Né en 1973, Stefanu Cesari concentre sa vie autour de la poésie. Poète de langue française et de langue corse, il pratique une écriture bilingue où les langues se répondent. Il est aussi traducteur de poésie contemporaine, a participé à plusieurs revues et anthologies (Poésie Première, Décharge, Koan, Nu(e), 12x2, Recours au poème, Une Fenêtre sur la mer, Voix Vives de la Méditerranée, Anthologie de la poésie mondiale...) et organise les Lectures poétiques du Halo à Bastia. Il mêle sur scène, lors d’ateliers de théâtre ou de création sonore, son parler de poète aux espaces de la musique électronique, du chant polyphonique, du dialogue entre les langues. En 2019 il reçoit le prix Louis Guillaume du poème en prose, pour le recueil Bartolomeo in cristu.
Soleil en maison 5 [2022]
Mon amant, ramène-moi quelque chose, une monnaie, un coquillage, un morceau de verre adouci, l’eau dans la bouche ou rien, ramène-moi ton cœur qui bat profond, chaque fois qu’il s’agit de parler
Pour de Vrai / Ton / Parler / Profond /
Se perd / Sur une chansonquand tu cherches la veine à mon cou,
injures Manon et les vierges, prononces prière
que personne ne sait plus,
éveilles l’intention sous la chair,
toute la violence d’un pays
révélée doucement qui me berce.
Il ne faut jamais poser de questions.Suffisent les blessures, leur mémoire remontant aux lointains âges du fer, des couteaux que le sel n’use pas plantées là pour toujours. Et qu’aurais-tu pu vouloir d’autre ?
Je te le dis, je voudrais une main égarée, oui, à prendre avant qu’elle ne se ferme, je ne voudrais pas mourir ici,
silhouette sans savoir
dans ton récit défait.
***
Écris la fournaise,
le feu de l’enfer
la fournaise encore,qu’elle te brunisse le visage, te saisisse entière que tu en oublies le ventre, tu as soif ? avale, ta salive, fais rouler les doigts d’un homme sous ta langue use-les, comme la mer éternelle ici, ailleurs, dans de lointains univers roule les mêmes noyés. Répète, encore une fois, le psaume
ces lanières pour me signer, ce bâton pour me battre
je les embrasse avec amour
que m’importe souffrir, près de cette table
où tu n’as rien oublié
près de cette huile dont tu m’as recouverte
n’enlève pas - s’il te plaît - l’amertume de mes lèvres
s’il te plaît
aime / moivite. Passera la réalité des corps, passeront les tablettes anciennes les ongles, les cheveux, passera la relique humide au fond d’un lit dans les tissus, les draps défaits, vérités et mensonges semés pour chacune de nos unions.
Plus tard, si ta bouche est brûlée laisse-la quémander dans le cercle des bêtes, laisse-la se poser sur l’épaule à marquer, du sceau qui dirait :
le Soleil est en maison du Lion
peuple d’un printemps [2021]
Les chrysanthèmes de mai ne sont plus là, ni le nom donné par toi seul au visage d’une fille, seulement ces fleurs inconnues, ces oublis, l’herbe sèche des ânes dresse toutes ses lames et la menthe poivrée gagne, là où il y avait de l’eau, c’est un jour pâle, comme le cavalier qui s’en vient, et pourquoi se hâter, il ne fait jamais nuit, c’est midi perpétuel dans le bruit des abeilles.
Faut-il saisir à l’instant, l’essence pure des vies surchauffées ?
Quelle terrible saison, seigneur ! un creuset de fantasmes, dressés droits sur leurs ergots, chevaux morts et mourants, pour d’anciennes batailles ; des lieux ; des outils ; des vêtements ; des lieux encore ; ces écritures dans la pierre au-dessus des seuils [OP°ӺḊ°SC °7ƹ] fortune bonne ou mauvaise, vignes et serrures, bêtes partout, peuples absentés, et si quelqu’un contemplait il est à l’autre bout de la fièvre au bout de la caillasse, une silhouette à peine, pour questionner du regard, la déraison, presque, de cet amoncellement de signes.
Une seule route est à main droite et tu te moques de ta main gauche, tu te moques du réel il s’est fait trop épais, trop pénible à réduire, sois heureux, tu n’as pas à choisir, vermille maintenant, mange pour ta faim toute vermine sur la terre et va t’en boire, s’il coule encore, au ruisseau de barbarie.
