Comment et quand est née la revue Spered Gouez ?
Constatant que les revues sont une denrée rare en Bretagne, malgré un nombre important d’écrivains et de poètes, je me suis laissée convaincre par un ami d’en créer une. Auteur et critique, je vivais alors à Carhaix (1) où j’étais institutrice et directrice d’école. Par ailleurs, je faisais partie du comité de lectures de la revue Interventions à Haute Voix animée par Gérard Faucheux à Chaville (92) et j’avais eu l’occasion d’en coordonner quelques numéros. Cette expérience m’a beaucoup servi.
Spered Gouez est née de ma rencontre avec le Centre culturel breton Egin qui organise depuis 1989 le Festival du livre en Bretagne (2) à Carhaix. L’association, forte de son expérience et de ses militants bénévoles, a décidé de programmer la parution de la revue dans le cadre du festival, avec la volonté de promouvoir la création littéraire et la réflexion d’une façon durable, au-delà d’un événement. Il est rare, et même exceptionnel, qu’un festival permette à une revue d’exister. Souvent, lorsqu’un salon du livre referme ses portes, il ne reste que les souvenirs d’une ambiance et des contacts avec les visiteurs… et l’attente de l’édition suivante.
Le premier numéro est paru en octobre 1991, et grâce à cette précieuse et fidèle collaboration, Spered Gouez paraît une fois par an, fin octobre à l’occasion du festival du livre.
Quelques phrases sur le choix du nom de la revue ?
J’ai fondé la revue Spered Gouez sous le signe du poète Armand Robin (3). Son titre m’est venu soudainement en le relisant, comme un appel de Job Le Gouez, son voisin communiste qui « tenait entre ses dents sa pipe / Et sa pensée ».
Spered Gouez signifie « l’esprit sauvage » en breton. S’il a un rapport évident avec Armand Robin, l’esprit sauvage est également une référence à « l’oeil sauvage » d’André Breton. Il a aussi une parenté avec le « son sourd, mat et puissant » de la « Bretagne sauvage et primitive » dont parlait Gauguin, lui qui se définissait comme sauvage.
« L’esprit sauvage » réside dans la complicité entre l’oeil et l’esprit, l’osmose entre sensibilité et pensée, l’alliance entre sensations et intelligence. Il cherche à trouver du sens en nous réconciliant avec les émotions de nos sens.
C’est aussi, par dérision, un clin d’oeil humoristique au mépris que nous portent certains microcosmes politico-intellectuels.
Pensiez-vous au départ publier essentiellement des poètes bretons où y avait-il déjà cet esprit d’ouverture, je pense par exemple à ce dossier sur le poète portugais Alberto Pimenta (n°23) ?
Jusqu’au n°11, la revue, sous titrée « Expressions poétiques de la Bretagne intérieure », a exploré sa géographie, ses éléments, son imaginaire et sa mémoire comme univers mental. Mais il s’agit de cette Bretagne « universelle, non localisable » évoquée par Armand Robin, à la fois enracinement et errance, qui relie l’acte d’écrire à notre appartenance au monde, à la terre. Cette Bretagne est le port d’attache qui permet de larguer les amarres, en refusant l’enfermement, le repli sur soi. Les auteurs bretons étaient bien sûr plus concernés, mais nous avons aussi publié des auteurs d’autres horizons : Fritz et Rosa Werf (Allemagne), Régis Louchaert (Nord), Bruno Sourdin (Normandie)… Nous avons aussi publié un important dossier d’Alain Jégou sur le poète cheyenne Lance Hanson dans le n°7.
A partir de 2005, la formule change. Toujours sous le signe d’Armand Robin, Spered Gouez ajoute l’esprit sauvage à son titre, pour affirmer plus clairement sa démarche « poéthique », tandis que les thèmes de création et de réflexion deviennent plus ouverts et universels : Signe des traces, Atlantique, Mystiques sans dieu(x), La poésie ramène sa science, Effacement, Eloge de la frontière, Viv(r)e l’utopie ! parmi les plus récents.
Les chroniques et articles critiques s’étoffent alors et occupent désormais près des deux tiers de nos 150 pages. La revue s’ouvre sur le dossier Escale, proposant un entretien avec un poète d’un autre pays, d’une autre géographie ou d’une autre culture. D’abord élaborée par Alain Jégou jusqu’à son décès en 2013, puis par Eve Lerner, poète et critique, également traductrice, la rubrique a donné à découvrir par exemple Muepu Muamba (Congo), Slaheddine Haddad (Tunisie), Charles Plymell et Mary Beach (poètes de la Beat Generation), Malik Duranty (Caraïbes), Kush (San Francisco), Basarab Nicolescu (Roumanie) ou Alberto Pimenta que vous évoquez… Par ailleurs le dossier central met en lumière un auteur discret mais à l’œuvre déjà solide et affirmée, ceci sans considération d’appartenance géographique : ainsi Michel Baglin dans le n°22 ou Jeanine Baude dans le prochain n°24.
