UN ART DES PASSAGES
(livre publié aux éditions L’herbe qui tremble)
Isabelle Lévesque – Un art des passages est paru au printemps de cette année. Nous savons l’importance de cette saison pour toi. Tu écris que « tous les poèmes sont d’avril » et qu’à ce mot d’avril « toutes les saisons […] conviennent » : peux-tu nous parler de ce mois ?
Pierre Dhainaut – Parlons d’avril en octobre, ce sera une bonne façon d’ouvrir notre entretien.
C’est un hasard, bien sûr, si nos deux livres, Voltige ! et Un art des passages, sont parus à L’herbe qui tremble en avril, mais cette coïncidence mérite d’être soulignée : la belle saison, la printanière, est traditionnellement liée à la poésie et à l’amour. Tout commence alors ou recommence, comment au renouveau du temps ne pas associer le renouveau du langage que le poème instaure ? Avril est augural, « tous les poèmes sont d’avril », ils fondent et ils promettent.
Je ne l’ai pas toujours dit. Je dois revenir en arrière. Sable, pierres, j’ai écrit comme j’ai vécu durant de longues années dans des paysages déserts, je confondais la page et la plage, je m’acharnais à faire table rase. Le dénuement n’est libérateur que s’il favorise l’accueil, mais je me suis complu dans le langage au détriment de ce qu’il appelle hors de lui. Un telle pratique use nos forces, nous isole, et les souffles sans lesquels les poèmes ne se soulèvent pas et qu’ils soulèvent à leur tour viennent à manquer.
Je me souviens précisément de l’endroit et du jour où d’un coup je m’en suis aperçu. Un après-midi, au début d’avril, au cours d’une promenade parmi les ruines du château de Saint-Pierre d’Entremont dans le massif de la Chartreuse : la neige avait presque fondu, l’herbe se redressait pour trembler, le ciel était limpide… Des mots très simples, des mots sensibles, qui osaient dire ce que j’avais vu et entendu, se sont imposés, « Entre le givre et la grive », et dans les semaines suivantes d’autres mots sont venus, les Huit poèmes d’avril. (Colette Deblé, qui a illustré Voltige !, les a enrichis de ses dessins de fenêtres transparentes.) L’année, 1976, je ne l’ai pas oubliée : Jean Malrieu est mort pendant que je les écrivais. Il s’inquiétait de mon évolution : lui, le poète de l’été, les aurait-il appréciés ?
Je n’ai plus cessé de glorifier avril, récemment encore dans Progrès d’une éclaircie, « L’ère d’avril ». Cet après-midi à Saint-Pierre d’Entremont, une éclaircie : par miracle, elle a duré. Nous avons peu de pouvoir sur ce que nous écrivons, mais il dépend de notre vigilance de garder intacts le regard et l’écoute que nous procure avril lorsque tant de fleurs et tant de feuilles éclosent, que tant d’oiseaux se remettent à chanter : avril résonne, incandescent, et peut-être les poèmes, par leurs ressources propres, résonneront-ils eux aussi, seront-ils incandescents. Ils n’ont pas à décrire, ils ont avec la même intensité à recréer la saison où tout se recrée. En toute saison, il est vrai, quel que soit ce qu’ils disent, ils retrouveront l’avril de l’élan, de l’offrande. Sans le prononcer ils en feront retentir le nom. Pour le plaisir je le répète, les vocables sont si rares, dont les sonorités coïncident avec qu’ils désignent, les siennes s’aèrent, elles vibrent, elles se prolongent, avril est infini.
En 1976, on ne connaissait guère les haïkus, mais ceux que j’avais lus m’ont aidé. Ce sont, en effet, des poèmes liés aux saisons. Ils s’étonnent de ce qui fleurit comme de ce qui se fane, ils portent sur toute chose une attention si fine qu’elle ne généralise pas ou ne conceptualise pas. Le printemps, par exemple, n’existe pas, seules existent des apparitions momentanées, mobiles, qui révèlent la beauté singulière d’un cerisier en fête ou d’une branche morte. Pas plus qu’ils ne définissent, les haïkus ne retiennent, ne capturent. Et donc toutes les saisons leur conviennent.
Maintenons dans les poèmes au long cours la disponibilité des poèmes brefs, passons sans heurt du temps à l’instant, de l’instant au temps. Restons en éveil. Aucun lieu n’est maudit, aucune heure, rien n’est indifférent. « Une mouche entre », constatait Victor Hugo à la fin de « Fenêtres ouvertes », un poème de L’Art d’être grand-père, elle entre dans sa chambre à Guernesey, avec elle entre le « [s]ouffle immense de la mer un matin ». Dans le jeu des voyelles, nous percevons le « oui » qui apaise les « Pleurs dans la nuit vers la fin des Contemplations, « l’immense oui. »
I.L. – Dans la première partie du livre, tu as placé un texte conçu comme un complément à ce qui a pu être dit à l’occasion d’un colloque consacré à ton œuvre en 2007 : La passion du précaire. Tu y précises tes rapports avec le surréalisme et en particulier avec André Breton : d’abord adhésion, puis éloignement. Dans Nadja, André Breton dit de son livre, au début et à la fin, qu’il doit être une « porte qui bat », entre le dit et le non-dit sans doute, entre les mots et le réel aussi peut-être. Dans Un art des passages, il est aussi plusieurs fois question de portes. Quelle est pour toi leur importance ?
P.D. – À quoi bon insister sur mon passage dans le surréalisme ? Ce passage (quel autre mot employer ?) est si ancien, et le surréalisme paraît si ancien aux jeunes poètes que je fréquente : s’ils lisent André Breton, ils ne comprennent pas la passion qui fut la mienne à leur âge, qui me conduisit à me rendre rue Fontaine. Longtemps je me suis comporté en disciple. Comment, alors que je revendiquais une liberté totale, ai-je pu me soumettre à la discipline d’un groupe ? C’est dans les revues surréalistes que j’ai publié les premiers poèmes que je n’ai pas détruits. La voix personnelle, balbutiante, les poncifs d’école l’entravaient. Jean Malrieu, à leur lecture, n’a pas mis de gants pour me le dire. J’en ai pris peu à peu conscience, je me suis senti à l’étroit, je me suis éloigné. À la suite de quelles circonstances, Un art des passages le raconte. Disons que le surréalisme a été pour moi un point de départ, je n’ai commencé à respirer qu’après l’avoir quitté. Çà et là, dans Un art des passages, j’y fais encore allusion. Ainsi je reprends une phrase célèbre du Manifeste, « Chère imagination… », pour substituer à l’imagination l’attention. Toute mon évolution, toute ma vie, cette substitution la résume.
Qu’est-ce qui m’a attiré dans le surréalisme, qu’est-ce que j’en ai rejeté ? J’essaierai de répondre en parlant de Nadja, sans doute le livre d’André Breton qui m’a le plus envoûté. J’appréciais assez peu ses poèmes. L’écriture automatique ne produisait qu’un flot d’images gratuites où ne s’exprime que la subjectivité, je n’avais que faire d’un « revolver à cheveux blancs », tandis que je marchais à ses côtés sans réticence dans les rues de Paris. C’était là, nulle part ailleurs, que se dévoilait le merveilleux. Les documents photographiques en étaient des preuves indubitables : « Boulevard Magenta, devant le « Sphinx-Hôtel » ». Tout ce que d’ordinaire nous projetons dans « l’au-delà » s’incarne, quelquefois, « dans cette vie ». Le merveilleux surgit à l’improviste, partout, quand nous allons sans but. Dans Nadja, il a les yeux d’une femme. Mais cette femme, André Breton l’a-t-il vue vraiment ? Il a aimé en elle la magicienne métamorphosant la ville, non la personne. L’enchantement n’est qu’un mirage s’il oublie l’autre en sa singularité souffrante. Que m’importe alors le Sphinx Hôtel ! J’en suis venu à penser que le surréalisme en général est un déni du visage, lui seul merveilleux, unique. Ce n’est pas l’imagination qui réenchantera la vie, qui l’éclairera, mais l’attention. L’attention brise les miroirs qui ne nous proposent que des reflets complaisants de nous-mêmes, elle délivre. Elle est inépuisable.
« J’envie (c’est une façon de parler) tout homme qui a le temps de préparer quelque chose comme un livre » : André Breton tenait à cette mise au point par laquelle débute le chapitre ultime de Nadja, il l’a reproduite sous son portrait, la dernière photo de l’ouvrage, du moins dans l’édition originale. J’envie (c’est une façon de parler) tout écrivain qui se valorise ainsi… Nadja ne se termine pas avec le récit de sa rencontre de Nadja : c’est un livre « battant comme une porte » ouvert à de nouvelles rencontres. Un livre est juste s’il engage son auteur et son lecteur à poursuivre le mouvement qui l’a animé. Un livre ou un poème, le moindre poème.
Il est mené à bien, me semble-t-il, lorsque j’éprouve la plus grande difficulté à le finir, je voudrais qu’il ne finisse pas pour que rien ne se réifie dans un résultat, serait-il séduisant, définitif. Il est, pour citer le titre d’un de mes recueils, une « introduction au large ». Si je lui obéis, si j’effectue le passage, j’en vérifierai la pertinence, je lui donnerai plus de réalité. J’irai de porte en porte, de seuil en seuil. Tout reste à dire.
Cette fois, je ne me réfère plus à André Breton, mais à un poète dont la réflexion m’a aidé à me déprendre du surréalisme, Yves Bonnefoy. Il avait été dans sa jeunesse membre du groupe, il s’en est retiré assez tôt. Dans le parcours qui a été le sien, je me suis reconnu. C’est pourquoi j’ai accepté de rédiger la préface de la réédition de son entretien sur le livre qui figure dans Un art des passages. Yves Bonnefoy se méfie des livres, on n’a que trop tendance, dit-il, à les concevoir comme des monuments où l’on se retranche : il faut, dit-il encore, lever les yeux, quitter la page, repartir. Mais sa méfiance est telle qu’il dira aussi que le « seuil » risque d’être un « leurre ».
Je ne puis vivre que dans un port. Le port n’est-il pas le royaume ?
I.L. – L’autre écrivain important que tu évoques dans Un art des passages est le philosophe Jean Grenier dont tu cites les Prières. Peux-tu nous dire ce qu’il t’a apporté ?
P.D. – Il est l’antithèse d’André Breton. J’ai lu tardivement Jean Grenier, je le regrette, mais il n’a jamais été célèbre. On ne le connaît plus que comme le professeur d’Albert Camus. Dans Un art des passages, il m’arrive de le citer, mais je lui ai consacré dans La parole qui vient en nos paroles une longue étude, « Lieux et instants du oui de Jean Grenier ». Lui qui venait d’un pays de brume, la Bretagne, s’est « converti » à la lumière du Sud en Provence et en Algérie. Ses Inspirations méditerranéennes ont la grâce des « rêveries » de Jean-Jacques Rousseau. Lorsqu’il gravit la colline de Santa Cruz au-dessus d’Oran, il s’allège, il acquiesce. Philosophe, il était poète, un philosophe sans système, un poète pudique. Il s’est naturellement intéressé aux sagesses orientales, c’est lui qui m’a initié à « l’esprit du Tao ». Mais le Tao qui ne choisit pas entre l’affirmation et la négation, qui ignore l’Être et ne connaît que des passages, ne l’a pas détourné de ce monde où « l’existence » est « malheureuse ». À ses étudiants il recommandait de faire un stage, comme lui, dans les abattoirs. Le livre de Jean Grenier dont je recommande la lecture n’a que quelques pages, Sur la mort d’un chien : certains lieux nous sont chers, mais rien ne remplace l’émotion qui nous étreint lorsqu’un visage se tend vers nous, nous perdrions tout si nous ne l’acceptions pas, si nous refusions la seule joie qui ne trompe pas, elle se nomme amour. Les « prières » de Jean Grenier me touchent également, celles d’un homme solitaire, indécis, mélancolique, qui se présente à nous sans masques. Je ne peux lui adresser plus bel éloge, il n’était pas un maître.
I.L. – Dans la deuxième partie d’Un art des passages tu évoques neuf poètes : Tristan Tzara, Gérard Bayo, Max Alhau, Patricia Castex-Menier, Gérard Pfister, Gérard Farasse, Sylvie Fabre G., Nicolas Dieterlé et Yves Bonnefoy. Pour sept d’entre eux tu parles de l’enfance. Qu’est-ce qui, selon toi, les rassemble ?
P.D. – Comment choisir et comment réunir ? J’avais à ma disposition plusieurs dizaines d’articles, de préfaces et de notes dont je ne voulais pas qu’ils se perdent. Il était impossible de les reprendre tous et de les juxtaposer, c’eût été trop facile, ou de les hiérarchiser, je ne suis pas un juge. J’ai hésité dans la sélection, j’ai dû écarter quelques auteurs qui me sont proches, car ce que j’en avais dit était trop circonstanciel, je les prie de ne pas me le reprocher. Et de même j’ai tâtonné dans le plan. Qu’est-ce que les neuf poètes que j’ai retenus, au-delà de leur diversité, ont en commun ?
À l’exception de Tristan Tzara et de Nicolas Dieterlé, tous sont des amis, certains depuis très longtemps. La raison en est évidente : ils n’ont pas cessé d’exalter la poésie, ils ont résisté à la pression intellectuelle qui a prétendu que la poésie était caduque, ils n’ont jamais douté de leur vocation. Tristan Tzara ne fut pas iconoclaste, même au temps de Dada, au point de renoncer à la poésie. J’admire la ferveur avec laquelle il recueillit les poèmes africains ou océaniens. Ses poèmes témoignent d’une force qui saccage nos prudents repères : la poésie est toute-puissante, elle repousse les obstacles. Et quand, à l’hôpital de Saint-Alban, il écouta les fous, il leur donna sa voix vive, sa voix libre. Quant à Yves Bonnefoy, il nous a fréquemment mis en garde : ne confondons pas, disait-il, « l’objet verbal », le poème, avec la poésie qui exige de nous tellement plus. Elle est au cœur de sa pensée. À sa lumière il a examiné la plupart de nos conduites, elle est capable de les subvertir, même là où nous ne l’attendons pas, l’écologie, la politique.
L’autre fil conducteur, mais il est inséparable du précédent, l’enfance. Les poètes que j’ai accompagnés, chacun selon des angles différents, l’évoquent. Ils n’ont pas à nommer Rimbaud : « Enfance » et « Aube » les ont influencés. Gérard Bayo ne me contredira pas, ni Yves Bonnefoy. L’allégresse d’un enfant à la veille des vacances, Max Alhau la ressent au détour d’un chemin quand l’horizon le dilate. Patricia Castex-Menier se souvient avec nostalgie des jeux de sa fille et de son fils, comme Sylvie Fabre G. s’émerveille de ceux de ses petites-filles. Gérard Pfister au cours de son long périple avec les morts rejoint l’enfant qui joue, qui déjoue la fatalité. Gérard Farasse et Nicolas Dieterlé n’ont pas à se souvenir : malgré les drames, malgré l’angoisse, ils sont restés les enfants de la fable.
La figure de l’enfant est essentielle dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy : dans La parole qui vient en nos paroles, je l’ai envisagée. « Je ne t’oublie jamais, enfant qui veut revenir.[…] Je t’aperçois à travers le moindre de tous ces mots que j’écris », avouait-il dans « L’Amérique » (un des récits de La longue chaîne de l’ancre). Si l’enfance est privilégiée, c’est parce que la poésie est « la mémoire de l’un ». La poésie nous ramène à cet âge où rien n’avait été divisé, « défait », quand le voile du langage et du savoir n’avait pas encore recouvert nos sens : l’arbre était un arbre, le visage un visage, nous faisions un avec le monde. L’acte d’écrire consiste à desserrer l’étau des concepts, à déchirer le voile, il correspond à une anamnèse profonde. Il n’abolit pas le temps, nous continuerons de vieillir et d’errer, mais il y introduit un espoir.
La définition d’Yves Bonnefoy est-elle, comme toutes les définitions, réductrice ? Elle a pour principal avantage d’insister sur ce qui caractérise l’écriture, indépendamment de la personnalité de chaque poète, lorsqu’elle se dégage de l’ordre de la logique et qu’elle rétablit dans ses droits la parole.
L’enfance n’est pas un thème comme le disent les manuels scolaires, il n’y a pas de thèmes en poésie. Elle ressurgit dans ce que nous écrivons quand nous sommes à la fois vigilants et accueillants. Ce n’est pas forcément en nous appuyant sur la seule mémoire qu’elle se ranime, et ce n’est pas non plus quand un poème la prend pour sujet. Dans toutes les parties d’Un art des passages, je l’invoque. Je ne crains plus de raconter certains souvenirs, très anciens parfois : dans la compagnie de mes petits-enfants, je me suis réconcilié avec ma propre enfance. Et les poètes que je relis dans cette partie du livre ont favorisé cette résurgence. Je les remercie de m’avoir permis de ne pas tenir compte des préjugés : en parlant de l’enfance, nous ne tombons pas dans la sentimentalité, nous nous élevons, nous grandissons.
I.L. – Dans la troisième partie, il est question des peintres : Ribera, Eugène Leroy, Jacques Clauzel et Alfred Manessier, de Christian Dotremont aussi. On peut leur ajouter Constant Permeke, le peintre flamand qui t’a inspiré des poèmes reproduits dans le livre. C’est parfois le sujet de leurs peintures (comme pour Ribera), parfois leurs techniques (comme pour Eugène Leroy ou Jacques Clauzel) qui semblent te retenir. Quel est ton rapport de poète avec la peinture ?
P.D. – Un écrivain qui ne sort pas de son domaine se mutile. J’ai besoin, chaque jour, de la musique : en me faisant honte de mes limites, en m’obligeant à mieux dire, elle me régénère. Hélas, je n’ai pas reçu la formation suffisante pour lui exprimer ma reconnaissance, celle, entre autres, de l’Inde et du Japon. Mes poèmes la font-ils entendre en échos ? Leurs souffles se mêlent-ils aux souffles que modulent les flûtes ? J’aurais aimé collaborer avec des musiciens. Avec les peintres, les graveurs, les photographes j’ai entretenu des relations amicales. Un livre qui s’appelle Un art des passages (j’allais dire : des partages) leur accorde une place aussi importante qu’aux poètes.
L’activité critique, en principe, se doit d’affiner le regard qu’il me faut porter sur ce que j’écris dans la solitude, mais je redoute de me retrouver trop vite à travers ce que je lis, qui pourtant me trouble, comme à travers ce que j’en dis : je crois aller vers l’autre, je ne me quitte pas. Face aux images, je suis démuni. Elles me remettent en cause. C’est pour cette raison que je m’intéresse aux questions techniques, soit d’après les témoignages des artistes, soit d’après ce que j’ai observé dans l’atelier. Quel extraordinaire dépaysement ils apportent à l’écrivain !
Ces peintres, comme les poètes, sont mes contemporains, je n’ai pas à m’alourdir de connaissances historiques. Une exception : Ribera, en tête de cette partie d’Un art des passages, non pas pour respecter la chronologie, mais parce que son portrait de Saint Jérôme me fascine depuis ma première visite (j’avais dix-huit ans) au musée de Lille, une vanité du dix-septième siècle, un memento mori, ce crâne que tient entre ses mains un vieil ascète : plus que son sujet, m’attire le clair-obscur où baigne la scène. Il m’a fallu bien du temps pour en deviner les secrets. Le clair et l’obscur ne sont pas séparables. Tout semble s’effacer dans une ombre invincible, mais une lumière en émane, plus intense de ne pas être directe. Cette mystérieuse épiphanie, Eugène Leroy et Jacques Clauzel n’ont eu de cesse de la mettre en œuvre. Si Eugène Leroy a toujours un sujet, un visage, un nu, il s’empresse de le dissimuler sous d’épaisses strates de couleurs ténébreuses, cette matière qu’il triture d’une rage patiente, avant de le ramener, vacillant, vers le jour, la nuit ou la mort vaincue. Jacques Clauzel, lui, n’a aucun modèle, il s’aventure dans la matière de ses couleurs de prédilection, le noir, le gris, le brou de noix, il y plonge et la creuse, la strie, et soudain la traversée a lieu, de l’opaque à l’impondérable. Alfred Manessier ensuite, il est le peintre des « offrandes » dans la pleine lumière des blés et des rivages, mais elle a été conquise sur la nuit, comme le prouvent ses Passions, celles du Christ et des victimes de l’histoire. La mort était-elle absolument effrayante pour Ribera ? Alfred Manessier dans sa toile ultime, qu’il n’a pas terminée, l’appellera avec Mozart, « notre amie ».
Personne ne répondra à nos questions inquiètes, et c’est très bien ainsi. Eugène Leroy, Jacques Clauzel et Alfred Manessier m’ont permis de comprendre un peu, un peu moins mal, ma façon de travailler et le sens de ce travail. Ce que je vais écrire, je ne le détermine pas à l’avance, le poème l’inventera. Alfred Manessier ne peignait pas devant le motif, il le ressuscitait en ne cédant qu’aux impératifs de son art, et de ce qui l’avait ému, rien ne s’était atténué. La peinture, quand elle est libre, est notre plus fidèle mémoire, la peinture ou la poésie. Nos intentions personnelles la brident. Le tableau en cours d’élaboration décidait pour Alfred Manessier, grand lecteur du Tao, il savait mieux que lui ce qu’il avait à accomplir. Je me suis souvent accusé de fuir la réalité en ne me souciant que de la justesse d’un accent, d’un rejet, d’une sonorité qui se répète, et de me confiner dans des abstractions : un texte n’a quelque chance de devenir un poème que si nous ne le gênons pas dans sa progression. N’intervenons que pour ne pas intervenir. Le tableau, ou le poème, dans son langage spécifique, n’a pas fui le monde : nous y renaissons, nous avons pour lui un regard neuf, une écoute neuve. Les peintres que j’aime sont des alchimistes. Dans la genèse laborieuse, rigoureuse, des tableaux d’un Leroy ou d’un Clauzel, j’ai reconnu la genèse des poèmes : elle procède de rature en rature, d’épreuve en épreuve, elle est cependant infaillible quand l’aboutissement ne constitue pas un achèvement. Les traces sont mouvantes, que dépose un poème sur la page, elles ouvrent à la poésie un passage.
Mes tentatives de critique d’art m’ont beaucoup appris, j’ai appris plus encore des artistes en travaillant pour eux, avec eux, Jacques Clauzel notamment, mais je devrais les énumérer tous, par gratitude. Il est vain d’ajouter aux peintures, aux gravures, aux photographies, des mots qui se contentent d’une description. Je n’ai gardé les poèmes qui relatent ma visite au musée de Constant Permeke que pour lui rendre hommage, il est presque inconnu en France. Quand je reçois un ensemble d’images dont je ne puis modifier le format et la disposition, je me dois de réagir dans l’espace qui m’est imparti. Ces contraintes sont fécondes. Les poèmes qu’elles suscitent ne seront acceptables que s’ils me surprennent : seul, je ne les aurais pas écrits. Seul, je ne serais pas allé aussi loin dans l’exploration nocturne ou dans l’avancée lumineuse. Les poèmes à l’intérieur des livres d’artiste, qui sont souvent d’humbles manuscrits à quelques exemplaires, établissent des correspondances ou des passages entre le regard et l’écoute, entre le dehors et le dedans, entre le moi et l’autre… Images et mots rivalisent, s’égalisent, ils se renforcent mutuellement.
Chacun en étant le plus intimement lui-même échappe à sa spécialité. D’où l’importance de Christian Dotremont, l’un des fondateurs de Cobra qui justement refusait toute frontière entre nos moyens d’expression. Dans quelle partie d’Un art des passages devais-je le placer, parmi les poètes ou parmi les peintres ? Ses logogrammes sont à la fois des poèmes et des peintures, ils ne relèvent d’aucun genre, nous entendons comme nous voyons se déployer toutes les « voix » ou les voies de « l’encre ».
I.L. – Pourquoi avoir rassemblé dans Un art des passages des textes de natures aussi différentes : poèmes, notes, études ?
P.D. – Un volume ne réunissant que des articles, des préfaces ou des notes aurait été compact, étouffant. Comme ils concernaient la poésie, j’ai cru bon de leur adjoindre des poèmes écrits pour la plupart en même temps. J’approchais de mes quatre-vingts ans, je tenais à faire le point : quelle était la cohérence de tous ces textes en dépit de leur variété, quel était leur mouvement ?
Comment transformer un recueil en un livre ? Si j’ai hésité sur le choix des textes, leur organisation n’a causé aucun problème, elle n’avait pas à respecter le classement par genres. On a beau prétendre qu’il n’a plus guère de valeur, les éditeurs détestent les livres qui n’entrent pas dans des catégories établies. Un art des passages revendique son hétérogénéité. Il est ce qu’on appelait jadis un livre de mélanges, des miscellanées, pour reprendre un beau mot désuet. Pour le publier, il fallait un éditeur audacieux, Thierry Chauveau à L’herbe qui tremble.
Je déteste les frontières. Nous écrivons des poèmes, mais nous ne sommes pas quittes avec ce qu’ils nous réclament, la réflexion prend la relève par l’intermédiaire de la critique, par l’intermédiaire également de remarques marginales, plus ou moins développées, que je nomme des « notes ». Entre les vers et la prose, il n’y a pas de solution de continuité, un dialogue s’esquisse, voire un débat : ils se jugent, ils se contestent, mais toujours la poésie l’emporte sur la réflexion, elle s’accroît.
Pourtant j’ai bien dû m’en aviser : je ne gouverne rien, ni l’écriture des poèmes, ni celle des critiques et des notes. De quel droit gouverner ? Les poèmes sont généralement tragiques, ils me confrontent à la hantise du vieillissement, de la perte, de la nuit, de la mort, qu’espèrent-ils malgré tout en s’approfondissant ? Les études et en particulier les notes sont-elles superficielles parce qu’en elles la lumière ne faiblit pas, parce qu’un espoir y reste à notre portée ? Quoi qu’il en soit, à travers Un art des passages, un équilibre s’engendre, dans lequel j’ai confiance puisqu’il est précaire.
Nous avons une idée fausse des livres lorsque nous les souhaitons uniformes. Ils ne sont tolérables que s’ils battent comme des portes, André Breton avait raison. J’aimerais citer ici Bashô : « Dussent blanchir mes os / jusques en mon cœur le vent / pénètre mon corps » (selon la traduction, trop littéraire, de René Sieffert), mais ce haïku, ne le retirons pas des « journaux » ou des « notes de voyage ». Le livre de Bashô ne détache pas de la narration ou de la méditation la poésie : les vers qui s’insèrent dans les intervalles de la prose ne la renient pas, ils y rayonnent et la font rayonner. C’est le tout qui importe.
I.L. – Le titre Un art des passages rappelle certains titres de traités taoïstes ou zen (L’art du thé, L’art des bouquets, L’art du tir à l’arc…). Pourrais-tu nous l’expliciter ? Un art des transformations, des mutations, des métamorphoses ? Peut-on considérer ce livre comme ton « art poétique » ?
P.D. – Comme avec Jean Grenier, comme avec Bashô, nous retournons vers cet Orient dont j’admets que je l’aie idéalisé, mais qui m’a vivifié depuis que j’ai eu connaissance de ces traités. Ce ne sont pas, à proprement parler, des traités dans l’acception philosophique habituelle. (« Philosophes, disait Rimbaud, vous êtes bien de votre Occident ! ») Leurs propos sont en apparence anodins, l’art de préparer le thé, de confectionner un bouquet, de choisir les arbres, les pierres et les mousses qui entreront dans la composition d’un jardin. Ils sont parfaitement étrangers à notre culture. Ils montrent, à leur manière, discrète, combien nous nous comportons en maîtres soucieux d’efficacité : même la poésie, nous la mettons au service de cette ambition si tenace, laisser de notre passage une trace orgueilleuse, une œuvre qui nous survivrait.
Ne soyons pas avides. N’ayons rien en tête, ne visons aucune cible, délestons-nous, nous atteindrons la cible parce qu’il n’y en avait pas. Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, d’Eugen Herrigel, devrait être notre livre de chevet. Tout est passage dans l’impermanence universelle : le temps et l’instant ne s’opposent pas plus que le corps et l’esprit, ils n’ont plus de formes stables. Accordons-nous au rythme des saisons, à leurs métamorphoses incessantes. Je ne résiste pas à l’envie de lire ces lignes d’Eugen Herrigel dans La Voie du Zen :
« Si l’on voulait demander […] à un poète […] comment approcher avec des mots ce qui prête à tout ce qui existe l’être et le souffle, ce qui le fait, dans une danse immobile, se former puis se défaire, ce qui se montre ici et là, il répondrait sans doute : c’est le « cela », qui dans tout va-et-vient, faire et non-faire, est là tout en n’étant pas là. »
L’être et le souffle, danse immobile… bienvenue aux paradoxes et aux oxymores ! Ils mettent à mal notre éducation dualiste, notre langage univoque.
Et si nous édifions des livres, faisons en sorte qu’ils soient des livres de « mutations », des demeures sans murs où les vents sont chez eux. De cet idéal Un art des passages n’est évidemment qu’une ébauche. L’article indéfini le suggère, il ne s’agit que d’un art parmi d’autres. Bien que la poésie y soit omniprésente, il ne s’agit pas exclusivement d’un art poétique. L’époque est heureusement révolue, où les poètes enseignaient, où ils lançaient des manifestes. Un art poétique serait illusoire s’il n’était que le mien et s’il n’était pas, avant tout, un art de vivre.