***
Une épée te sort de la bouche tellement la soif tranche tu n’en franchis pas le fil sans te couper sans y laisser part de peau et la couleur jaune remplit à la fois les pages le pays elle gagne le visage. Il n’y a plus qu’un seul désir tremper le fer dans l’eau ce serait un baiser à la fois de l’esprit et du corps mais c’est la fièvre qui creuse des vides dans la phrase pensée butée toc. toc. pensée par les pieds qui vont la route jaune – elle n’a pas de nom cette soif et pourtant c’est de la bouche du héros déchu qu’elle flamboie, soufre, sel, ce qui pouvait encore brûler brûle depuis longtemps.
Ah, si soulevant une pierre, l’eau vive, si seulement
mais c’est une morsure que l’on impose sur la main qui aurait voulu boire une autre vision du monde troublera la première, les pourquoi d’une errance à la fleur éclose toute inversée ornée, parmi secrètes mémoires nulle part où aller tu disparaîtras, crachat ravalé, tu ne cracherais pas tu n’oses plus, poser pierre pour chemin, inexplicable chemin, aucun récit ne pourrait, pensée, buisson, juste flamme et rien, qui appelle ?
Si tu répondais, révélant ce que le cœur a cru tu ne pourrais que mal dire d’injure – folie s’en venant lentement sur la langue – et tant pleurer l’amour agoni.
***
Une anguille dans l’eau morte, un dessin coulé de faucille qui ne faucherait rien, parce que tout est sec et se brise en blessant, il ne faudrait pas être là, à cette heure cherchant.
La route se confond avec les pierres du fleuve, le tracé d’une grande lumière. Où s’en va le détour, et pourquoi personne jamais ne guette, par-dessus les ponts, pas vraiment verbe, vraiment silence ?
L’eau n’est pas bonne à boire, ni pour laver le corps, elle pèse plus que la terre, ne se mêle à rien c’est un animal seul, il a sa propre vie de vase tiède, dormition des saints, l’avant-goût d’un repos.
Il faudrait marcher avec un bâton, tomber tant de fois, se briser les os pour, enfin, laisser dans la poussière une ligne d’horizon, parfaite. Alors un pas suffirait pour traverser le dessin, il faudrait être aveugle, et voir.
Tes pensées, elles sont dans le ventre liées au sang, à la chair, elles pèsent comme pèse le corps, qui s’use et sue et souffle et fatigue sa joie, quelque part, tes pensées pour les mains, dans les herbes hautes d’inquiétude, il y a des coqs et des serpents, partout, éparpillés des fragments d’abraxas.
Apprends, à ne pas trop détester, ce pays invivable et vivant, cherches-y, le visage de quelqu’un, laisse-toi reconnaître.
***
Tout ici parle de rage toute une conversation de ne pas mourir.
Dans chaque rencontre partie de la réponse, deux morceaux qui s’assemblent pour un visage, saisi des tristesses, des joies, qui passent aux pieds noircis, des orages de juillet qui déciment les troupeaux, et la foudre contredit des fois la ferveur des hommes, le fer qu’ils forgent pour le signe, c’est ainsi que demeure dans l’esprit des gens d’ici ce qu’ils auraient vu il y a tant, avant qu’ils ne vieillissent bien avant qu’ils ne sachent, ils conversent de la moindre des choses, un éclat posé sur l’étendue qui attend encore son nom son histoire par ta bouche qui attend que tu l’aimes malgré les griffures sous la chemise malgré l’aubépine le genêt, tu te nourriras des voix hautes, des élancements, des chaleurs, tu te nourriras du désir de dire malgré ce qui est tu, rancœurs pourrissantes dans la parole des jeunes gens et des vieux, une transformation, fourmi, oiseau, ciel funèbre dans le lointain, déchirement et blancheur des dents révélées par le sourire, somme qui ne ferait pas un tout dans ton corps mais une absence d’équilibre. Comme si la terre que tu foules t’était pour toujours une conversation étrangère.
***
Gardé.
Cet endroit est gardé et c’est aussi son nom parce qu’il est interdit d’y porter la cognée d’y chercher son chemin. La forêt le gagne et ferme ce qu’il restait d’une époque si lointaine.