Par curiosité, comment se construit un numéro de Spered Gouez ? Y a-t-il un comité de lecture ?
Les thèmes d’exploration de Spered Gouez allient réflexion et création. Chaque numéro se construit à partir d’un appel à textes que j’écris, qui deviendra la présentation de cette partie de création. J’essaie de faire en sorte d’y introduire plusieurs entrées possibles. Cet appel à textes paraît sur le site en février, parfois début mars, avec les consignes d’envoi. J’ai toujours en tête plusieurs thèmes possibles, qui pour certains mettront plusieurs années à mûrir. Le thème de l’année est donc tributaire de ma capacité à écrire ce texte fondateur et dépend de moi seule.
Les textes inédits reçus, uniquement par internet, sont lus par un comité de lecture (composé de grands lecteurs) qui les classe selon un barème dans une liste par ordre de choix. Au moment de composer cette partie, je puise dans l’ordre de la liste jusqu’à épuisement de l’espace réservé.
J’ai le souci constant de faire une œuvre collective qui ait du rythme et du souffle, de créer une synergie entre les textes pour que vive dans nos pages cet esprit sauvage, et d’éviter surtout que la revue soit une simple addition de textes. C’est un travail épuisant mais passionnant.
Que pensez-vous de l’exigence dans le choix des auteurs publiés ?
Notre exigence première est que les auteurs partagent « l’esprit sauvage » et une communauté de références poétiques et littéraires. Nous sommes également soucieux de la qualité d’écriture.
Nous essayons de créer un compagnonnage vivifiant entre auteurs reconnus et auteurs débutants. Nous donnons donc volontiers une chance aux auteurs n’ayant jamais publié (le barème leur attribue un petit bonus), si nous sentons chez eux une promesse frémissante, une capacité de progression, une soif de lectures et de découvertes. Des auteurs ont été au sommaire de notre revue pour leur première publication et ont fait leur chemin ensuite. Sans viser la parité absolue, la rédaction est également attentive aux femmes et les sollicite parfois, sachant que les obstacles à l’édition leur sont souvent plus nombreux.
Vous recevez beaucoup de livre en service de presse, quelle importance leur accordez-vous ?
Les articles critiques sont indispensables dans toute revue. Je tiens à ce que Spered Gouez soit le lien entre les livres et les lecteurs, qu’elle puisse favoriser les « passages », comme y invite la chronique Passages de notre collaborateur Guy Allix.
Les chroniques et les articles sont variés par leur ton et leur contenu. Vagabondages est une rubrique de notes de lectures alimentée par plusieurs chroniqueurs. Dans Points de vue, un livre est lu par trois critiques, parfois extérieurs à la revue.
Spered Gouez laisse à ses chroniqueurs (4) le libre choix des livres qu’ils recensent. De mon côté, pour mes Nuits d’encre, je trouve en général mes coups de cœur parmi les livres que je reçois en service de presse. Hélas, il m’est impossible d’écrire sur tous les livres reçus que j’aime (car je n’écris que sur les livres que j’aime). Par contre, je recense systématiquement toutes les revues que je reçois de l’été de l’année précédente à juin de l’année en cours.
Quel est votre meilleur souvenir ? Et le pire ?
Il y a toujours, et heureusement, de bonnes surprises dans l’aventure d’une revue. Elles sont principalement liées aux rencontres et aux découvertes. Mais si je dois n’en garder qu’un, impérissable, c’est mon émotion quand j’ai ouvert la lettre d’encouragement de Jean-Marie Le Sidaner, premier retour à la sortie du premier numéro.
Le pire est hélas régulier et concerne la désinvolture de certains « aspirants poètes ». Je suis très agacée par exemple quand je reçois des propositions de textes par des auteurs qui commencent leur message par « Cher monsieur », montrant par là qu’ils n’ont jamais lu ni même ouvert la revue, témoignant de leur totale indifférence à notre projet et à notre démarche.
Quelles sont les difficultés auxquelles une revue est confrontée ?
Notre revue ne recevant aucune subvention en son nom, l’équilibre budgétaire est un souci permanent. Il est évident que le Centre culturel breton ne pourrait supporter un important déficit chronique. C’est une grande déception de constater qu’au bout de 27 ans d’existence, à part la Drac et la Région Bretagne au début des années 90, Spered Gouez n’a suscité ni le moindre soutien ni le moindre intérêt de la part des instances du livre. De manière plus générale, les instances officielles et leur ministère de tutelle n’ont pas pris conscience du rôle des revues dans la chaîne de création littéraire, de leur nécessité. Revues et éditeurs attendent en particulier des tarifs préférentiels d’affranchissement pour leurs envois, comme d’autres pays européens le pratiquent (envoi d’un exemplaire de Spered Gouez en France : 3,15 € en écopli, contre 0,89 € en vitesse normale pour le même envoi vers la Belgique par exemple).
