Editions Le Castor Astral
Que suis-je, sur cette terre ?
Cette question qui nous taraude et nous construit sous-tend le nouveau livre de Seyhmus Dagtekin. La densité de l’écriture nous percute et nous emporte dans un bouleversant cheminement intérieur. Nous basculons dans un monde où le trivial côtoie l’énigmatique, où le sensible nous plonge dans l’antre de nos rêves, où les éléments naturels déploient leurs lois secrètes, où la parole s’adresse aussi bien à l’animal, au végétal et au minéral qu’aux fêlures de notre humanité.
Un monde qui explore notre vision propre car que faisons-nous, lecteurs, si ce n’est réinterpréter ?
Lire de la bête et de la nuit, c’est ressentir l’acuité de notre présence au monde, avec la terre sous nos pieds, le ciel sur nos têtes, au côté des arbres et des bêtes.
L’auteur parle à nos sens, à nos corps, à notre mémoire commune ; il nous installe dans le cœur palpitant du vaste récit du monde. Si nous partageons un héritage fécond de mythes, de contes, de légendes, le parcours personnel du poète relie d’autant plus intensément Orient et Occident. Quand Goule terrorise, la fée émerveille et les farfadets veillent.
Les images sont singulières et audacieuses, leur implacabilité claque parfois : « Nous déposerons le dernier monde dans une poubelle et le brûlerons avant de sortir » (p23).
Lire de la bête et de la nuit, c’est éprouver l’état brut du monde au plus près de sa respiration. Les mots ne se digèrent pas de suite. Mastiquez-les à voix haute, laissez-vous envahir par leur rythme et ils vous accompagneront loin.
En écho à nos questionnements profonds, le livre évoque nos difficultés à trouver notre place parmi les éléments naturels mais il nous renvoie aussi à nos pulsions, notre part animale, notre lot de ténèbres ; nous, humains, qui dévorons terre et temps et dont la cruauté s’abat sur nos semblables.
Nous laisserons les corbeaux manger les vaches et mangerons
les corbeaux à notre tour (p23)
Hommes ou bêtes, quelle différence ? Peu importe les mains, griffes, dents ou becs.
Lorsque les agresseurs dictent leurs lois, emprisonnent et tuent, les déracinés ne cherchent qu’à s’extirper de la douleur. Les ruines sont un marqueur de notre humanité, ainsi que le cynisme des tentations auxquelles nous succombons.
Nous pouvons conjurer la noirceur, nous recherchons cette issue en progressant dans le livre. En nous invitant à sonder le tréfonds de nos sensations, le poète nous pousse à regarder plus loin en nous pour mieux voir l’autre.
Même si la solitude nous empoigne et que « nous restons seuls dans nos rêves aussi bien que sous nos carcasses » (p55), notre juste place n’est-elle pas dans la compagnie de l’autre, en aimant l’autre tel qu’il est ? Ce qui donne sa beauté au monde est de le contempler en compagnie de l’autre, qu’il soit humain, animal ou végétal.
L’essence même de notre vie est ce qui nous relie aux autres : « « Je » n’existera que si tu existes » (p95). Ressentir cette évidence aussi intensément au fil des pages est une expérience forte de lecture.
Oui, notre humanité peut entrer pleinement en communion avec la nature.
La musique imite les oiseaux, nous dansons sous la lune : « Au clair de la lune, lola s’est levée » (p82). Une multitude d’images et de sensations vibrent alors en nous, ponctuées par la sonorité des vers.
Les oiseaux me touchent tout particulièrement pour la grâce et la légèreté de leurs envols qui nous font regarder plus haut que l’horizon. Quelle bête sera la vôtre dans ce bestiaire ?
En un condensé du chemin parcouru ensemble, la parole alors se cristallise, cri chuchoté dans la pureté d’une langue creusée jusqu’à l’os, dans toute la splendeur de son élan porté vers l’amour de l’autre.
Que ferais-je d’un poème qui ne parle pas au cœur de l’être
N’y dit pas la vérité du temps
Ne devient pas son reflet
Ne réinvente pas mon cœur dans le cœur de l’être (p85)
Images et paroles sont les véritables critères de notre humanité. Elles nous permettent d’accéder aux lois secrètes du monde, l’important étant d’être juste, de ne pas tricher, ni dans la parole, ni dans l’écriture.
Moi, vous, nous tous participons pleinement au grand récit du monde. Ensemble, avant de devenir poussière, oeuvrons à augmenter sa part de lumière et de ciel, recueillons ce qui coule dans ses eaux, acceptons sa part de nuit et de bête.
Christelle Thébault