Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Un ange à notre table > Sara Bourre

Sara Bourre

samedi 15 octobre 2016, par Cécile Guivarch

Écrire un peu
Trouver des événements
Des points de rupture avant la nuit
Écrire pour rien
Dans la désobéissance du corps
Dans le fracas des rires
Le vacarme des pensées

À cette heure là nous sommes seuls
Parfaitement
Seuls
Et nos voix se font graves
Nos voix se cassent sur la nuit
Il n’y a rien à faire

20h
La télévision dort comme un mort au milieu du salon
Un carnaval défile sur les étagères de la bibliothèque
Un carnaval terrible
Masques et couteaux
Maquillage indécent
Dernier outrage avant la nuit définitive
Je me détourne
Le frigidaire peine à respirer
Lente agonie de la glace qui se métamorphose en eau
Coule sur le sol
Se répand partout
Jusqu’au cri
La chambre est froide
La salle de bain clinique
Les portes manteaux portent l’absence
Tous les tissus sont rêches, vides, inutiles
Ils pleurent par leurs manches
Des torrents invisibles

Où sommes-nous à présent ?
Où suis-je maintenant que tous les clowns ont déchiré leurs costumes ?

Les bouchers marchent vers les étoiles
Le sang des autres leur remonte à la bouche
La viande dans les yeux obscurcit la vision du ciel
La beauté est prise au piège du massacre

Nous sommes nombreux
Nous sommes trop peu
Nous sommes trop maigres pour garder l’horreur à l’intérieur
Comme d’autres je marche
Infiniment seule et fière et faible et ahurie par le bruit autour
Comme d’autres j’attends le vent
La tempête du monde sous mon crâne
Je cours
Encore
Plus vite que la mort
Je trace les fantômes
Sur le chemin du désastre

Garder silence
Le cri des ambulances
Me ramène loin dans de la terre
Je porte l’envers du ciel dans mon ventre

Derrière moi la langue se traîne
Court
Renifle la chair devant qui va plus vite - toujours.

Nous nous rangeons en ligne face au soleil
Ordures dans ma bouche
Le goût du sol et des étoiles
Je retrouve l’amertume de ma première mort
Nous sommes nombreux – un enfant passe au loin
Il me promet que le jour aura peine à naître
Les lieux sont clos
L’espace m’attire et m’écœure
Le temps me frappe
Rythme et suspension du sang dans les veines.

Le cri qui se perd à la tombée de la nuit résonne longtemps
Je crie aussi, en retour à l’invisible.

Cligner des yeux dans l’attente du sommeil
Lourd sous ma peau – ce que tu es
Lourd dans mes yeux – ce que tu vois
Lourd dans ma bouche – ce que tu laisses
Peu à peu le regard se trouble
Dans l’ombre grimpe la mort avec l’agilité d’une enfant
Si le jour se lève nous serons quittes.

Il est midi
À ma table mangent des morts
Je te devine au loin
Tu passes par là
Tu ne peux pas
Tu viens
La singularité du visage n’apaise pas les gouffres
Ne remplit pas les vides
Dans ma gorge la nuit
Les mots ne passent pas l’obscurité
Ils s’entassent en silence
Je porte leur mort et ne puis rien en faire
Je les regarde tomber, les mots, un à un, inertes dans mon ventre
Toi devant moi
Tu ignores tout de ce charnier que je trimballe à l’intérieur
Ignore tout de la parole qui sombre
Naufrage de la pensée
Accident de parcours
Hésitations du cœur à battre, du sang à couler
Je suis impossible à moi-même
Tu es si près
Je veux partir tordre mes cheveux dans le matin naissant.

Écrivez-moi
Écrivez-moi tous les jours
Écrivez-moi contre la mort
Je vous lirai debout
Penchée à ma fenêtre
Écrivez-moi
Il n’y a rien d’autre à faire
La brume empêche
Les montagnes
Inventez-moi
Votre fou rire
Contre le temps
Je vous lirai
Je vous crierai
Je vous prendrai
Dans mes silences

La lettre est longue
Lourde
Le manque
À vif
En plein cœur de la phrase

Je n’ai rien dit
_– Eux non plus –

À l’aube je respire mal
L’océan
Abuse de mon regard
J’imagine
L’enfant couché en travers de la mère
_– Par la fenêtre le ciel immense m’aveugle –
Plus tard l’enfant marchera pieds nus sur le chemin qui va vers la mer
Seul
Il attendra la grande lumière
J’invente son espoir
L’enfant est la seule force qui reste
L’unique respiration
J’imagine son silence
Pour ne pas hurler

Vous n’écrivez plus que la nuit
Avec la peur
Dans cette absence
Du monde

La parole s’allonge à mesure que le corps s’enfonce dans l’obscurité
Nous sommes face à cette parole
Sa vivacité tranche avec l’immobilité du soir
Meurtrière

Je saigne sous la parole qui s’allonge
Je saigne
Le corps contre la phrase interrompue
Jusqu’à l’évanouissement

Sur le dos je porte la séparation
L’espace vide
L’espace du manque
Silence.

Resserrer
Resserrer les phrases
Qu’il n’en reste rien

Une main a dessiné l’aurore
À l’entrée de la ville
Le vent efface
La mort
Le désordre s’aligne
Aux pieds des murs
Nous sommes brûlés
Nous sommes perdus
Dans un soupir
Nous fleurissons
La bouche des idoles
Et parfois dans la nuit
Une femme s’avance
Doucement
Elle cherche un fleuve
Assez profond
Pour y mourir
_– Et derrière elle
Les bêtes se traînent
Jusqu’au matin –


Entretien avec Clara Regy

Il est toujours tentant de demander à un jeune auteur :
depuis quand écris-tu ?
depuis quand est-ce nécessaire ?

