Extraits de Noctuelles
Il rêvait de forêts
et d’un rayon d’argent capable
de traverser le corps des gensC’était un pouvoir qu’il avait
traverser les forêts avec son rayon d’or
son rayon vertviser avec ses yeux l’esprit
et le corps des gens
voir de quoi chacunétait fait
Il s’avance
écroulé quelque part
en lui-mêmeun frère à nos yeux
d’écroulement
Il nous regarde mais ne voit rien
débordé chaque instant
par sa propre nuitassis comme s’il attendait
que l’esprit repousse
comme repoussent l’herbe ou les cheveuxou les mains noires des salamandres
Elle
aime être tenue
liée dans
le secret des chambres –ça rappelait le soir
petite quand la nuit
refusait de passer
Le pré rincé le bois
l’hiver la clôture
faisait une frontièreentre elle et la part
sauvage restée là
de l’autre côté
Il dort la moitié de la nuit
passe le reste à écouter les rafales
de l’autre côté du murLe vent forme une structure
dont il n’a pas la clé
mais dont il peut sentir les angles saillants
et les parois mobiles lorsqu’il ferme les yeuxSon corps vit replié mais son esprit
est un habitant de la nuit extérieure
terrifié mais alerte
humant l’air nocturnedebout en pyjama et toujours tremblant
dans le jardin près de la haie, transiavec les formes du vent
Nous
sommes si peu
traduisiblesle regard fixé droit
sur l’objectif et
dans la neigemuets comme le bois
Là où la carte indiquait une maison
il trouva un étangIl se dit qu’il était peut-être perdu
ou peut-être la carte mentait-elleOu peut-être était-ce simplement une vieille carte
et la maison oubliée de tousOu peut-être que l’étang n’existait pas
posé comme un mirageà l’emplacement d’une maison invisible
Des enfants jettent des pierres
sur les voitures depuis le pont
à la sortie de la villeOn ne voit pas les pierres
seulement leurs gesteset nos vies restent intactes
Entretien avec Clara Regy
Le texte proposé ici semble être une évocation « corps/nature » liée en une mise en page particulière. Ce thème vous est-il essentiel ? Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Je me rends compte après coup que ce thème est effectivement très présent dans mon travail, mais son retour de poème en poème est en fait largement inconscient. En cela, j’imagine qu’il s’agit d’une chose essentielle. Cela rejoint une autre opposition sous-jacente, il me semble, entre le dedans et le dehors, qui est finalement la question de savoir comment un individu s’articule au monde. Nous avons coutume de poser une frontière entre nous et le monde extérieur ; nous tenons très fort à notre « identité » mais il me semble que nous sommes sans cesse en voie de dispersion. Le poème pose le constat de cette dispersion, et tente de la résoudre en rassemblant ce qui peut l’être de la « personne ».
Pour la mise en page je ne sais pas. Je n’ai pas l’impression de vouloir faire quelque chose de trop formaliste. J’essaye d’être attentif aux rythmes. C’est quelque chose en tout cas auquel je suis sensible dans mes lectures. J’aime les rythmes heurtés, le bégaiement. La poésie est parfois à tort associée à une forme de fluidité de la langue. J’ai l’impression au contraire que sa force réside justement dans la rupture qu’elle provoque dans le cours « normal », attendu, du discours. Chaque fin de vers (chaque phrase dans le poème en prose) ouvre sur une incertitude : où cela va-t-il nous mener ?Vous confiez avoir un intérêt particulier pour les « formes courtes » aussi bien en poésie qu’en littérature, d’où vous vient ce « penchant » ? En quoi « sert-il » l’écriture ?
Très prosaïquement, je manque de temps pour lire / écrire. De plus, j’écris plutôt peu, et lentement. Je me dis parfois que c’est là la principale raison de mon attirance pour les formes courtes. Dans mon cas, la concision limite également les épanchements lyriques auxquels j’aurais tendance, sans cela, à me livrer.
Au-delà de cette nécessité matérielle, les écritures du fragment, de l’éclat (poèmes, micro-nouvelles, notes, journaux...) ont, je trouve, un pouvoir de séduction particulier : la concision permet de créer une tension très fertile entre clarté et opacité, parce qu’il y a nécessairement davantage d’ellipses, que tout n’est pas donné. Lorsqu’il y a peu de mots, la matérialité de la langue ressort d’autant plus. Et un récit peut se déployer de façon plus souterraine.Le poème, le fragment montre une direction, donne l’impulsion, mais c’est au lecteur de combler les manques.
Quels auteurs (poètes ou non) vous ont -alors- conduit vers/à la littérature ?
Je veux citer des auteurs qui m’y reconduisent chaque fois, qui sont pour moi un moteur sans lequel je n’écrirais pas. En prose, dans des styles très différents, des phares dont j’admire chaque mot : Roberto Bolaño, W. G. Sebald, Annie Dillard. Borges et Kafka, aussi.
Pour la poésie, je reviens sans cesse à Tomas Tranströmer, le maître des images. J’ai toujours eu également un goût très prononcé pour la poésie nord-américaine, pour sa proximité à la langue parlée, sa capacité à coller très étroitement au réel le plus quotidien, tout en restant très engagée formellement. En vrac : Lorine Niedecker, George Oppen, Paul Blackburn, Ted Berrigan, Jack Spicer, Keith Waldrop, Anne Carson, Rae Armantrout, Lisa Jarnot… Je dois à quelques maisons d’édition (José Corti, L’Attente, Joca Seria, Héros-Limite…) la découverte de ce continent poétique auquel je reviens sans cesse.Et enfin une question subsidiaire : si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?
Pour reprendre la formule de David Antin, ce serait peut-être : « Parler aux frontières ».
Sylvain Jamet. Né en 1987. J’enseigne dans un lycée à Vienne (Isère). J’ai publié des poèmes en revue (Recours au poème, Remue.net, Point de chute, La Page, La Page blanche). Mon premier livre, Une météo, vient de paraître aux éditions Série Discrète. Un second livre, Portrait de l’Homme en pièces, doit paraître en 2024 aux éditions Tarmac.