L’autre écueil est bien sûr la visibilité. La revue en général est devenue de nos jours un type de publication mal identifié. En librairie, en bibliothèque, la place qui lui est dédiée est aléatoire. La presse et les autres médias l’ignorent bien souvent. De sa visibilité dépend pourtant sa diffusion.
Il est un constat qui m’étonne encore plus et me consterne : il est alarmant que les « jeunes » auteurs d’aujourd’hui n’aient pas le réflexe de se tourner vers les revues de création littéraire, plutôt que s’épuiser à chercher à publier à n’importe quel prix leurs premiers livres aussitôt écrits. Publier en deux clics peut certes être tentant, mais c’est oublier que les revues sont le terreau essentiel à la création artistique et littéraire, le lieu d’expérimentation par excellence, accessible à tous. C’est vite oublier qu’elles ont eu leur âge d’or au début du 20ème siècle, qu’elles ont eu un rôle capital dans l’histoire des idées et des arts. C’est bien dans les revues qu’on peut aujourd’hui rencontrer, cultiver et partager cette parole poétique qui n’a rien de commun avec le bavardage ambiant, cette poésie vivante qui ne se fête pas qu’une fois l’an au printemps.
Si l’aventure était à refaire, est-ce que vous recommenceriez ? De la même manière ?
En 1991, je m’étais fixé comme seule perspective d’élaborer trois numéros annuels, conçus comme un triptyque. Et la revue est toujours là. Pourtant après chaque parution ou presque, je suis prête à tout arrêter. Puis l’envie qui ne tenait qu’à un fil reprend… parfois par la magie d’une rencontre inattendue, ou, comme évoqué plus haut, parce les revues sont tout simplement nécessaires. Si j’en avais les compétences, j’opterais peut-être aujourd’hui pour une revue numérique, comme Michel Baglin et Pierre Perrin qui, longtemps après avoir cessé leurs revues (5), les ont reprises sous forme numérique. Mais ce serait probablement en complément de la formule papier à laquelle je reste attachée. Car une revue numérique ne se lit pas de la même façon qu’une revue imprimée.
Quels sont vos projets ?
Consciente que la poésie orale, par sa rencontre et sa proximité avec le public, lui permet de retrouver une audience et une place dans la vie de la cité, la revue a créé en 2012 un label destiné aux récitals de poésie, alliant voix et musique. Cinq labels ont été décernés à ce jour à des récitals qui ont leur place dans les grandes manifestations culturelles comme sur les scènes plus intimistes.
Spered Gouez est également éditeur. J’y ai créé en 2015 une nouvelle collection, Parcours, consacrée à un poète d’aujourd’hui, ayant une œuvre forte et marquante qui puise dans les sources de la poésie. Chaque ouvrage comprend des approches et commentaires de l’œuvre, un entretien, une anthologie avec des textes inédits. Deux volumes sont parus, sans aide autre que celle des commandes anticipés de nos lecteurs (la DRAC-Bretagne avait même considéré que le projet manquait d’ambition !), consacrés à Gérard Cléry et Jacqueline Saint-Jean. J’espère poursuivre et développer cette collection.
Le projet le plus immédiat est la sortie en octobre du n°24 de la revue dont le thème est « Sens dessus dessous ». Il proposera une Escale avec Salah Al Hamdani et un entretien avec Jeanine Baude.
Propos recueillis par Cécile Guivarch
Site de la revue : http://speredgouez.monsite-orange.fr
Site du label Spered Gouez : http://labelsperedgouez.monsite-orange.fr
(1) Carhaix est aussi la ville du Festival des Vieilles Charrues et bientôt d’uncentre archéologique virtuel (Vorgium) sur son passé gallo-romain.
(2) Le festival du livre en Bretagne accueille le dernier week-end d’octobre une centaine d’éditeurs bretons et entre 10 000 et 15000 visiteurs.
(3) Armand Robin (1912-1961) : Poéthèque du Printemps des Poètes
(4) Notre équipe de chroniqueurs : Guy Allix (Passages), Eve Lerner (Escale), Jean Bescond (Armand Robin & Georges Brassens), Bruno Geneste, Jacqueline Saint-Jean, Patrice Perron, Jean-Claude Bailleul (Vagabondages), Marie-Josée Christien (Nuits d’encre, Revues d’ici… Revues d’ailleurs). D’autres rubriques sont confiées à des auteurs extérieurs : Mémoire et le billet d’humeur Avis de tempête.
(5) Texture pour Michel Baglin, Possibles pour Pierre Perrin.
Marie-Josée Christien, poète et critique, membre de la SGDL et de la Charte, vit à Quimper en Bretagne. Elle est responsable de la revue Spered Gouez / l’esprit sauvage qu’elle a fondée en 1991. Elle collabore régulièrement à la revue ArMen et occasionnellement au magazine numérique Unidivers. Lauréate pour l’ensemble de son œuvre du Prix Xavier-Grall et du Grand prix international de poésie francophone, elle est présente dans une trentaine d’anthologies et d’ouvrages collectifs et traduite en allemand, bulgare, espagnol, portugais et breton et a publié une vingtaine d’ouvrages.