On a longtemps cru et l’on croit encore qu’un secret dort ici sous les lichens, quatre dalles de granit plantées une cinquième est la porte, pour la maison à peine on y couche un enfant, corps lové coquille de noix, il n’y a rien à trouver là, qu’une centaine d’escargots blancs, musique de crécelle, la terre est froide en plein jour, et les os ont passé, s’il demeure une vie parlante, elle est dans les arbres inaperçue.
La raison s’est égarée, le motif s’est perdu.
Il y a un vide, pourtant au cœur du dessin, de l’encre, un endroit pour la lumière qui n’a pas été rempli, clarté dans le réseau des feuilles, que l’esprit occupe s’il le peut comme le corps occupera ce qui lui vient, prendra sa place parmi les vivants.
Quels vivants ? C’est un aboiement, une frontière ce sont les bêtes qui gouvernent, s’agitent dans les maquis, le souffle, plus en hauteur, œuvrant au blanc mélange, la moindre contradiction.
La raison s’est égarée maintenant le motif s’est perdu.
***
Dans le livre de febus il est écrit du cerf très vieux qu’il bat du pied quelque serpent jusqu’à ce qu’il soit courroucé, puis le mange et va boire, et l’eau et le venin se mêlent et lui font rejeter toutes humeurs qu’il a au corps et venir chair nouvelle, tu ne l’affirmerais pas dans cette clarté tournesol dont la tonalité pèse, tu t’avances sur une route à peine connue comme approchant bête ancienne, dont le regard te tuerait.
Parmi des demeures inhabitées, au vantail battant sous le signe des cornes, découvre, vaguement d’abord et plus intensément, chaque détail, chaque objet laissé là par une génération – laquelle ? – la main tendue par le temps – pas si lointain – pour quelqu’un de passage et qu’il entende, l’enseignant péril, le pays du désir de voir.
À ce pays tu lui dirais oui ? et le dernier éclairement, il viendrait du désordre d’un seul fil posé introuvable, parmi tous les fils de soie d’araignée, la laine aux barbelés, un soleil viendrait par le souffle, poussé par tous les os tenus ensemble, cet appel d’aller aux buissons de l’amour sans personne, brame hors saison, tu l’imagines, à moins qu’il ne s’agisse de ton cœur battant, pays de l’envie de voir, vous vous connaîtriez par la chair nouvelle, par le corps qui s’épuise à venir une dernière fois.
***
Il y a toutes sortes de scorpions celui que l’on porte au front celui pour la main sous la pierre l’un pour se garder de l’autre, pour la peine, je ne saurais pas dire ma mère quelle a été la route je ne saurais pas dire mon père si je vous rêve encore, c’est la fièvre sûrement cette piqûre au rouge infime, tous ces visages peints pour chaque nom sans fin, l’innocence revenue elle fut volée tant de fois, je ne saurais pas dire avec si peu toute la vie se cachant sous la courbure des morts, elle y cache si bien ses yeux épouvantés, ses yeux si doux d’une bête qui attend, je passerai sans voir sans toucher, je ne brûlerai rien, ni la racine d’une bruyère qui ne brûle jamais ni ma parole reprise, ni les quelques chromos, de corps de sarments sous la vigne, ces lieux sont un livre fermé, même en ne dormant jamais je ne saurais pas dire même en comptant mille-huit-cents mille-neuf-cents médailles et stylets registres effacés pour nier les ardeurs, moisissures, enfantements mises-bas, fosses communes, hôpitaux, villes en ruines et nouvelles aux espoirs bien vendus, je ne saurais pas dire pourquoi, je ne suis jamais seul d’un scorpion à l’épaule porté cet autre qu’il faut nourrir, il précéda la naissance et de loin c’est une ombre au soleil, maintenant il dort.
***
Par pitié abattez-moi comme un cheval, un gentil, faites-le parce que c’est injuste et parce que vous l’avez toujours fait videz-moi le ventre lestez-le d’une pierre, ne gravez aucun nom, manière de signature.
N’était pas le pire tous ces cheveux emmêlés de résine et de crasse tressés comme des racines qui continueront de croître profond n’était pas pire la forme des monstres parlant, ils ne cessent jamais, leur même langue redite, histoire seule et folie, n’était pas pire la morsure invisible pulsante sous la peau des tentations d’antoine chaque jour que dieu fait, ta jeunesse perdue reniée pour pouvoir enfin vieillir, n’était pas pire qu’ils aient un corps partagé le coq et le serpent ni le sablier rouge des vermines, des puces et des veuves, le silence de la chenille innombrable qui dévore et devient, puanteur d’un paysage, quand elle est écrasée, n’était pas pire de garder pantalons liés d’une ficelle, pour chaque fantôme levé, c’est toute une famille, leur voix s’étouffe et se mêle, une soie que l’on plie doucement c’est comme ça qu’ils nous parlent, n’était pas pire que rien ne pèse plus aux épaules à porter j’irai boire de cette eau vous dites qu’elle n’est pas bonne il faudrait à cette heure oublier
Par pitié abattez-moi comme un cheval, un gentil, vous le ferez parce que c’est injuste et parce que vous savez le faire, vous le ferez car avec vous je ne veux plus demeurer.
***
Aime les passants sans demeure et ton propre visage étranger à chaque bienvenue, aime la route longue des écritures qui ont toujours faim, éclaire-toi à la lampe et pose-la, avec un signe de la main pour chacun.
Partage, c’est ainsi que l’on fait, ce qui devait quelque chose à tous les petits feux.
Sur le linge rien ne s’est perdu, que l’on ramène en passant le couteau, c’est une maison entière, pour que se racontent miettes d’une histoire aux passants, les fragments du matin
[ Depuis le seuil si l’on jette, l’herbe pour les poules, l’eau sale, d’un trait, l’archaïque se trouble / Dans les poumons de l’enfance, les branches d’un amandier sont en fleurs / La fatigue est une construction qui s’élève depuis le temps passé / Cherche une lumière au-delà de la lumière multiple des lieux / Laisse courir la main et elle ne va nulle part sinon au puits, où les pensées se rassemblent / Le printemps est une saison comme un pays, il y a longtemps on le quitta / À la toute fin il est plus facile de voir, parmi les pierres, la beauté du temps / Suivant les traditions, suivant les saisons, plus loin si quelqu’un vit, il s’appelle esprit. ]
***
Qui tu as voulu voir est venu, par instants, et sa concrète salutation, tu l’as restituée. L’enfant par la main demande à manger sur le chemin de sa maison il est presque midi – tu ne saurais même plus que l’année va de l’avant sans trop faire de bruit, dans la coquille des édifices où le cœur bat son sang pour tabernacles et tympans. La course des garnements fait passer couleur vive dans la peinture des entrées, et cette vague odeur de luzerne, d’excréments après soi des voyageurs allant comme un rien en ces lieux, comme la saleté, la pluie, ils passent, poursuivant la vie petite la mousse la bestiole, comptent le chiffre invisible dans tout, les chevaux et les fontaines, tant demeure pour longtemps sur leur visage et partout la beauté des jeunes peuples – cafés fumants d’un échange, quand ? tout à l’heure ? oui – bouches pour boire laisser lèvres à la tasse marque grasse, un cachet de cire pour sceller cette fragile – fin. D’une aspiration. Déjà ? Pas encore. Il y a toujours le temps. Comment t’appelles-tu ? Je m’appelle comme toi. D’un même nom, tant aimé.
***
Le soleil se lève à peine, au bout de la jetée, tout seul tu n’as pas encore le droit d’aller et tu demandes, quand cela te vient où sont-ils partis tous les gens aimés eux aussi de l’échelle et du rêve derrière la barre des immeubles anciens, levée en une seule nuit ? je ne les vois pas ni les oiseaux de passage, le monde tiendra-t-il entre deux doigts si plus vite je vieillis ? enfant tu voulais attendre le jour, à la dernière planche d’un ponton, tu voulais que ta mère te sorte du sommeil et te jette, dans la bonne heure du matin, secouant sa nappe au-revoir miette pour les moineaux.
Lisant brumes et rébus, tu devinerais depuis les objets brûlants de vie, jetés sur la table, parmi les os, le sel, le repas bien avant midi, une société s’égaillant, autour d’un journal ou d’un paquet de cartes, il en manque toujours une.
Le coq chante et t’appelle au dehors, t’enfuiras-tu sans rien dire ? tu ne voudrais pas te changer en livre pour toujours, en peinture de porcelaine, mais parler vivant à quelqu’un et que l’on te croie, des vieux rebroussant chemin, chacun tournant sur lui-même, repère mobile autour d’un foyer, cosmos aimé dans la curiosité des yeux.
Il y a toujours eu cette attente que tu dises, ton nom, l’attente de te reconnaître enfin, venu de la mer, né ici, dans le blanc cassé d’une coquille, un œuf tout écrit de routes, au juste lieu du visage sèche la tempera. Elle se serre pour durer, plus loin qu’une génération, c’est maintenant que tu pars, avant que tes traits ne s’embuent.
Bartolomeo in cristu [2019]
Ce pays entre un arbre vivant et un arbre mort, entre l’amandier en fleur, le bâton prolongé d’un oiseau. Ce pays comme une miniature de cabanes et d’enclos, un pays de pauvres hères. On y naît on y meurt les mères y ont une myriade de fils qui courent après leurs pères, c’est ainsi, tout se dresse comme un signe âpre, un pourquoi qui n’est pas une question. Dans ce pays de l’enfance, vite passée. On construit des maisons pour les saints, pour qu’ils ne vieillissent jamais. On plante des bâtons pour la clôture et l’abri, on brûle pour le charbon, on regarde ce qui verdit comme ce qui est juste. Tous les bergers ont des bâtons et des couteaux et la bouche pleine de versets durs qui les blessent.
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Dans ce pays une chapelle le toit s’effondre avec le temps, pas besoin de préciser la saison, ni l’heure de la marche la lumière descend quand on passe le parvis, on baisse la tête pour entrer, être pris, col de montagne catacombe. On entre comme on passerait par le chas de l’aiguille, l’idée d’un point précis, d’un œil jeune. Il a plu sur la fresque au fond, les orages l’ont rincée à mesure, l’ont fragmentée. Mais la couleur, elle demeure vive, elle parle seule dans le noir. Un mot jeté dans le ciment avant qu’il ne sèche, pour le cœur venu là il dira : voilà un visage, un autre, des fenêtres ouvertes sur une pensée que la main pourrait toucher, voici un lieu, sur une hauteur.
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Que celui qui sait faire choisisse les pierres, une par une. Pendant combien de jours et pour combien de blessures qui le sait ? On ne sait pas non plus quelles chansons ni quelles saisons mais ce travail a la voix du temps qu’il fait. La pierre doit être sèche, sans soleil à l’intérieur, et la terre comme un vieux sang, entrelace et scelle à mesure de la maison, c’est un monde clos dans un champ d’amandiers, un monde clos se construisant alors que les enfants passent, les bêtes transhument, les hommes fêtent c’est un monde clos pour les saints alors que le corps s’use, le travail est une contemplation à midi. Une attention pour des formes vagues, pour la beauté.
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Tu as donné un nom à chaque pierre. Toi, qui as encore une jeunesse dans les mains, tu l’as posée sur le travail à venir. En esprit tu as jugé du poids de chaque chose. Tu as pensé à la force. À la patience, qui s’opposerait au glissement silencieux des collines vers la mer, vers le centre de la terre. Vague au déferlement infinitésimal, vague presque saisie. Le mouvement du mur est mesuré. Son temps est toujours celui de l’homme, multiplié par lui-même. Mais le tien ? Tu le voudrais d’une autre nature, prenant aux filets cette lumière, réfractée, et tout le savoir que tu ignores se dresse comme une paroi pour la couleur, l’intonaco résonne flèche tirée du geste, depuis quelle frontière, quelle inconscience.
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Tu as un nom et puis un autre, dans une langue et dans une autre, tu voyages loin tu t’amenuises, à mesure des récits qui sont contradictoires mais comme ton père tu es berger, dans ta jeunesse tu cherchais les bêtes qui s’égarent, là d’où tu viens, on fait comme ici, il ne faut pas qu’une seule se perde, sous le grand ciel blanc la bête blanche et grise, entre ciel et terre. L’écriture menue qu’elle laisse après elle, tu peux lire à l’envers tout ce qu’il te faut savoir. On dira ton nom confondu à d’autres, se perdra le lieu, où tu naquis, il y a tant, restera l’affirmation d’un ailleurs proche, comme un témoignage : tu n’es pas complètement étranger à ce pays.
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Un jour tu as été vieux. Vieux comme une frontière, ta carcasse sur les épaules, le crépuscule, la pierre, il en va ainsi c’est une histoire connue que le père laisse à son fils, avec les fers la corde et l’arbre, tout ce qui s’ouvre et qui se ferme, les yeux et la barrière, tu as sûrement couru après les bêtes pieds nus toujours sales de la poussière, l’eau devenue trouble dans une bassine émaillée, en toute chose un éclat pour l’œil, un labyrinthe, l’écriture des bâtons que l’on traîne, quand te seras-tu dit : je suis étranger sur cette terre ? Quelqu’un t’a vu sous un figuier, t’a appelé par ton nom, est venue dans ton sang une soif profonde.
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Enfant tu regardes les bêtes de ton père, le tracé qu’elles font tout au long du jour, le même, sans fin, elles finissent comme elles ont commencé, cette année la plaine est devenue pâle très vite, tu les regardes se blesser la bouche avec le sec, le chardon dur, les morceaux éclatés qui s’enfoncent dans la peau, et ton rire d’aujourd’hui. Ils éclateront plus tard, dans ta bouche à toi aussi, quand tu dis, tous ces couteaux, ces entailles, sans que tu saches. Il faut du temps pour reconnaître cela, du temps pour savoir, la peau ôtée du fruit, le dépeçage, le rouge du sang qui viendra toujours pour parler, mais à qui ? Multiplication des jours. Pour aviver l’enfance sous le pelage d’un été long, le silence de la lumière.
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Le velours des vieux sentant la sueur et la fumée ils accrochent leur serpe à la ceinture, finie l’écriture dans l’inextricable et la pente. Ils ne pensent pas au sang battant la respiration qui recule ; c’est une forme de sauvagerie, une pureté violente sous le soleil de midi. Dans l’ombre, ton velours plié sur l’épaule, toi aussi tu as eu une dure journée. Il n’y a plus de trace des couteaux, disparus, ni des femmes aimées, tout ceci traverse la solitude, s’élance dans le corps. Le pays parle toutes ses langues au dehors, au pied du cercle épais de ton silence mais pour te voir, il faut marcher longtemps comme ceux d’avant, une litanie à la bouche, un morceau de bois il faut mâcher longtemps ses mots avant de les cracher.
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Ceux qui habitent là, ils disent d’une voix étrange les quelques mots qu’ils connaissent, pas encore usés, ils vont les poser sur ces chemins parcourus très souvent, comme des témoins, pour la circonstance, pour le signe. Les lieux répondront ainsi au nom qui est le leur, comme la bête noire la bête blanche, et cela durera autant que dure la parole. Ils sont attentifs, la soif venue, à la chanson de l’eau dessous la langue se taisant, son ruissellement, le sang battant au silence épaissi. Cette chanson, c’est la lumière d’un autre royaume. Ils reconnaissent tout cela, comme une constellation confuse à l’intérieur. Une route offerte à la conscience, qui s’élève à mesure de leur pensée singulière.
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Le plus jeune et le plus vieux ont jeté quelques mots dans le feu pour qu’ils durent tout le jour et au delà, autant qu’un vœu pieux, un secret. Un chemin résolu, la courbe d’une épaule. Quelques mots pour qu’ils brûlent sur le lit de la peau, une tendresse, pour que l’on s’en souvienne, des mots âpres ainsi faits pour veiller, pour tenir la distance. Le plus jeune et le plus vieux ont jeté quelques mots dans le feu, ils ont parlé de toi parce qu’ils t’avaient vu, comme ils auraient parlé d’un parent éloigné, un lien que la main n’aurait pas oublié ; ils ont parlé de toi comme ils auraient parlé du monde, il paraît qu’il brûle encore, arbre vivant quelque part conforté dans sa jeunesse.