Le point de départ de mon écriture a été une forme d’angoisse en même temps qu’un besoin de grande jouissance, un désir d’accéder à une autre dimension de la réalité – pas juste de manière intellectuelle, mais physiquement, sensuellement – .
L’adolescence est une période propice à l’ennui et à l’émerveillement, je crois que l’écriture pour moi a commencé là, dans ce désir d’être toujours ailleurs, dans l’émotion, la violence d’une certaine beauté du monde. C’est tout de suite devenu une nécessité. Je suis très perméable aux choses qui m’entourent, j’ai besoin de l’écriture pour me saisir, pour me centrer, sinon c’est comme si je me perdais de vue.

Est-ce un événement particulier qui t’a poussée à « montrer » et « partager » tes textes ?

Il n’y a pas eu d’événement particulier, mais plutôt un processus. J’ai fait beaucoup de théâtre et mes deux frères sont musiciens, à un moment donné j’ai naturellement eu envie de collaborer avec eux, pour « casser » le côté solitaire de l’écriture mais aussi pour donner à mes textes un souffle nouveau. L’oralité de la poésie m’est très chère, j’aime entendre les mots, les voir incarnés dans un corps. J’aime le mouvement, le vivant. Du coup, donner mes textes à entendre – et à voir – a été quelque chose d’assez évident pour moi. Et puis, de fil en aiguille, j’ai publié dans des revues et récemment un recueil aux Éditions du Cygne. Mais ça a commencé par la scène, la publication est venue dans un second temps.

Ton écriture s’accompagne-t-elle d’une forme de rituel ?

Je suis de manière générale quelqu’un d’assez ritualisé... Donc oui, l’écriture n’y échappe pas. J’ai besoin de temps et d’espace. J’écris principalement le matin, assez tôt, parce qu’à cette heure là j’ai le sentiment que tout est possible. Au fur et à mesure que la journée avance c’est comme si l’espace se rétrécissait autour de moi, je suis plus encombrée, j’ai moins de souffle, moins de liberté, plus de censeurs. C’est assez étrange comme impression.

Tu sembles t’intéresser à diverses formes artistiques : quelle place particulière donnes-tu alors à la poésie ?

La poésie ne réside pas seulement dans des textes, elle est partout. Par exemple la danse – dont je suis très proche depuis l’enfance – naît pour moi de la même impulsion que l’écriture poétique. Ce ne sont pas des langages qui font appel à la rationalité mais ce sont des voyages intimes qui passent d’un inconscient à l’autre. C’est pourquoi il est parfois difficile de mettre des mots sur ce que l’on ressent face à des corps qui dansent ou face à un texte poétique, cela nous échappe, et pourtant c’est très puissant. On pourrait dire la même chose de la peinture, de la musique... Je ne vois pas la poésie uniquement comme une forme littéraire mais comme un certain état d’être des choses.

Y-a-t-il des poètes qui font vraiment partie de ton quotidien ? (ou des auteurs en général)

En vrac, Marguerite Duras, Virginia Woolf, Henry Miller, Rimbaud, Lautréamont, Artaud, Cendrars, Aimé Césaire, René Daumal... Il y en a tant d’autres...

Et pour terminer pourrais-tu définir la « poésie » en trois mots ?

Synchronicité – fissure – immédiateté


Née à Paris en 1988, Sara Bourre étudie les lettres modernes, la philosophie et l’art dramatique.
En parallèle, elle expérimente la danse contemporaine, le buto, la danse-théâtre et participe à divers projets artistiques.
Elle a publié dans des revues (le Cafard Hérétique, IntranQu’îllités...), et en 2016 a publié « À l’aurore, l’insolence » aux Éditions du Cygne.
Actuellement elle écrit et se produit régulièrement sur scène avec le groupe Crashing Dolls (projet musical au sein duquel se rencontrent poésie, chant, matière sonore et visuelle).


Bookmark and Share


3 Messages

  • Sara Bourre Le 30 novembre 2016 à 18:29, par alain Brissiaud

    je suis pris par vos textes qui me touchent totalement
    je vous découvre mais c’est comme si je vous avais déjà lu
    c’est ainsi
    vos paroles dépassent votre voix pour m’atteindre
    merci

    Répondre à ce message

  • Sara Bourre , je vous écris et je crie, avec vous. Le 22 décembre 2016 à 09:09, par CAT Anny

    Je viens de lire jusqu’au bout, d’une traite et votre cri me poigne qui devient mien par vos mots, pour donner sens, pour faire lien et donner force.
    Je vous salue et vous aime en vous remerciant.
    Anny Cat

    Un autre poète : André Benedetto dans les années 65/70 m’avait pareillement touchée par son recueil : « Urgent crier »

    Répondre à ce message

  • Conquis Le 11 avril 2021 à 15:50, par Ahmed Laoufi

    Je suis tombé sous le charme de l’épure. Des mots tranchants, genre cimeterre. On n’échappe pas aux coupures. N’éponge pas la goutte de sang, absorbe-là du regard. Le penchant naturel du fil est de suivre l’aiguille. Suivre cette princesse des marges. La regarder faire des trous dans le ciel. La regarder recoudre des yeux aux nuages. Et main dans la main, crever les abcès de la souffrance. Poétiquement votre

    Répondre à ce message

Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés