ville, levé le nez vers les façades plus somptueuses (la mine et l’industrie ne font pas que des pauvres).
Ecrit dans un style net, énergique, parfois lyrique, avec quelques digressions autobiographiques (coucou Stendhal), mais sans aucune de ces lourdeurs dont les guides touristiques croient indispensables de vous assommer, ce petit livre pèse presque rien dans la poche ; bref il excite l’attention et il donne bien de l’allant aux pensées. Vive les balades légères !
RIVES, MINES ET MINOTAURE de Christian Chavassieux, éd Le Réalgar, 80 p A 6 – 8 €
PETITE FUGUE STEPHANOISE de Marcel Faure, éd. L’Harmattan, 110 p A 5, 13 €
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