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Les gens passent, le soleil derrière la pierre. Chacun marche en avant de soi et perdu l’ombre longue d’une pensée toujours attachée aux pas, un poids, une périphérie. Ils s’en vont cueillir le raisin, lier des piquets pour fermer, emmener un troupeau répondant à la marque. Ils vont se perdre en eux-mêmes ensauvagés, bons et mauvais, comme ils rêvent, ils s’en vont tout court le chemin persistant. Il suffirait d’une mesure, d’un battement, donné. L’altérité d’un regard. Faire halte, pénétrer. Dans le sang, le sien, et dans la fin, il y a plusieurs façons de dire, la rencontre, elles sont toutes féroces comme la gorge saisie. Chacune parlera en un sens le corps révélé.
-
Des bouches à peine grandies, elles disent la bousculade des fantasmes vivants, des vérités, sur les lèvres l’amer comme l’herbe qui a poussé et d’autres amertumes s’en viendront le corps vieillissant mais il y a maintenant ces visages à peine grandis ils sont choses terribles, le rire en avant c’est l’animal seul au travers de ces lieux pourrissants, les mains se perdant dans les draps, tous les pans d’un tissu rapiécé, elles voudraient tant savoir elles voudraient tout saisir, connaître et puis défaire, il y a maintenant cette jeunesse qui ne passera pas elle durera mille ans, le temps d’un amour parmi la poussière des os, elle cherchera pour elle seule où dormir, sous un cadran solaire, un signe dressé d’une humidité à l’autre, pleine de son ardeur éprise toujours insatisfaite.
Genitori [2010]
Ci hè u sangu caghjatu in a lana a tacca ùn passa più
era calchì staghjoni in daretu ghjà
ti se sminticatu
di chì bulamusta mani
nimu devi sapè che no partimu
indò che n’andemu
nemmancu
u quilìbriu cunfusu di u corpu, in quiddi panni tacchisolu
l’alonu di a lampa ci rivela
è u sangu vinutu materia
à carriàmalgratu, un ghjàcaru abbàghja in a notti alora
u pasci senza dì nudda d’un gestu è richeta
scòrda
chì bulamu mortu
in tè
pralunga u so bolu.
Aghjorna.Il y a du sang séché dans la laine la tache ne passe plus
c’était quelques saisons en arrière déjàtu as oublié
quel oiseau mortce matin
personne ne doit savoir que nous partons
où nous allons
ni même
l’équilibre confus de nos corps dans ces vêtements tachésseul
le halo des torches nous révèle
et le sang devenu matière
à portermalgré nous un chien aboie dans la nuit
tu lui donnes sans rien dire ta main tiède il se tait
oublie
quel oiseau mort
en toi
prolonge son vol.
c’est l’aube
Hè tardi. chì ti pudariu dì d’altru, fandoniu ?
sè invichjatu ancu tu. silenziu in ossa. paesi disbidati,
chì ghjàcini.
hè longa a cumpagnia
i cosi à nummà
par renda ti corpu
agguatatu
i circu senza veda ti
ci sipara chini ?
a faccia singulari d’una bestia / u lìmitu di a carri
invistita : sta casa
da spianà
cu a pacenzia
piigati in una quistioni aghju lacatu i to panniparchì hè tardi
parchì ùn si sà mai
in casu chì tu n’avissi bisognuIl est tard. Que te dire d’autre, fantôme ?
toi aussi, tu as vieilli. du silence dans les os.
des pays désertés, qui dorment la liste est longue
des choses à nommer,
pour rendre forme
immobile
je les cherche
sans plus te voir.
nous sépare, quoi ?
des aboiements / pour ne pas dire / les arpents de la chair
habitée : cette maison
à défaire
patiemment
pliés dans une question j’ai laissé tes vêtementsparce qu’il est tard
parce qu’il n’y a pas de raison
pour ton corps éventuel
Le Moindre Geste / U Mìnimu Gestu [2013]
Passa un’ umbra intreva, in u sonniu
è vi dà sughjettu à dì, negru com’è u gran’ restu -
faci mova u cori, in u sonniu, una vuddera
guasgi infinita
à campàs’è più nienti firmessi, a parsona cridaria sempri
à a mìnima traccia ’lla vita
un pocu, micca monda, ghjustu
chì u sangu cuntinivessi di curra contra
purtarìa a lotta più indà d’ a misura d’un passu
u piattarìa ’n i casciàpuli. quiddu corpuin irisposta, bianca com’è l’alba a peddi ricumencia
Passe une ombre entière, dans le rêve
vous donne matière à dire, noire comme le grand reste
elle fait battre au poignet, dans le rêve, une boucle
presque infinie
à vivres’il ne restait rien on croirait encore aux traces, un peu ; pas beaucoup ; juste
que le sang continue de couler contre
on porterait le combat plus loin de la mesure d’un pas
le cacherait dans les feuilles mortes. le corpsrépondant, aussi blanche que l’aube, la peau recommence
*
Appughjemu nant’à u ventri di l’aceddi morti, ch’iddi friscèssini un’ ultima volta, un arburi un calcosa, sò sempri caldi, u sangu ùn hà ancu cuminciatu à caghjà
’ssa dulcezza di seti viva.certi volti buffulemu par calchissia a sola canzona
tinuta da tandu
a canzona di L’Urfeu neru
com’ed iddu, turremu in casa a sera l’ochja persi in daretu, parlemu è nienti vidi la so fini.panni bioti sò com’è corpi nudi
sò a forma di qual’ rispira
a culmatura chì accadi*
On appuie sur le ventre des oiseaux morts, qu’ils sifflent une dernière fois, l’arbre ou quelque chose
ils sont encore chauds. le sang en eux n’a pas durci, ils sont une douceur de soie vive.on murmure pour quelqu’un la seule chanson
ramenée de l’enfance,
la chanson d’un Orphée noir,
comme lui
on rentre à la maison le soir, le regard jeté par dessus l’épaule, on parle et ça n’a pas de fin.un vêtement vide sera aussi un corps nu.
une forme qui respire
amplement dans l’absence*
Auguri
chì calchì ranzata longa vi dessi
paci. Chjamessi
una manata di ghjorna, cussì pricisi ’n u bordu
u grisgiu di a dintella pulvaricciosa.ci sarà bè un mumentu, ’ssa sinsazioni di friscu in faccia, è po u tèpidu, è u calori. ci sarà un mumentu pà ricunnoscia. spartareti. l’aspittera d’altri corpa cullati à u tissutu neru. biancu. certi volti l’azardu d’un culori vivu. mai u grisgiu di a dintella pulvaricciosa. tuttu hà da essa richjaratu. ùn avareti micca bisognu di veda. ciò ch’iddu ’nsegna u disiriu cù tutti i so dita impuntati. in calchilocu trà u ventri è a spadda una ’mpricisioni. un vacari à l’ànima.
è po’ ci sarà una statina, i so ciduti viulenti, chì sò rari.
diciareti hè a fini d’un mondu à quidda parola cridaremu
*
Pour augure
qu’une longue pluie vous apaise. Rappelle
cet éventail de jours aux bords précis, le gris de la dentelle sale, la poussière.il y aura un moment, cette presque fraîcheur au visage, et la tiédeur, et la chaleur. il y aura un moment pour la reconnaissance. vous partagerez l’attente d’autres corps collés au tissu noir. blanc. quelques fois le hasard d’une couleur vive. jamais le gris de la dentelle sale, jamais la poussière. tout sera rincé. vous n’aurez pas à voir ce que montre l’envie avec d’innombrables doigts tendus. quelque part entre le ventre et l’épaule, une imprécision. comme un flottement de l’esprit.
et il y aura des étés, des orages vivants, si rares.
vous direz c’est une fin en soi.
on vous croira sur parole.
Bibliographie
- Mimoria di a notti / Mémoire de la nuit, Albiana (2002),
- A lingua ’lla Bestia / Forme animale, A Fior di carta (2008),
- Genitori, Presses littéraires (2010),
- Le moindre geste / U mìnimu gestu, Colonna (2012),
- Bartolomeo in cristu, éditions Éoliennes (2018),
- Prighera par l’armenti / Prière pour le troupeau, Cahiers de l’Approche (2019),
- peuple d’un printemps / pòpulu d’una branata, éditions Éoliennes (2021),
- Soleil en maison 5, Lektos éditions (2022)
en anthologies
- Nu(e) n°44, Treize poètes corses, 2010
- Une Fenêtre sur la mer / Anthologie de la poésie corse actuelle, Recours au poème Éditeurs, 2014
- Anthologie Voix Vives de Méditerranée, Éditions Bruno Doucey, 2015
- Par tous les chemins, Le Bord de l ’eau Éditions, 2019
Page établie avec la complicité de Françoise Delorme