Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Sanda Voïca

mercredi 30 avril 2014, par Valérie Canat de Chizy

Les habits font les mots

Mourir, c’est aller sur la butte à l’herbe molle, soyeuse, rare,
presque fanée, tremblante, en verts dégradés,
à la lavande fleurie aussi,
pour casser, en les cueillant,
avec tes gestes calmes,
ses tiges rigides.

Fourmis et cigales dans le parc vide,
Figés dans l’air soudainement d’hiver.

L’indifférence de cette heure d’après-midi,
aussi calme que les abricots mûrs sur leur branche,
est identique à celle d’où est née une certaine matinée d’hiver,
petite dent d’une longue rangée irrégulière
de ce râteau sans fin qui est ma vie.

Il s’agit d’un prolongement de l’instant présent
jusqu’à celui depuis longtemps passé :
fruit d’aujourd’hui d’une fleur ouverte autrefois.

Je sors sur le balcon – matin d’hiver –
et je vois le sexe de la réalité exploser lentement.
Presque tous les morceaux perdus : sauf un,
que je vois,
neuf étages sous le trou de la déflagration.
De ce bout grandit, s’étend, une nouvelle réalité,
espace après espace.
Dans un d’entre eux, à un moment donné,
a lieu une autre explosion : celle des sentiments.
Par l’échelle des réalités détruites et renouvelées
je gagne un bâtiment pointu.
Dans le désert.
Mon cri.

Les silences accompagnent cette heure
– naturels, les commentaires vaincus par la somnolence.
Arcboutée contre l’instant, ajournement,
jaillissement vers le « plus tard »,
prolongée par-dessus un vide pas assez grandi,
envelopper l’absence,
arrondir le sentiment.

Et la brèche dans la dynamique muette :
je me lève, paupière soudainement ouverte,
la première réplique d’un dialogue-illusion,
allant jusqu’aux cinq pétales ensanglantés d’une tulipe.

J’essaie d’attraper l’offrande : elle est encore au bout du cerveau.
Je ne la digère pas.
J’ai plus de confiance dans les papilles gustatives.
Le ciel prêt à pleurer.
Je m’éloigne à la vitesse du bus –
écartement, soulagement :
suis coupée par le fil aérien
cette fois-ci d’un trolleybus.

Il est resté dans la station, petite larme figée,
avec une aspiration : devenir goutte du ciel,
tomber sur terre,
aider une graine à germer.

(extraits d’anciennes notations en roumain, remises à mon goût en français)


Mini entretien avec Clara Regy

D’où vient l’écriture pour toi ?

Je dois commencer par évoquer ce moment, vers mes 21 ans, encore étudiante, quelques mois avant la fin de la dernière année, avec comme perspective de commencer ma vie comme enseignante. Ma vie avait passé d’une intensité à l’autre, et pas rarement, une simultanéité d’intensités : celle de la lecture (d’ailleurs, comme une permanence – lectrice à tel point qu’enfant je ne voulais pas aller à table pour ne pas perdre mon temps à… manger !) ; celle de la pensée : pendant des années, au lycée, je n’ai dormi que deux-trois heures par nuit, car j’étais trop occupée avec l’étude – intense, avec le désir insensé, inexplicable, d’avoir les notes maximales à toutes les matières… Je finissais l’étude vers deux-trois heures de la nuit et ensuite… l’insomnie. Et que peut-on peut faire quand on ne peut pas dormir (et je n’écrivais pas encore !) ? Penser… jusqu’au vertige… Je m’endormais vers 5-6 heures du matin, mais vers 7 heures le réveil, pour aller à l’école… Et cela trois-quatre ans durant. L’intensité des premières amours ou amourettes. Et ensuite l’intensité du désir – resté à jamais inexplicable, car je n’avais pas de vraies raisons, je me demandais moi-même pourquoi ce désir, mais je ne me répondais pas, car j’étais trop préoccupée, des années et des années (les années d’étude à la faculté de Lettres) de comment me tuer sans me rater…
L’intensité et la passion de la vie, à Bucarest aussi, comme étudiante : des lectures dans les grandes bibliothèques cette fois-ci, de l’obsession de voir tous les films (nouveautés ou à la cinémathèque) et aussi les spectacles de théâtre, ou concerts, etc. L’intensité de chaque moment vécu me rendait si « visible » que dans la rue, hommes et femmes, tournaient la tête après moi.
Et sur ce terrain, quelques mois avant la fin de mes études, je dirais, un après-midi, dans le foyer d’étudiants où je logeais, j’ai été sonnée par une voix lointaine, intérieure, douce et vibrante, décidée et flottante, la mienne et surtout étrangère, qui (m’) a dit (je vous traduis, car c’était en roumain) : « Pour être inspiré, / un crépuscule est tombé ». (« Pentru-a fi inspirat, / un amurg s-a l ?sat. »). Rimes, euphonie, sens (même si caché, limite sibyllin)…
Sonnée, sidérée, étonnée, subjuguée : essayant de comprendre d’où venait cette voix, pourquoi elle m’avait dit ça et surtout la nouveauté de la chose : c’était la première fois qu’une chose pareille m’arrivait. Et surtout cela ne s’arrêta pas là : je fus obligée d’écrire ces paroles, qui s’étaient alignées, pendant que je les entendais, dans deux vers déjà. Même si auparavant j’avais écrit – des poèmes, tenu des petits journaux intimes (et vite jetés), des lettres non-envoyées, etc. Tout cela n’avait jamais été considéré, par moi, comme de l’écriture. J’ai su que ces deux vers, dictés par cette voix inconnue – ni d’homme, ni de femme – étaient mon premier geste d’écriture. Je l’ai su instantanément. Depuis, j’ai retrouvé l’écho, ou d’autres facettes, ou bien d’autres degrés d’intensité de ce moment originel, à chaque fois que j’ai écrit. Mais d’où vient vraiment l’écriture, j’ai renoncé depuis longtemps à le chercher ; je m’en approche, je m’en éloigne, je danse autour. J’en ai fait il y a plusieurs années l’expérience, pendant l’écriture d’un roman (encore inédit) qui m’a fait comprendre qu’aller plus loin dans ce que je venais d’écrire, c’était mourir. J’ai mis deux-trois ans pour estomper la peur qui s’est emparée de moi en frôlant la mort de cette manière, tout en écrivant. Mais je n’aurai jamais la certitude de m’être confondue avec cette voix originelle – car… je ne suis pas encore morte !
Mais ce que je peux dire, c’est que depuis, même avec des pauses plus ou moins longues, cette voix ne m’a plus jamais quittée ; elle ne me « lâche » pas, parfois je voudrais être tranquille, ne m’occuper que de ma fille, de la famille et du jardin, etc. – Vivre normalement, depuis, pour moi, n’a plus été possible.
Comme dit Rimbaud : « Tant pis pour le bois qui se trouve violon […]. » Que j’ai toujours complété avec : « surtout quand il n’est pas un Stradivarius. »
Et pourquoi ne pas rajouter ici – et à y réfléchir, dans les siècles des siècles - la suite de la citation de Rimbaud : « et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait ! ». Être ou vivre en poésie – quel cadeau… empoisonné !

Comment travailles-tu tes écrits ?

Comme tous mes textes sont, comme je le disais, le résultat de ces visions à la fois auditives et visuelles, dictées, j’ai un premier jet – notes d’urgence ou en urgence, avant que je les « oublie », - dans des carnets, cahiers ou feuilles volantes… Qui peuvent être très justes, dès le début, ou bien que, à la relecture, je vois ne pas « coïncider » vraiment avec mon « impression » première. Alors commence un travail, comme vous dites, pour trouver un équilibre entre ce que j’ai voulu ou cru vouloir dire et les mots que j’ai utilisés / trouvés. Une maïeutique, car tout n’est pas donné d’emblée : il y a la dictée, certes, mais c’est à moi de la mettre sur papier. Et chercher / trouver cet équilibre varie comme durée : je m’arrête le plus souvent pour des raisons pratiques, voire pour donner le texte à publier ; ou parce que je l’ai « vu » comme fini mais il s’avère, plus tard, que je peux encore le « travailler », le modifier. Et plus rarement – mais c’est arrivé avec une série de poèmes, écrits il y a deux ans, pendant quelques mois, au rythme d’un par jour, où je n’ai rien à modifier, depuis le premier jet. Et, de surcroît, des poèmes qui me font rire à chaque fois que je me relis. Leur publication est annoncée par une maison d’édition pour 2015.
Je tâtonne – malgré ce que je viens de dire – perpétuellement dans mes mots, même quand c’est « réussi », car la vision et la pensée d’origine ne disparaissent pas, même après la publication d’un texte. Prête même à le reprendre et le réécrire, car à chaque fois il y aura un détail, une nuance, une excroissance, un rajout à faire – qui donneraient un autre texte.

Quelle est ta bibliothèque idéale ?

La bibliothèque idéale ? Dans quel sens prendre la question ? Je vous dis ce qui me vient sans beaucoup de réflexion :
Celle que j’ai, en précisant qu’elle se composerait d’une bibliothèque d’abord absente, celle construite, au fil des années, en Roumanie, et qui est restée à Bucarest (dans un studio que je possède encore là-bas). Les livres qui la composent vieillissent plutôt mal – car le papier de l’époque où j’ai vécu là-bas n’était pas toujours le meilleur. Ensuite – ceux qui habitent cet appartement en mon absence y fument beaucoup, et cela les a imprégnés d’une forte odeur de tabac. Une partie des ces livres sont arrivés quand même en France - les auteurs, la poésie surtout, qui me sont les plus chers, et des livres dédicacés, non parce que je suis amatrice de dédicaces, mais tous les livres qu’on m’a offert avec une dédicace l’ont été à un moment et pour des raisons importantes – dédicace donc à garder, comme un autre texte de leurs auteurs. Ensuite – la bibliothèque que je me suis refaite depuis que je suis arrivée en France. Ensuite les livres que j’ai lus dans les (petites et grandes) bibliothèques, en Roumanie et en France. Et aussi une partie de la bibliothèque de mon mari – que je ne connais pas encore complètement, elle me reste presque étrangère, même après quinze ans. Sauf les livres achetés ensemble les premières années – dont je me rappelle, et que j’ai lu pour la plupart, et qui ont été achetés le plus souvent par moi (à cause de mon envie de les lire). Les dernières années, je garde dans « ma » bibliothèque les livres que j’achète moi-même. Mais comme les étagères sont répandues dans plusieurs pièces de la maison et comme chacun lit ce qu’il veut quand il veut de ces « bibliothèques » – les livres dans la maison sont à la fois à moi et à personne. Et tout ça me convient PARFAITEMENT.
La bibliothèque idéale, telle que je viens de la décrire, se complète avec les livre que je n’ai pas encore – que j’ai envie d’avoir, que j’aurai un jour ou pas – et aussi des livres que j’ai écrits moi-même, pour la plupart encore inédits, mais ils arriveront un jour sur une de ces étagères. Et aussi les livres de ces grandes bibliothèques américaines, ou espagnoles, ou allemandes, ou égyptiennes, ou grecques, ou d’Irak – ou que sais-je encore- dans des langues à peine effleurées ou imaginées.
Je ne vous ai parlé que des bibliothèques physiques, mais rien dévoilé des auteurs – lus, relus, ou que je rêve de lire. Ce sera pour une autre fois. C’est très intime, je pense, de vous dire quels auteurs j’aime le plus ; c’est comme si je vous parlais de ma vie sexuelle. Ce sera, encore une fois, pour une prochaine occasion. Un ange sexué à votre table.

Ecris-tu tes textes directement en français ou passes-tu par ta langue maternelle : le roumain ? (j’aimerais bien que tu expliques cela en fait ...)

Dès mon arrivée en France – et même un-deux ans auparavant – j’ai écrit directement en français : si j’ai passé et je passe encore par le roumain, c’est à mon insu : le cerveau, après l’âge de 37 ans, efface plus difficilement les calques, les « faux amis » ou « habitudes » de pensée. Quelques années d’apprentissage, bien sûr, surtout que mon français était, au début, très littéraire, très livresque et j’ai dû m’intégrer le langage parlé. Mais il faut remarquer aussi une chose : les meilleurs de mes textes écrits, dès le début, n’ont jamais nécessité de corrections. C’est seulement quand j’ai tâtonné que le texte a été aussi plus faible comme langue. Et pareil en… roumain. Donc, quand il a été bien écrit, le texte l’a été dans une bonne langue, soit-elle le roumain ou le français.
Ensuite, il faut que je parle de cet autre aspect, qui n’annihile pas ce que je viens de dire, ça ne fait que le compléter : en roumain comme en français, je me suis sentie plutôt étrangère à la langue utilisée pour écrire. Pas seulement que je ne trouvais pas les bons mots, finalement je finissais par en trouver des « convenables » – mais à chaque fois j’approchais comme une langue au-delà de toute langue, une langue dont le roumain ou le français ne me procuraient que les outils du moment et du lieu ; mais cette langue qui fourmillait dans un ailleurs difficile d’accès – impossible ? – reste comme l’horizon ultime de mes textes, et même peut-être un des horizons de mes lecteurs. Ce qui me fait affirmer, contrairement à cette phrase plutôt répandue, selon laquelle « ma langue est ma patrie », que pour moi la langue est un exil. Et pas du tout parce que j’ai quitté la Roumanie – là aussi, le roumain se montrait pour moi une telle langue étrangère. Et donc cet exil permanent qu’est pour moi l’écriture. Peut-être que je parle d’une chose qui est arrivée souvent à d’autres – mais au moins je le vis aussi. A ma façon, j’ose espérer !

Quels sont les trois mots que tu associerais le plus volontiers à celui de « poésie » ?

Dans la suite / A la suite de la quatrième question (et réponse) : exil, mais je mettrais en première place la joie : rien ne me rend plus heureuse que les moments où j’écris le premier jet ; et aussi quand je travaille et je trouve un mot plus approprié ; et aussi la joie quand le texte est fini ou prêt (sans être prêt !) à être montré/ envoyé/ publié.
Alors : joie, exil et… pour le troisième : conditionnement ? Enchaînement ? Car on ne peut pas ne pas (ou plus) écrire : c’est « décidé », c’est ton sort -écrire- et tu ne peux plus y échapper. Mais ce n’est pas l’asservissement non plus. En fait, c’est un autre mot que j’associerais finalement à l’écriture, plus fort encore : l’effroi. Dans les plus forts moments de mon écriture j’ai senti… la mort, sans qu’elle soit le sujet du texte ou du livre, même loin de là. Seulement, en écrivant, en allant très loin dans la recherche de ce que je voulais dire, j’ai approché, je le disais déjà au début, en écrivant un de mes livres, la mort de si près, que j’ai eu peur de continuer (de finir) son écriture. Pendant deux-trois ans je n’ai pas écrit du tout, tellement la peur a été forte, et je peux vous dire que je ne suis pas quelqu’un qui a peur facilement ou qui soit une nature « faible ». Donc ce n’est pas sur ma peur qu’il faut mettre l’accent, mais sur ce que j’ai pu voir sans oser ensuite en rendre compte (par écrit ou autrement). L’effroi d’une chose insupportable, oppressante, tuante sans tuer, mais ne te laissant plus vivre dans le monde « des communs mortels ».
Petit à petit, j’ai oublié cette peur (sans ignorer l’effroi, toujours présent) – j’ai fini ce livre. L’approche de cet endroit est peut-être l’approche de l’endroit d’où vient… l’écriture. Et je répondrais maintenant, enfin, à la première question, d’où vient mon écriture : elle vient (viendrait) directement de ma mort.


Sanda Voïca

Ecrivain.
Publication d’un livre de poèmes en roumain : Le Diable avait les yeux bleus, Editions Vinea, Bucarest, 1999.
Présence dans l’anthologie : Elles écrivent… Elles vivent ici en Normandie, Editions Les Tas de mots, parution et présentation pour le Salon du livre de Caen, 15-18 mai 2014.
A paraître aussi : Epopopoémémés, recueil de poèmes, Ed. Impeccables, 2015 ; et Un corps en cathédrale, poèmes – avec collages de Ghislaine Lejard, Ed. Robin, automne ou fin 2014.
Poèmes, fragments de roman, notes de lectures, etc. dans plusieurs revues papier ou numériques. Détails dans la rubrique « Présence ailleurs » de son blog.
Initiatrice et co-animatrice de la revue numérique « Paysages écrits ».

Liens :
Revue « Paysages écrits » : https://sites.google.com/site/revuepaysagesecrits/
Blog : « Le Livre des Proverbes nouveaux » http://traquequitraque.blogspot.fr/


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